Bernard VORMS

Économiste, ancien président du Conseil national de la transaction et de la gestion immobilières, ancien directeur général de l’Agence nationale pour l’information sur le logement (Anil).

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Dissocier foncier et bâti : une idée d’avenir?

Le principe de dissociation foncière est en vogue. Afin de limiter les prix du logement pour rendre les grandes villes abordables, propositions et réalisations novatrices s’accumulent. L’une d’entre elles, d’inspiration anglo-saxonne, consiste à séparer coût de production du logement et coût du foncier. L’idée butte sur des questions capitales: réalité du prix des terrains et sélection des ménages ainsi aidés par la puissance publique. Pour séduisante qu’elle soit, il ne faut pas en exagérer les vertus.

Le logement est cher, trop cher, surtout s’il se situe dans les villes où le marché du travail est le plus actif. Cette assertion largement partagée n’est pas fondée sur le seul ressenti des ménages qui en supportent les conséquences. Là où la demande est supérieure à l’offre, la collectivité ne peut s’appuyer que sur le locatif social pour loger les ménages les plus modestes, du moins certains d’entre eux. Mais elle ne sait pas répondre aux attentes des ménages de la classe moyenne, a fortiori de ceux qui souhaitent accéder à la propriété. Il existe bien une palette variée d’incitations ou d’aides financières ou fiscales qui leur sont destinées. Ces dispositifs, outre qu’ils exigent des aides publiques importantes, ne sont néanmoins pas à la mesure des obstacles que la hausse des prix de l’immobilier dresse devant les candidats à l’accession sur les marchés les plus coûteux. Dès lors, les villes les plus dynamiques semblent condamnées à n’accueillir que les plus riches ou les plus pauvres.

Et donc, périodiquement, apparaissent de nouveaux montages juridiques, financiers et fiscaux permettant à l’accédant de bénéficier du statut de propriétaire sans pour autant être le seul propriétaire du logement. La propriété est partagée avec un tiers, pour une partie de sa valeur, pour une partie de son volume ou pour un temps limité. Cela suppose que ce tiers finance l’autre part de la valeur ou une partie du logement ou encore un logement dont il n’aura l’usage que dans un futur non immédiat, sans en tirer profit. Tous ces dispositifs suscitent une littérature abondante mais ne donnent lieu, en France, qu’à des réalisations anecdotiques. Aujourd’hui, à l’initiative de la ville de Paris, c’est sur la dissociation foncière que l’attention se porte à nouveau, une formule qui s’inspire à la fois de la pratique ancienne du bail emphytéotique et de l’expérience des community land trusts américains.

La pierre angulaire du dispositif

Les vertus supposées de la dissociation foncière découlent d’un constat simple. Le prix d’un logement neuf est égal au coût de la construction lato sensu plus le coût du foncier. Plus le marché du logement est élevé, plus la part du prix du foncier dans le prix d’une construction neuve est importante. Alors que la valeur du foncier représente moins de 20 % du prix total au centre de la Bretagne, elle dépasse 50 % à Paris intra-muros. Il suffirait donc de neutraliser le coût du foncier en le donnant en location de longue durée à un prix hors marché pour diminuer d’autant le prix des logements. Ce raisonnement imparable qui consiste à réduire le prix du logement en pesant sur l’une de ses composantes repose sur un paralogisme: le prix d’un logement neuf ne dépend pas du prix du foncier, c’est le prix du foncier qui découle du prix auquel, dans une situation de compétition donnée, peut se vendre le logement neuf. C’est ce qu’illustre le « compte à rebours » auquel se livre le promoteur. Cette procédure consiste à déterminer le prix auquel il peut acheter le terrain en soustrayant du prix du marché l’ensemble des coûts liés à la construction (coûts techniques, frais administratifs et financiers, marge de promotion, etc.). Quant au prix du marché, il est déduit du prix des logements existants. Reste à savoir comment se fera l’arbitrage entre les différents candidats à l’acquisition de ces logements. Il n’existe que deux méthodes d’allocation des ressources, le prix et la file d’attente. Par file d’attente, en économie, il faut entendre: premier arrivé, premier servi; concours ; tirage au sort; commission d’attribution; faveur du prince, etc.

Les expériences étrangères

Pourtant, nous dira-t-on, le bail emphytéotique – bail immobilier de très long terme relevant de la quasi-propriété – est de pratique courante dans certains pays, notamment en Angleterre, au pays de Galles ou en Chine. Les leaseholders britanniques se considèrent comme des propriétaires, même s’ils ne sont que des locataires titulaires d’un bail de très longue durée. Dans un système de droit fonde´ sur la common law, les règles régissant la propriété se sont progressivement forgées a` partir des formes juridiques traditionnelles, héritées de la féodalité. En Chine, c’est l’interdiction par le régime communiste de l’appropriation privée du sol qui conduit l’État à consentir aux promoteurs des baux pour soixante-dix ans. Dans ces deux cas, le bail emphytéotique correspond a` la survivance de logiques correspondant a` un état social passe´, féodal ou communiste. Il ne s’agit en rien de faciliter l’accès au logement. Le prix du bail emphytéotique obéit au strict jeu de l’offre et de la demande comme le prix d’un achat en pleine propriété. Plus près de nous, la formule pratiquée par les hospices de Lyon ne résulte pas non plus d’une politique destinée a` réduire le coût d’accès au logement. Elle a été choisie pour gérer au bénéfice des hospices des legs souvent faits par de riches familles lyonnaises sous forme de terrains, legs assortis d’une clause en proscrivant la vente. Le prix de cession des baux des logements appartenant aux hospices dépend également du strict jeu de l’offre et de la demande. Tel n’est évidemment pas l’objectif du nouvel usage de la dissociation foncière dans l’esprit de ses promoteurs actuels. Le système que ces derniers veulent promouvoir s’inspire des community land trusts anglo-saxons. Les CLT disposent de leur propre patrimoine, parfois acquis grâce à la philanthropie et, là est le plus important, elles attribuent les logements aux membres de la community selon des règles qu’elles se donnent librement.

Innovations françaises : Brilo et BRS

C’est à la demande d’élus de Paris soucieux de favoriser la production de logements à des prix « abordables » qu’a été conçu le bail réel immobilier relatif au logement (Brilo), dont l’objectif est de neutraliser de façon pérenne le coût du foncier. Le Brilo modifie profondément l’économie du bail emphytéotique. Ce dernier interdit la tacite reconduction à l’issue du bail et, surtout, proscrit toute restriction à la libre cession du bail, alors que le Brilo autorise tout cela et adopte même des règles permettant de limiter les possibilités de cession du bail par le preneur : les plafonds de revenu qu’il impose ne s’appliquent pas aux preneurs successifs (les locataires emphytéotiques), mais aux occupants du logement. À peine le Brilo avait-il été introduit dans la loi Alur qu’un nouveau cadre légal, le bail réel solidaire (BRS), est venu lui apporter des améliorations avec la création des offices fonciers solidaires (OFS), dont le rôle est d’acheter et de conserver la propriété des terrains sur lesquels les logements seront édifiés. Dès lors deux questions se posent: qui supportera le prix du terrain ainsi donné à bail et comment seront choisis les bénéficiaires de ce dispositif?

Le montant de l’aide correspondant au portage du foncier

Sans aide particulière, et si le terrain était loué au prix du marché, le prix d’un logement construit avec un BRS serait sensiblement équivalent à celui d’un logement acquis en pleine propriété, diminué de la valeur actualisée du logement à l’issue du bail, autant dire rien si celui-ci est de très longue durée. Le système suppose donc que le terrain soit loué pour une redevance symbolique. La différence entre le loyer théorique de marché et cette redevance représente l’aide de la collectivité et son montant doit être comparé à celui d’autres aides accordées par la collectivité en faveur du logement. La première opération menée par la ville de Paris permet une estimation en vraie grandeur 1. Reprenons l’exemple fourni par la municipalité d’un appartement familial de 80 m² dont le prix de marché peut être estimé à 10000 €/m² et dont l’accédant se verra proposer l’achat du seul bâtiment pour 3500 €/m². L’aide annuelle de la collectivité devra être de l’ordre de 11000 € par an, ce qui équivaut, pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans, à une subvention frontale de près de 400000 €. L’exemple que prend la mairie est celui d’un ménage de professeurs gagnant 6000 € par mois. À titre de référence, rappelons-nous que la médiane des revenus des ménages de l’Île-de-France pour un couple avec deux jeunes enfants se situe à 47500 €, et à 57750 € à Paris. Notre ménage se situe près du huitième décile de la population de l’Île-de-France. Et encore conviendrait-il de ne prendre en compte que le revenu des locataires. Ainsi, des ménages se situant très largement au-dessus de la médiane des revenus pourraient bénéficier d’un avantage équivalent à une aide frontale de plus de 400000 €. Cette aide peut prendre diverses formes et le fait pour une collectivité de donner ou de vendre un terrain à un OFS à un prix décoté en constitue une modalité.

Comment seront choisis les heureux bénéficiaires?

La mairie prévoit de construire ainsi une centaine de logements la première année. Le rapport entre l’effectif de ceux qui pourraient y prétendre et le nombre de logements annoncé laisse penser que les modalités d’attribution seront plus que sélectives et que l’opération doit plus être jugée à l’aune de la communication que de la politique du logement. Reste qu’avant même les premières réalisations, les vertus prêtées à cette initiative ont suscité l’intérêt d’autres collectivités, confrontées à des difficultés de même nature mais de moindre acuité. Là où le prix est moins élevé qu’à Paris, le coût de portage du foncier, donc de l’aide publique nécessaire, l’est aussi, ce qui pourrait permettre à certaines collectivités d’intervenir de façon non anecdotique. Lille et Rennes ont été parmi les premières villes à s’engager dans cette voie. Rennes justifie cette démarche par la volonté d’intervenir sur tous les segments de l’offre de logement. À ses yeux, l’accession à la propriété fait partie des parcours résidentiels souhaités, elle correspond à une aspiration partagée par la plupart des ménages. Mais les prix du marché ont atteint des niveaux qui excluent de l’accession une part importante des ménages modestes, ce qui les conduit à choisir l’accession dans les zones les moins chères, c’est-à-dire dans la plupart des cas les communes de la métropole les plus éloignées de la ville centre, voire hors du périmètre de la métropole. Il est donc nécessaire de corriger cet état de fait. L’approche de Rennes ne consiste donc pas à réaliser un miracle pour permettre la réalisation des aspirations de quelques ménages gagnants, mais de préserver les équilibres de peuplement et favoriser la mixité sociale. La suite dira si la création d’OFS et le recours à la dissociation foncière permettront de traiter ce segment de l’offre.

La proposition Lagleize, une nouvelle voie d’accès à la propriété?

Comme tous les dispositifs qui sont jugés sur la qualité de leurs intentions avant même d’être mis en œuvre, cette nouvelle modalité de dissociation foncière a vite fait école. Son dernier avatar, né de la proposition de loi du député Lagleize 2, consiste à ouvrir à tous les ménages, sans plafond de ressources, la possibilité d’acheter le bâti de leur logement et de rester locataires du foncier. S’inscrivant à la suite de la création des OFS et du BRS, elle procède de la même logique, mais la suppression du plafond de ressources change la nature et l’ambition de ce dispositif 3. Il ne s’agit plus seulement de doter les collectivités d’un outil d’aide aux ménages disposant de revenus insuffisants pour accéder à la propriété sur certains marchés particulièrement tendus, mais d’introduire une nouvelle modalité d’accès à la propriété et, selon l’auteur de la proposition, de mettre un terme définitif à la spéculation foncière. Ce projet, qui revient à soustraire une part croissante du logement au libre jeu de l’économie de marché, a de quoi séduire, car les effets « sociaux » de la hausse des prix des logements (ségrégation sociale…) sont encore plus visibles que les effets individuels. Affirmer la nécessité de la maîtrise collective du sol s’inscrit dans une longue tradition. L’ouvrage Utopie foncière d’Edgard Pisani en constitue une des expressions les plus achevées 4.

Les interrogations que soulevait la mise en place des BRS quant à l’attribution des logements et au financement des terrains prennent une autre dimension et doivent être réexaminées à la lumière de cette ambition. Qui financera les terrains ainsi mis à la disposition, à un prix hors marché, des ménages qui souhaiteront construire en utilisant ce nouveau dispositif ? 5 C’est une question que n’ont pas abordée les députés lorsqu’ils ont adopté la proposition de loi de M. Lagleize. Quant à l’attribution des logements concernés par ce dispositif, échappant nécessairement à la logique du marché, elle devra obéir à des règles administratives, à l’image de celles qui gouvernent le fonctionnement du secteur locatif social. Si ce dispositif connaissait l’ampleur souhaitée par son initiateur, ce dont l’auteur de cet article doute fortement, la France se doterait d’un nouveau segment du parc de logement caractérisé par le statut d’occupation qu’institue le BRS et le BRL et qui viendrait s’ajouter au parc en pleine propriété, au parc locatif privé et au parc locatif social. Reste à savoir si les ménages seraient séduits par le bouquet de droits offert par ce statut, aussi éloigné de la pleine propriété que de la location. Le droit peut bien des choses – modifier la valeur d’un terrain en changeant les droits à construire, protéger les locataires pour éviter que les ménages modestes ne soient chassés des villes les plus chères, parfois au prix du maintien des avantages acquis, définir les règles de gestion d’une file d’attente de logements locatifs –, mais aucune alchimie juridique équitable ne peut transmuer les locataires en propriétaires tout en maintenant la ville accessible. Ce n’est pas un hasard si, dans le monde entier, les villes les plus chères sont majoritairement locatives. La dissociation foncière n’est pas une pratique ancienne, mais son utilisation pour maîtriser le prix du logement a toute chance de rester longtemps une idée d’avenir.


  1. Pour le détail du calcul, voir Bernard Vorms, « Accession à la propriété : tombola à l’hôtel de ville », Politique du logement, 3 décembre 2018 (https://politiquedulogement.com/2018/12/accession-a-la-propriete-tombola-a-lhotel-de-ville/).
  2. Proposition de loi visant à réduire le coût du foncier et à augmenter l’offre de logements accessibles aux Français, 16 octobre 2019 (http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b2336_proposition-loi#).
  3. Bernard Vorms, « Les métamorphoses de la dissociation foncière : du Brilo au bail réel libre », Politique du logement, 28 février 2020 (https://politiquedulogement.com/2020/02/les-metamorphoses-de-la-dissociation-fonciere-du-brilo-au-bail-reel-libre/).
  4. Edgard Pisani, Utopie foncière, Gallimard, 1977.
  5. Arnaud Bouteille et Bernard Villemade, « La dissociation du foncier et du bâti est-elle concevable sans subventions publiques ? » Politique du logement, 29 février 2020 (https://politiquedulogement.com/2020/02/la-dissociation-du-foncier-et-du-bati-est-elle-concevable-sans-subventions-publiques/).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-10/dissocier-foncier-et-bati-une-idee-d-avenir.html?item_id=5759
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