Éric CHARMES

Directeur de recherche à l’École nationale des travaux publics de l’État (ENTPE), auteur notamment de La revanche des villages. Essai sur la France périurbaine (2019).

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La fin de la lutte foncière? ¹

Réalités sociales et utilisation des espaces n’opposent plus frontalement un monde urbain et un monde rural. La dynamique de périurbanisation change la donne, avec une hybridation croissante entres les villes et les campagnes. Destination et prix du foncier n’en demeurent pas moins des enjeux d’importance. Fortes disparités et tensions élevées affectent les terres agricoles, tandis que l’agriculture devient de plus en plus périurbaine et multifonctionnelle.

En France, le prix moyen des sols exploitables en agriculture est de l’ordre de 60 centimes d’euros le mètre carré, contre plusieurs centaines d’euros pour les terrains constructibles autour des grandes métropoles. À l’hectare, cela signifie quelques milliers d’euros contre quelques millions. Dans de telles conditions, l’activité agricole ne peut se maintenir qu’en étant protégée. Jusqu’ici les digues ont longtemps eu du mal à tenir face à l’ampleur des enjeux financiers. La pression est forte et les surfaces agricoles diminuent régulièrement. Face à ce constat, depuis quelques années, les discours contre l’artificialisation sont devenus plus fermes. Un objectif radical est même affirmé: zéro artificialisation nette (ZAN) 2. Cet objectif s’inscrit toutefois dans une vision un peu datée des rapports entre les mondes urbain et agricole, où ce que les uns gagnent serait perdu par les autres. Les rapports entre la ville et l’agriculture s’inscrivent de moins en moins dans cette logique dichotomique pour devenir plus complémentaires et coopératifs. Les évolutions restent certes modestes, mais elles semblent plus prometteuses que l’application des logiques comptables qu’affectionnent les administrations centrales.

La fin du front contre front

Face à la pression de l’urbanisation, le monde agricole n’est pas démuni et dispose d’armes solides pour défendre ses terres. Dans les campagnes isolées, ses représentants dominent largement les conseils municipaux et donc les procédures d’élaboration des règlements d’urbanisme. Or, il suffit que ces règlements interdisent toute nouvelle construction pour que la pression foncière exercée par la ville voisine reste aux portes de la commune. Cependant, une chose est d’avoir des outils, une autre est de s’en servir. Lorsque la pression foncière augmente, autour des métropoles notamment, les digues réglementaires tendent à céder : comment les propriétaires qui siègent au conseil municipal d’une commune de quelques centaines d’habitants peuvent-ils résister à la tentation de juteuses plus-values ? Pour empêcher les reculs de l’agriculture, l’enjeu est de consolider la ligne de front et d’empêcher les propriétaires fonciers et les élus locaux de céder à la tentation. L’un des moyens de le faire est de changer d’échelle, de construire un cadre national contraignant pour contrer les intérêts qui s’expriment dans les conseils municipaux. L’érection de la lutte contre l’étalement urbain puis, plus récemment, du zéro artificialisation nette en enjeux nationaux est à comprendre dans cette perspective.

La périurbanisation a toutefois brouillé les cartes. Les espaces urbains s’y entremêlent avec les espaces ruraux. Cette hybridation de la ville et de la campagne n’est pas transitoire mais stable. Les ménages qui s’installent dans les campagnes proches d’une grande ville ne viennent pas seulement chercher un logement. Ils recherchent également un cadre de vie. Pour ces ménages, la priorité est la préservation du cadre campagnard dont ils bénéficient, ce qui veut dire protéger les espaces non bâtis, naturels bien sûr, mais aussi agricoles. Dans les conseils municipaux, cette priorité conduit à prendre des dispositions réglementaires qui bloquent l’urbanisation. Pour cette raison, la périurbanisation n’est pas la première étape d’une avancée du front urbain au terme de laquelle l’agriculture est appelée à ne plus jouer qu’un rôle résiduel. La périurbanisation correspond plutôt à la disparition de la ligne de front ou, si l’on préfère, à sa démultiplication sur des dizaines, voire des centaines de communes (la couronne périurbaine d’une métropole comme Lyon compte environ 370 communes).

Cet entremêlement de la ville et de la campagne est loin d’être une question secondaire. Les couronnes périurbaines n’accueillent pas seulement des citadins en mal de campagne, elles constituent aujourd’hui le principal lieu d’exercice de l’agriculture: environ trois quarts des exploitations agricoles françaises se trouvent dans le périurbain 3. Dans ce contexte, la question du foncier agricole n’est plus celle d’un territoire bien délimité qu’il faudrait défendre face à des agressions extérieures. Il n’y a plus, front contre front, un monde rural d’un côté et un monde urbain de l’autre. Les deux se sont entremêlés et la principale question est de savoir comment les faire fonctionner ensemble.

Vers une nouvelle agriculture

La nouvelle donne bouleverse les équilibres entre les acteurs agricoles. Les exploitants bio ou écoresponsables, encore relativement marginaux il y a peu, ont de plus en plus le vent en poupe. Cela tient évidemment aux mutations de la demande des consommateurs, mais pas seulement. Les voisins des exploitations agricoles sont en effet de plus en plus sensibles à l’impact sur leur santé du recours aux pesticides. Ils appuient donc les initiatives en faveur de l’agriculture bio. Ainsi, un acteur tel que Terre de liens, qui vise à faciliter l’accès au foncier des exploitations paysannes et bio, trouve des appuis forts, y compris financiers, dans le monde périurbain, alors que sa légitimité reste limitée dans le monde agricole dit conventionnel.

Les formes de distribution sont également redéfinies, avec notamment le développement des circuits courts. Outre leurs enjeux pour l’environnement et la santé, ces évolutions sont le signe d’une demande de nouveaux rapports entre consommateurs et producteurs, dont témoignent les Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). Face à de telles attentes, le caractère périurbain de l’agriculture est une ressource. La proximité de la ville garantit une clientèle large pour une distribution en circuit court.

Des transformations des activités agricoles sont aussi induites par des perceptions négatives de certains de leurs impacts. Le maraîchage est ainsi critiqué pour la dégradation des paysages due au recours extensif aux bâches plastique. L’élevage peut également engendrer des tensions, en raison de nuisances olfactives ou sonores. Le voisinage entre agriculture et espaces urbanisés soulève également des problèmes liés à la circulation des engins agricoles ou aux horaires de travail (le moissonnage tard dans la soirée n’est pas toujours du goût des habitants des pavillons voisins).
Plus largement, les finalités même du métier d’agriculteur se trouvent redéfinies par la périurbanisation. La production de denrées alimentaires tend à n’être plus qu’une fonction parmi d’autres. L’agriculture devient multifonctionnelle. Dans une même exploitation, des démarches de valorisation du patrimoine croisent des actions pédagogiques, des initiatives pour l’entretien et la mise en valeur du paysage ou encore la promotion des circuits courts. La production agricole n’est parfois plus qu’une partie de l’activité du domaine, et encore celle-ci se doit-elle d’être bio et non conventionnelle.

Les nouveaux leviers des politiques foncières locales

Ces évolutions de l’agriculture sont favorisées par l’intervention d’acteurs extérieurs aux mondes agricoles. Si l’on s’en tient aux questions foncières, cette implication se manifeste par trois leviers principaux. Le premier consiste, sans acquérir le foncier, à trouver des usagers intéressés par un projet particulier et à convaincre les propriétaires de les accueillir. Cette démarche peut être pilotée par des acteurs du monde agricole, mais l’impulsion est souvent urbaine, donnée par des municipalités ou des intercommunalités. Un deuxième levier d’intervention est l’acquisition foncière. Posséder le foncier ne permet pas toujours d’y faire ce que l’on veut, mais lorsque le contexte s’y prête, il est possible de favoriser l’implantation d’une exploitation bio, d’attirer des maraîchers désireux d’écouler leur production en circuit court ou, tout simplement, d’éviter l’enfrichement. Un troisième levier réside dans la réglementation des usages des sols et dans les documents de planification. Une évolution importante porte sur la dimension temporelle du zonage. Il ne suffit pas en effet de maintenir des terres en zone agricole pour empêcher le déclin de l’agriculture. Le maintien de cette dernière peut se heurter à la « rétention foncière », une attente spéculative d’une évolution du zonage. Pour dissuader de telles anticipations, les collectivités périurbaines se lient de plus en plus souvent les mains sur le temps long. Les zones agricoles protégées (ZAP) et les périmètres de protection et de mise en valeur des espaces agricoles et naturels périurbains (PPAEN, PEAN ou PENAP selon les cas) comprennent ainsi des clauses qui, sur la longue durée, rendent extrêmement difficile toute ouverture à l’urbanisation.

Ces différents leviers peuvent être articulés. Les protections réglementaires sont ainsi souvent accompagnées par des projets de territoire, associant acteurs de l’agriculture et acteurs de l’aménagement. Dans ce registre intégré, il faut signaler les parcs naturels régionaux, les schémas de cohérence territoriale (Scot) ou encore les « agriparcs ». Les Scot sont entrés récemment dans le jeu des relations entre campagnes et villes. Traditionnellement, l’agriculture y était traitée comme une filière spécifique dotée de ses enjeux propres, ou les terres agricoles apparaissaient comme des réserves foncières. Aujourd’hui, les Scot ont évolué, et de plus en plus la question agricole est au cœur des projets de territoire. Les agriparcs se développent également. Ils sont conçus comme des espaces visant non seulement la protection de l’agriculture dans des zones de forte pression foncière, mais aussi le développement de liens forts entre les mondes urbains et agricoles. Ces initiatives se sont largement développées en Italie, et ont été reprises récemment dans quelques métropoles françaises, dont Montpellier, où un agriparc est au cœur du projet métropolitain.

Au-delà du zéro artificialisation nette

Dans ce contexte, fait d’interactions complexes, de transactions de diverses natures, impliquant des acteurs variés, à plusieurs échelles, l’objectif de « zéro artificialisation nette » est loin d’être une panacée. Il est sans doute utile pour fixer un cadre, pour rappeler l’importance d’être précautionneux et de se méfier des dégâts irréversibles que l’urbanisation peut causer au patrimoine écologique que sont les sols. Il marque par ailleurs une prise de conscience du fait que les paysages des campagnes et des villages qui parsèment la France sont trop souvent malmenés par des petites communes qui manquent de moyens techniques et financiers pour maîtriser leur urbanisation. Il n’en demeure pas moins que l’objectif du ZAN s’inscrit dans une logique binaire opposant urbanisation et agriculture. Cette logique fait mouche parce que l’opposition entre ville et campagne continue à imprégner les imaginaires collectifs. Mais cette opposition est aujourd’hui datée, en ce qu’elle fait fi de l’entremêlement des univers urbains et ruraux. Le ZAN et sa logique comptable, faite de plus et de moins, opposant ville et campagne 4, ne saurait suffire pour travailler à mieux associer les mondes urbains et ruraux.

Les meilleures protections des activités agricoles sont celles voulues par les populations locales, par les exploitants comme par les riverains. Avec la périurbanisation, campagnes et villes sont invitées à sortir de la confrontation pour nouer de nouveaux rapports, et notamment tenter de définir les conditions de leur coexistence. Bien sûr, ces rapports ne vont pas miraculeusement devenir harmonieux. À l’aune des valeurs foncières, l’inégalité entre les acteurs porteurs de l’urbanisation et ceux qui défendent l’agriculture reste immense. Les compromis qui peuvent être noués s’en ressentent et c’est sans doute là qu’un discours ferme sur l’artificialisation peut être utile, pour rééquilibrer les relations.

Par ailleurs, les demandes faites à l’agriculture ne peuvent pas être sans limites. Les exploitations agricoles sont des activités économiques et un règlement d’urbanisme ne peut suffire à les préserver. Encore faut-il que des conditions favorables à leur bon fonctionnement soient réunies. L’agricultrice ou l’agriculteur idéal, qui entretient un patrimoine architectural ancien, produit des aliments bio, vend en circuit court, valorise le paysage et organise des visites pédagogiques de son exploitation doit aussi dégager un bilan positif lorsqu’elle ou il clôt son exercice en fin d’année. Face à ces contraintes, la collectivité locale qui veut promouvoir l’agriculture multifonctionnelle doit avoir les moyens de ses ambitions, et ces moyens ne pourront pas être seulement réglementaires, ils devront aussi être financiers. Ces moyens existent: avec les budgets de la politique agricole commune, il y a de quoi agir, pour peu qu’on en redéfinisse les objectifs.


  1. Ce texte prend appui sur une recherche dont on trouvera les principaux résultats dans Coline Perrin et Brigitte Nougarèdes (dir.), Le foncier agricole dans une société urbaine. Émergence d’innovations locales, Cardère, 2020. L’auteur de ces lignes a écrit la postface de l’ouvrage.
  2. Sur l’artificialisation, voir la brève synthèse rédigée pour le site Fonciers en débat par Jean Cavailhès, « L’artificialisation des sols en dix questions-réponses », avril 2020 (https://fonciers-en-debat.com/lartificialisation-des-sols-en-dix-questions-reponses/). Voir aussi, dans cette livraison de Constructif, les contributions de Jean Cavailhès et Bernard Coloos.
  3. Monique Poulot, « Agriculture et ville : des relations spatiales et fonctionnelles en réaménagement. Une approche diachronique », Pour, no 224, 2014, pp. 51-66.
  4. Pour une critique de cette logique, voir Éric Charmes, « L’artificialisation est-elle vraiment un problème quantitatif ? », Études foncières, no 162, 2013, pp. 23-28.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-10/la-fin-de-la-lutte-fonciere-¹.html?item_id=5758
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