Bernard COLOOS

Économiste, auteur notamment, avec Jean Bosvieux, de l’ouvrage Le logement et l’État providence (2020), et de 15 questions de politique du logement (2020).

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Rareté du foncier, limites des politiques

Mécanismes de marché et environnement juridique composent les réalités du foncier. Très différenciée selon les territoires, cette ressource rare s’avère très concurrentielle entre différents usages et entre différents projets. Les volontés de limiter l’artificialisation des sols et de densifier l’habitat achoppent sur des oppositions locales, des perspectives démographiques générales et un manque de vision globale de long terme.

La rareté du foncier constructible constitue un incontournable de tous les rapports et de tous les discours sur le logement. Il convient, en préambule, de bien distinguer, d’une part, le marché de la ressource foncière, le « foncier brut », encore qualifié de « gisement foncier », dont les usages sont multiples (agricoles, forestiers, espaces bâtis, etc.), et, d’autre part, le marché des terrains à bâtir qui auront été produits, après aménagements ou recyclage, à partir des « terrains bruts ». C’est la distinction toute simple entre le prix de la matière première et celui du produit fini1. La politique foncière vise autant que faire se peut à dissocier ces deux marchés, afin d’optimiser le processus de fabrication de terrains à bâtir.

Cherté et diversité du foncier

Le marché des terrains à bâtir se caractérise par sa cherté, unanimement déplorée, car cette cherté se transmet aux immeubles qu’ils supportent. La « maladie » et ses conséquences se révèlent plus sensibles sur les marchés tendus, où la demande ressort la plus forte. Même si la connaissance des prix des terrains à bâtir et/ou des charges foncières reste imparfaite, la disparité des prix entre communes et en fonction de la localisation (centre-ville, faubourg ou périphérie) reste une caractéristique majeure des charges foncières (hors terres agricoles). Il existe dans la plupart les agglomérations une gradation des prix. Ceux-ci décroissent au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre (courbes « isoprix » ou radioconcentriques), avec de nombreuses dissymétries, comme les équilibres sociologiques entre banlieues est, ouest, nord et sud dans bien des agglomérations. Alors qu’à qualité constante les prix de construction varient peu d’un territoire à l’autre, il n’en va pas de même des charges foncières qui s’échelonnent selon les localisations entre 15 % et plus de 50 % du prix de sortie des biens immobiliers. On constate, de même, une grande disparité des prix des lots individuels des terrains à bâtir, qui s’échelonnent entre 20000 € et 40000 € pour les prix les plus bas et 500000 € et plus pour les localisations les plus valorisées, ces prix étant pour une large part indépendants de la surface des lots. On achète, en effet, un droit à construire plus qu’une surface. Quant au mouvement dans le temps des prix du foncier constructible et/ou des charges foncières, la tendance générale est haussière, en particulier du fait de la concentration de la demande sur certaines zones et des coûts croissants des frais d’aménagement. Cette évolution du poids du foncier dans la valeur des biens immobiliers se lit dans l’analyse du patrimoine immobilier bâti (résidentiel et non résidentiel) que propose la comptabilité nationale. Ses composantes étant valorisées à prix courants, la part du foncier a connu une très forte accélération sur la période 1997-2006, passant de 14 % à 50 %, avant de se tasser pour s’établir, en 2018, en moyenne, en France, aux environs de 45 %. Il reste que la hiérarchie des valeurs foncières s’avère en perpétuelle transformation, en particulier sous les effets des facteurs réglementaires qui jouent un rôle fondamental. Il reste aussi que les mécanismes de l’économie de marché par le jeu de l’offre et de la demande s’avèrent déterminants. L’offre, difficilement extensible à court terme, explique la surréaction des prix à la conjoncture sur les marchés les plus tendus, là où précisément la concurrence s’avère la plus forte, entre les différents usages que sont les logements, les bureaux, les équipements publics et privés, les entrepôts, etc. C’est précisément sur les marchés tendus que l’on observe l’effet de contagion des prix entre bureaux et commerces d’une part et logements d’autre part, sachant qu’en termes de surface de terrain « consommée » le logement représente, en moyenne, la moitié. Force est néanmoins de constater, non sans étonnement, que l’on ne manque de terrains que pour le logement en général, et le logement social en particulier. La raison en est simple : lorsque plusieurs types d’usage sont possibles sur un même terrain, en économie de marché, c’est l’opération qui peut supporter la plus forte charge foncière qui sera réalisée. Le fait que, dans un quartier, les bureaux puissent chasser les logements (ou l’inverse), montre bien qu’il s’agit d’un unique marché des terrains à bâtir. La concurrence des usages pénalise le plus souvent le seul logement, sauf dispositions réglementaires spécifiques.

Tensions sur l’alimentation en foncier

Rapports, propositions de loi, textes divers se succèdent avec comme ambition le développement de l’offre foncière et donc une baisse des prix des logements en particulier et de l’immobilier en général. Ces réflexions portent sur les deux grands canaux d’alimentation de ce marché: les terrains nouvellement aménagés 2 et les terrains déjà construits ou occupés et qui sont densifiés (opérations de type « build in my backyard », ou Bimby) ou recyclés 3. Concernant la première source, 20 000 hectares d’espaces naturels seraient ainsi artificialisés chaque année pour créer de l’habitat (42 %), des routes (28 %) et de nouveaux services et loisirs (16 %). Quant à la part du recyclage, elle serait en France entière de 42 % 4. Cette dualité de l’alimentation foncière fonde deux types de discours tout aussi récurrents, pour répondre à la fois aux exigences de la demande et aux impératifs du développement durable. Le premier porte sur la nécessité de renforcer la densité des constructions, seule voie à même, au moins en apparence, de concilier un urbanisme sobre en foncier et la satisfaction des besoins. De fait, toutes choses égales par ailleurs, plus de constructions sur un même terrain permet, en théorie, de réduire la charge foncière. Dans le même temps, les préoccupations écologiques et les nécessités d’un développement soutenable ont popularisé et rendu quasi incontournable la référence à l’objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN), notion mise en lumière en 2018 dans le cadre du plan Biodiversité. Cette tendance ne fait que renforcer l’objectif, poursuivi depuis plus de vingt ans dans le droit de l’urbanisme, de lutter contre l’étalement urbain et/ou la croissance « anarchique » du périurbain.

Au nom de la nécessaire préservation d’une ressource foncière rare, l’atmosphère est bien au malthusianisme foncier, qui s’alimente de causes multiples bien antérieures (« Nimby » des ménages en place, documents de planification et d’urbanisme restrictifs, pratiques locales, perception négative de la densification, etc.).

Contradictions foncières et contraintes croissantes

Il ressort de ce trop bref exposé un entrelacs de contradictions. L’observation des marchés montre en effet que c’est la demande solvable qui détermine les prix et non l’inverse. Or, le marché foncier est bien subordonné au marché immobilier. Une augmentation des droits à construire pour un terrain donné ou pour une zone conduit à une augmentation des prix des terrains, ce qui, en d’autres termes, rend caduc le raisonnement toutes choses égales par ailleurs. Finalement, la rareté de l’offre, au regard de la demande, pousse les prix à la hausse. Le malthusianisme foncier entretien indéniablement l’inflation. D’autant, que le prix détermine les quantités mutées et donc le volume de l’offre foncière. Une augmentation des prix conduit les propriétaires à vendre, sauf s’ils anticipent d’autres hausses futures importantes. À l’inverse, une baisse de prix renforce le comportement de rétention et d’attentisme des propriétaires dans l’attente de jours meilleurs. Or, dans les décennies à venir, la mise en tension de certains marchés et ses effets directs sur les prix resteront pour les ménages une réalité incontournable, voire une contrainte qui s’intensifiera, du fait:

  • de l’accroissement des populations, des emplois et des usages associés. Pour la seule Île-de-France, à l’horizon 2050, la fourchette est comprise entre 900000 et 1800000 habitants supplémentaires. Pour la France entière, si les tendances démographiques récentes se poursuivaient, on compterait 74 millions d’habitants en 2050, soit 8,2 millions de plus qu’en 2013. La population augmenterait dans toutes les régions métropolitaines. Dans certaines régions, en particulier l’Ouest et le Sud, la croissance serait sensiblement plus soutenue que la moyenne nationale. Entre 2013 et 2050, elle s’établirait au moins à 0,5 % par an en Corse, Occitanie, Auvergne-Rhône-Alpes et dans les Pays de la Loire;
  • de la concurrence entre les usages, le plus souvent au détriment du logement, mais pas toujours comme l’atteste l’éviction des fonctions industrielles et artisanales des métropoles. Néanmoins, la question de la préservation des espaces naturels mais aussi l’extension des espaces naturels en milieu urbain (on parle de « désartificialisation » ou de « renaturation ») pèseront lourdement sur la capacité à développer les autres usages. Tous les besoins ne sont pas solubles dans la densification via le renouvellement urbain;
  • du caractère somme toute marginal, et qui le restera vraisemblablement, des montages permettant de dissocier le bâti du foncier et des politiques de long terme de réserve foncière.
    De fait, les politiques foncières dans notre pays demeurent centrées sur des actions de court terme: portage immobilier de durée limitée, mise à disposition du foncier public pour la production de logements. La mise en place des établissements publics fonciers (EPF) n’a pas modifié le paysage en ce domaine à ce jour. Selon les premières évaluations faites dans un rapport récent du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), ces mesures font sentir progressivement leurs effets en matière de mobilisation du foncier et de production de terrains constructibles. En revanche, leur impact n’est pas suffisamment significatif pour assurer une maîtrise des prix du foncier et un développement cohérent des territoires au regard de leurs enjeux écologiques et de leurs besoins socio-économiques. Pour cela, il est nécessaire de procéder à des approches plus globales et de plus longue durée 5. Force est de constater que les rares collectivités locales et surtout les pays étrangers qui ont de telles pratiques obtiennent de meilleurs résultats pour « capter la rente foncière » et produire un aménagement de qualité.

En conclusion, l’ambition clairement affichée et semble-t-il durable que l’usage urbain (logement, bureaux, commerces et autres) ne soit plus toujours prioritaire sur la conservation en l’état des espaces naturels, agricoles et forestiers (Enaf) constitue un renversement copernicien du fait urbain. Le sujet n’est donc plus de savoir si « l’ogre urbain » consomme ou non de façon exagérée un espace agricole « infini ». Il tient de sa capacité à se passer durablement de cette ressource. Dans un tel contexte, les agriculteurs devront aussi apprendre à renoncer aux plus-values importantes générées par l’artificialisation, qui finance la retraite ou le compte d’exploitation déficitaire de certains d’entre eux, ce qui est loin d’être acquis. Mais surtout, la tendance générale à la baisse du prix des terres agricoles et à l’augmentation des charges foncières ne pourra que se renforcer et accentuer les difficultés récurrentes des politiques du logement. Heureusement, diront certains, l’objectif de zéro artificialisation nette reste évidemment, au-delà des discours, à confirmer dans les actes.


  1. Joseph Comby, « Les six marchés fonciers. Une approche des logiques de formation de la valeur », l’Observateur de l’immobilier (revue du Crédit foncier), janvier 2010 (www.comby-foncier.com/sixmarches.pdf).
  2. La connaissance des volumes est très imparfaite. Il faut donc prendre les chiffres indiqués avec prudence. En effet, il existe au moins cinq outils de mesure aux résultats très contrastés, différant d’un facteur quatre entre eux. Voir, entre autres, les travaux et publication d’Olivier Piron, en particulier « Mesurer l’occupation du territoire, disent-ils. L’incertaine ampleur de l’étalement urbain », Revue foncière, no 4, 2015 (www.revue-fonciere.com/RF04/RF4_Piron.pdf).
  3. De 2012 à 2017, pour la première fois, la construction de logements en Île-de-France s’est faite davantage sur des terrains déjà urbanisés que par extension sur des terrains naturels. Voir « Zéro artificialisation nette, un défi sans précédent », Note rapide de l’institut Paris région, Ateliers du ZAN, no 836, janvier 2020 (www.institutparisregion.fr/fileadmin/NewEtudes/000pack2/Etude_2248/NR_832_web.pdf).
  4. Selon le Commissariat général au développement durable, le taux de renouvellement urbain (basé sur une typologie de la localisation des permis de construire) observé dans les départements de métropole entre 2005 et 2013 est très variable, se situant entre 15 % et 76 % (hors Paris). Il est élevé en Île-de-France, dans les départements de l’Est et dans les départements rhodaniens. Mais là encore, la prudence s’impose. Seul un effort méthodologique et des enquêtes permettront un suivi correct des volumes.
  5. Voir le rapport établi par Patrick Albrecht et Pierre Narring, « Actions foncières à moyen ou long terme. Anticiper pour mieux maîtriser », CGEDD, novembre 2013 (https://cgedd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/documents/Affaires-0007771/008806-01_rapport.pdf).
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