Jean-Marc STÉBÉ

Sociologue, professeur à l’université de Lorraine.

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La préférence française pour le pavillon

Consommatrice de foncier, la maison individuelle fait depuis longtemps l’objet d’un engouement français. Les préférences individuelles sont déclarées dans les enquêtes d’opinion et révélées par les évolutions du parc de logements. Si elles vont à l’encontre des projets collectifs de villes denses, elles correspondent à des projets familiaux très ancrés.

Depuis fort longtemps les Français n’hésitent pas, lorsqu’on les interroge sur leurs désirs d’habitat, à clamer haut et fort qu’ils préfèrent la maison individuelle, pour eux le logement idéal. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Ined publie les résultats d’une première grande enquête sur les aspirations de la population française en termes de logement: 72 % des enquêtés indiquaient préférer la maison isolée avec jardin au logement dans un immeuble collectif 1. Vingt ans après, les recherches conduites par Henri Raymond et ses collègues Marie-Geneviève Raymond, Nicole et Antoine Haumont, confortent les résultats des travaux d’Alain Girard et Jean Stoetzel 2. L’enquête Peuplement réalisée par l’Ined en 1986, retraçant l’histoire résidentielle de près de 2000 Franciliens âgés de 50 à 60 ans, se terminait par une question sur le logement idéal. La préférence pour l’habitat individuel apparaît d’autant plus forte que l’enquêté a vécu durant son enfance dans une maison et que son conjoint dispose de la même expérience résidentielle. Pour nombre d’enquêtés de Paris et de ses banlieues, notamment ceux qui appartiennent aux catégories sociales moyennes et supérieures, la solution idéale demeure dans la double résidence, le désir de maison se réalisant alors au travers de la résidence secondaire.

En 2004, le Crédoc reprend cette question du logement idéal. Pour 82 % des personnes interrogées, la maison individuelle représente le type d’habitat qui répond le mieux à leurs aspirations 3. Le jardin reste l’argument le plus souvent avancé pour justifier le choix d’une maison. En 2008, dans son enquête barométrique « Conditions de vie et aspirations des Français », le Crédoc souligne encore un « constat sans ambiguïté »: 83 % des locataires qui désirent accéder à la propriété opteraient pour l’habitat individuel. Si tous les résultats vont dans le même sens, ils ne nous disent pas quels contours a cet habitat plébiscité. Une enquête spécifique sur les Français et leur habitat, réalisée en 2007 par l’institut TNS Sofres, répond, dans une certaine mesure, à cette question. Elle révèle clairement que parmi sept dessins d’habitats différents 4 proposés aux enquêtés, celui montrant une maison individuelle isolée remporte le plus de suffrages : un peu plus d’une réponse sur deux (56 %). Viennent ensuite la maison individuelle dans un ensemble pavillonnaire (20 % des répondants) et le petit habitat individuel en ville (11 %). Le logement individuel est ainsi largement plébiscité, sous trois formes différentes, pour un total de 87 % des suffrages. « Le résultat le plus éclatant de cette enquête, comme le dit Julien Damon, est le plébiscite non pas du logement individuel (catégorie abstraite et administrative), mais celui de la maison individuelle isolée, entourée de son jardin. » 5 Ce type d’étude, organisée à partir de la monstration de planches permet, sans aucun doute, de saisir plus finement les réalités, mais plus encore les représentations en matière d’habitat et de façon d’habiter, et ce d’autant plus que la maison individuelle véhicule nombre d’idées reçues et qu’elle mobilise les passions et les exaltations.

Un engouement pour la maison individuelle ancré sur le terrain

La préférence pour l’habitat individuel se révèle aussi par les données de l’Insee. Les maisons individuelles représentent aujourd’hui 56 % du parc total de résidences. Ce type d’habitat est majoritaire parmi les résidences principales comme parmi les résidences secondaires, respectivement 56,8 % et 55,8 %. Mais depuis 2008, sa part recule légèrement car le nombre de logements collectifs augmente plus vite que celui des maisons individuelles. En outre, l’Insee met en exergue le fait que l’habitat individuel est d’autant plus fréquent que la commune est petite, et ce pour toutes les catégories de logements (résidence principale ou autre). Enfin, six ménages sur dix sont en 2019 propriétaires de leur résidence principale, alors qu’ils n’étaient que 35 % en 1954 et 50 % au début de la décennie 1980. Aussi, la part de propriétaires de maisons individuelles ne cesse d’augmenter entre 1990 et 2019: celle-ci passe de 78,2 % à 82,2 %.

Force est donc de constater qu’au cours des dernières décennies, de nombreuses familles ont accédé à la propriété d’un pavillon avec jardin, et l’engouement pour cet habitat ne semble pas se démentir. Construites toujours plus loin des villes, elles ont gagné les zones rurales épargnées pendant très longtemps par l’urbanisation pour les transformer profondément et les remodeler durablement. Ainsi pendant ce dernier demi-siècle, de nombreux lotissements de maisons individuelles isolées et environnées d’un jardin se sont greffés sur une multitude de communes rurales plus ou moins éloignées des agglomérations urbaines, ce qui participe d’un « mitage urbain » aujourd’hui conséquent qui a d’ailleurs posé question dès les années 1960-1970. Les sociologues spécialistes de la ville Matthieu Gateau et Hervé Marchal, lorsqu’ils évoquent le développement pavillonnaire en France, parlent justement d’un phénomène d’ampleur considérable 6, parce que les maisons individuelles occupent un poids substantiel dans l’économie nationale, parce qu’elles s’inscrivent de manière ostensible et constante dans les paysages, qu’ils soient urbains, suburbains ou ruraux, et parce qu’elles recouvrent en moyenne près de 50 % de la surface des terres artificialisées au cours d’une année. Une seule statistique suffit pour se représenter l’ampleur de l’emprise foncière de l’habitat individuel en France: entre 2006 et 2014, 46 % des 491000 hectares de terres artificialisées ont accueilli des maisons individuelles équipées de jardin.

De ces données sur les évolutions du parc de logements on ne saurait immédiatement conclure, selon Julien Damon 7, à une préférence française pour la maison individuelle. Si, sur la période de 1980 à 2014 soit trente-quatre ans, les pouvoirs publics français ont accordé davantage de permis de construire pour du logement individuel (groupé ou isolé) que pour du logement collectif, on ne peut affirmer qu’il existe un lien fort avec une préférence des Français en constatant cette prédominance de la construction de l’habitat individuel. « La prédominance de la maison individuelle pourrait très bien être le fait des avantages socio-fiscaux, comme des stratégies des promoteurs aménageurs. » Dans les années 1980, un autre sociologue, Christian Topalov, demandait déjà si l’engouement pour l’habitat individuel repérable dans nombre de statistiques de l’Insee n’était pas davantage lié aux effets de la structuration de l’offre et des politiques de logement plutôt qu’à un profond désir de maison 8.

Les ressorts de la préférence pavillonnaire

De nombreuses recherches ont questionné, depuis plus d’un demi-siècle, les motivations et les représentations des individus attachés à la maison individuelle. Dès les années 1960, des chercheurs ont souligné combien l’inclination pour le pavillon de banlieue s’explique par un habitus culturel et non par une idéologie individualiste. Ces travaux ont par ailleurs bien montré à quel point les habitants appréciaient de pouvoir s’approprier pleinement les différents espaces de la maison, les aménager, les arranger et les transformer à leur guise, et de disposer de coins rien qu’à soi (atelier de bricolage, bureau, etc.).

L’attrait pour la maison réside également dans les représentations positives que véhiculent les familles à l’égard de la propriété : plébiscitant celle-ci, elles aspirent à ne pas être enfermées physiquement dans un immeuble collectif et assujetties juridiquement par un règlement de copropriété. L’appartement dans un immeuble collectif n’a jamais pu concurrencer la maison, car l’habitant d’un pavillon dispose de la liberté de s’isoler de ses voisins, de jouer avec ses enfants dans le jardin ou encore de bricoler dans le sous-sol. Qui plus est, l’accession à la propriété répond aux attentes de nombreuses familles souhaitant acquérir un statut résidentiel stable, sécurisé, synonyme de constitution d’un patrimoine, ce qui est loin d’être anodin dans un contexte où les individus désirent devenir propriétaires avant leur passage à la retraite. De son côté, le spécialiste de la prospective Jeremy Rifkin souligne combien l’achat d’un pavillon dans un lotissement vaut « ticket d’entrée » dans un « club résidentiel » 9. Entendons ici qu’en devenant propriétaire d’une maison on devient, dans une large mesure, membre d’un groupe de résidents bénéficiaires d’un univers social, environnemental et sécuritaire spécifique. Dans une veine similaire, Éric Charmes 10, à partir de recherches réalisées dans les espaces périurbains de quelques villes françaises, rapporte que résider dans une zone pavillonnaire, c’est surtout disposer de voisins qui ne s’immiscent pas dans la vie privée tout en évoluant jour après jour au sein d’un espace social valorisant, proche de la nature et procurant bien-être et sécurité.

En outre, pour un grand nombre de familles, la maison individuelle est appréciée car elle propose un cadre de vie particulièrement adapté à la vie familiale. Les lotissements de pavillons, éloignés des dangers et des nuisances de la circulation automobile, offrent en effet des espaces relativement sécurisés pour les enfants et leurs jeux. Mais il reste que le choix d’une maison est aussi et surtout motivé par le désir de nature et de campagne. L’idéal recherché est celui d’une ville à la campagne ou tout du moins un cadre de vie sinon en harmonie, en tout cas proche de la nature. En France, la maison individuelle environnée de nature, éloignée de la ville et inscrite dans un cadre villageois fait florès depuis fort longtemps et est très souvent convoquée dans les discours des familles pour justifier leur choix résidentiel. Pour elles, le vocable « nature » renvoie à la qualité paysagère et environnementale et correspond à un « espace ouvert », calme, sans voisins et sans espace bâti dans son champ de vision. Mais de nombreux chercheurs ont montré que le rapport qu’entretiennent les habitants des pavillons à la nature est ambivalent, car celle-ci est autant un ressort pour justifier le choix résidentiel qu’une figure d’opposition lorsqu’elle apporte des insatisfactions. Chant du coq intempestif au petit matin, chemins boueux à la sortie de l’hiver, prolifération d’insectes à l’arrivée de l’été, multiplication des feuilles mortes à l’automne… autant de désagréments qui font que les habitants des zones périurbaines pavillonnaires apprécient la nature en tant que paysage figé. Ils préfèrent une nature maîtrisée, arrangée, dépourvue de son état sauvage, débarrassée de toutes ses nuisances, à l’image d’un décor de poster ou des jardins ciselés et léchés de Kyoto 11.

Conclusion

Si le succès du pavillon peut se voir compromis, du moins tendanciellement, dans le contexte du réchauffement climatique et plus globalement de la crise environnementale frappant la planète tout entière, et si la ville dense est devenue depuis quelque temps, au nom justement du développement durable, un des référentiels dominants des opérateurs de la ville et des aménageurs du territoire, il n’en demeure pas moins qu’un large éventail des catégories sociales moyennes et supérieures n’est apparemment pas disposé à renoncer à son désir de maison individuelle isolée au milieu d’un jardin, et ce d’autant plus que la réglementation protège et accompagne ce modèle d’habitat individuel isolé. En effet, un règlement hygiéniste datant d’une loi de 1902 interdit tout autre construction autour du pavillon dans un rayon minimal de trois mètres réglementaires. « Cette rente de situation et ce privilège de paysage, comme le dit l’architecte sociologue Daniel Pinson, le pavillonnaire ne veut pas les partager avec un autre projet, encore moins s’il est collectif et social. » 12


  1. Alain Girard, Jean Stoetzel, Désirs des Français en matière d’habitation urbaine : une enquête par sondage, PUF-Ined, 1947.
  2. Voir notamment Nicole Haumont, Les pavillonnaires, CRU, 1966 et Henri Raymond (dir.), L’habitat pavillonnaire, CRU, 1966.
  3. « Être propriétaire de sa maison, un rêve largement partagé, quelques risques ressentis », Consommation et modes de vie, Crédoc, no 177, 2004 (www.credoc.fr/download/pdf/4p/177.pdf).
  4. Maison individuelle isolée ; maison individuelle dans un ensemble pavillonnaire ; grands ensembles d’habitat collectif ; petit habitat individuel en ville ; petit-moyen habitat collectif en ville ; grands immeubles ; habitat haussmannien.
  5. Julien Damon, « Les Français et l’habitat individuel : préférences révélées et déclarées », Sociologies, 2017 (http://journals.openedition.org/sociologies/5886).
  6. Matthieu Gateau et Hervé Marchal, La France pavillonnaire, Bréal, 2020.
  7. Julien Damon, op. cit.
  8. Christian Topalov, Le logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Presses de Sciences Po, 1987.
  9. Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie, la Découverte, 2000.
  10. Voir ses différents articles dans Constructif.
  11. Les jardins de Kyoto sont emblématiques du Japon, pays qui a su les élever au rang de véritable art. Voir notamment le jardin de Saiho-Ji, entretenu par une armée de jardiniers à gants blancs et où sont cultivées près de 120 espèces de mousses.
  12. Voir l’entretien croisé, « La culture de la maison ne va pas de soi », L’architecture d’aujourd’hui, no 403, p. 36-43.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-10/la-preference-francaise-pour-le-pavillon.html?item_id=5757
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