Jean CAVAILHÈS

Économiste, directeur de recherche émérite à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).

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Artificialisation des sols : de quoi parle-t-on ?

L’artificialisation des sols figure aujourd’hui dans le débat public comme un mal absolu. En réponse, le mot d’ordre « zéro artificialisation nette », inscrit dans la loi, devrait contribuer au mieux-être de l’environnement et au bien-être de la nation. Tout cela ne va pas de soi.

Un problème de définition…

Selon Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, « concernant l’artificialisation les enjeux sont majeurs. En moyenne un département de la taille de la Drôme disparait sous le béton tous les dix ans ». Cette déclaration choc, lors du Conseil de défense écologique du 27 juillet 2020, pose, tout d’abord, un problème de définition.

La ministre assimile-t-elle imperméabilisation et artificialisation? Certains sols, dits non artificiels sont imperméables (roches nues). D’autres, dits artificiels, sont perméables (espaces verts, zones récréatives et de loisirs, jardins des maisons).

Le béton, auquel on peut ajouter, entre autres, l’asphalte des routes, est imperméable. La définition est claire: l’eau ne s’infiltre pas. Les sols imperméables accentuent le ruissellement et diminuent l’infiltration naturelle de l’eau et son pouvoir filtrant. Ils constituent une atteinte majeure à la biodiversité, alors que les sols sont, avec les étendues marines, les principaux réservoirs de biodiversité de la planète.

Une expertise scientifique collective montre que « les notions d’urbanisation (urbanization) ou d’imperméabilisation (soil sealing) sont utilisées préférentiellement [à artificialisation] » 1. L’analyse de milliers d’articles montre que « la définition du processus d’artificialisation est peu interrogée dans la littérature ». En bref, en évitant les litotes comme « peu interrogée », il n’y a pas de définition scientifique internationale de l’artificialisation des sols. C’est une notion franco-française.

… et un problème de mesure

Les sources statistiques proposent des définitions différentes qui conduisent à des résultats qui, au plan national, vont de 16000 à 60000 hectares de terres artificialisées chaque année. La mesure est aussi difficile que le décompte des chômeurs (au sens de Pôle emploi, du Bureau international du travail, de l’Insee, etc.). En résumé, le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) considère qu’une parcelle cadastrée s’artificialise lorsqu’elle est nouvellement assujettie à la taxe foncière sur les propriétés bâties, soit environ 22500 hectares par an entre 2009 et 2017. Le Commissariat général au développement durable (CGDD) raisonne au niveau de grandes taches (5 hectares ou plus) de tissu urbain, incluant des réseaux de communication et des couverts végétaux (jardins familiaux, espaces verts urbains, équipements sportifs et de loisirs). Avec cette définition, 16000 hectares ont été artificialisés chaque année entre 2012 et 2018. La définition la plus large est celle du Service de la statistique et de la prospective (SSP) du ministère de l’Agriculture, selon lequel l’artificialisation est le passage d’une terre agro-forestière ou en friche à un sol bâti (en majorité des logements), revêtu ou stabilisé (pour l’essentiel des réseaux de transport), enherbé ou nu (jachère, chemin de terre, talus, chantier et carrière, terril, crassier). Selon cette source, 20 % des sols artificiels sont bâtis, 49 % revêtus ou stabilisés et 31 % enherbés ou nus. Concernant les logements, plus de la moitié de leurs sols artificiels sont enherbés ou nus (jardins d’agrément ou potagers). Au total, selon cette source, environ 60000 hectares par an sont artificialisés.
France stratégie, instance de réflexion rattachée à Matignon qui est, pour l’essentiel, l’héritière du Commissariat général du plan, retient pour sa part, synthèse critique des sources statistiques, le chiffre de 20000 hectares artificialisés par an, soit trois fois moins que ce qu’avance la ministre 2. De plus, sur 5 millions d’hectares artificiels en 2014, un tiers sont des sols enherbés ou nus, pour la majeure part des jardins de maisons individuelles. Béton ou jardin, il ne faut pas confondre: les tomates ne poussent pas sur du béton.

Les effets négatifs de l’artificialisation des sols

Les dégâts environnementaux imputés aux sols imperméables ne s’appliquent pas tels quels aux sols artificiels. Selon le gouvernement, l’artificialisation « engendre partout une perte de biodiversité, de productivité agricole, de capacité de résilience face au risque d’inondation, au changement climatique et à la précarité énergétique, une banalisation des paysages » 3. Barbara Pompili renchérit avec « la dépendance à la voiture individuelle, l’augmentation des déplacements, l’atteinte à la biodiversité et la destruction des milieux naturels, la réduction des potentiels de développement agricole et de stockage de carbone, l’augmentation des risques naturels par ruissellement, la dévitalisation des centres-villes ». À ce catalogue, Jacques Prévert aurait pu ajouter… un raton laveur.

Chacune de ces allégations peut donner lieu à débat, ce que nous illustrerons par l’exemple emblématique de la biodiversité. Les milieux urbains peuvent la favoriser, comme le montrent l’Inrae et l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux (Ifsttar): « C’est notamment le cas pour les sols de jardins familiaux riches en matières organiques, et qui présentent une diversité de micro-habitats très favorables au développement de communautés diversifiées. C’est également le cas pour certains écosystèmes particuliers, qui se créent dans des toitures végétalisées, des ouvrages de gestion des eaux pluviales (bassin de rétention/ infiltration) ou des remblais sur décharge » 4.

Les oiseaux sont de bons indicateurs de biodiversité, mesurable grâce au suivi du Muséum national d’histoire naturelle. Ceux des milieux bâtis (moineau domestique, hirondelle rustique, martinet noir, etc.) disparaissent moins vite que ceux des milieux agricoles (alouette des champs, faucon crécerelle, buse variable). Ces derniers sont victimes de l’hécatombe des insectes, due aux pesticides, et de l’érosion de leur habitat, due à la disparition des haies, bosquets, ripisylves. L’agriculture intensive, disent certains, est un cimetière à biodiversité et son urbanisation réduit ses dégâts environnementaux.

Pourquoi l’artificialisation des sols est-elle autant décriée?

Dès lors, pourquoi l’artificialisation des sols est-elle dénoncée avec autant de virulence, au point que la loi fixe un cap (« zéro artificialisation nette » 5) découlant d’une feuille de route de la Commission européenne qui précise une échéance, 2050?

L’artificialisation des sols est un des indicateurs de richesse nationale 6, à côté de neuf autres : emploi et chômage, inégalités de revenu, espérance de vie en bonne santé, satisfaction dans la vie, pauvreté, empreinte carbone, décrochage scolaire, dépenses de recherche et endettement public. Ces derniers vont de soi. Ils ressortent d’une démarche menée par le Conseil économique, social et environnemental (Cese), qui dégageait trois indicateurs environnementaux: empreinte carbone, recyclage des déchets et abondance des oiseaux (mesure de la biodiversité). C’est à l’initiative du gouvernement que l’artificialisation des sols a remplacé les déchets et les oiseaux.

Pourquoi ce classement de l’artificialisation parmi les dix principaux indicateurs de richesse ? Parce que, pour faire simple, un élu a pour objectif d’être réélu, ce qui le rend sensible à l’opinion publique. Il adapte sa politique à ce qui plaît à son électorat.

Or, aux États-Unis, l’artificialisation des sols n’est pas seulement dans le top ten: au niveau local, elle est le top one. En France, la non-densification est, au plan local des élections municipales de 2020, dans le top four 7. En schématisant à peine, planter des arbres au lieu de couler du béton: voilà ce que demandent les habitants, qui disent « construisez où vous voulez mais pas dans mon jardin » (not in my backyard; Nimby).

Le Nimby a donné lieu à une abondante littérature. Avec Éric Charmes, pour le cas de la France, nous concluons que l’intérêt des propriétaires « est de freiner l’urbanisation pour préserver le cadre de vie et ses aménités qui sont valorisés sur le marché immobilier, en limitant la densité de peuplement » 8. Cette politique malthusienne engendre une rente de rareté dont profitent les propriétaires immobiliers, occupants ou bailleurs, qui représentent la majorité des électeurs. Ce sont essentiellement les locataires en appartements qui sont les victimes de cette politique. Les loyers sont plus chers s’ils suivent les valeurs vénales, ou les logements sont trop petits pour répondre aux besoins des locataires.

Des besoins de sols pour les besoins en logements

Le frein malthusien à l’urbanisation doit être mis en regard des besoins. Selon l’Insee, il faudra 300000 à 400 000 nouveaux logements par an dans les années 2020. Où les trouver?

Dans des immeubles collectifs plus hauts ? Mais, comme le reconnaissent des apôtres de la non-artificialisation, construire des immeubles plus hauts est « un surcoût pour l’aménageur, le ménage ou l’entreprise. […] Réhabiliter des terrains artificialisés ou densifier des constructions existantes est souvent plus complexe et onéreux que de construire sur un terrain vierge » 9.

Dans des logements vacants à mobiliser ou réhabiliter? Mais la réserve est faible, car les ménages préfèrent des logements neufs à des logements anciens, qui restent vacants quand ils sont dégradés (passoires thermiques…) et coûteux à rénover.

Les promoteurs, les constructeurs de maisons individuelles et les entrepreneurs répondent à la demande de logements neufs en construisant sur de nouvelles terres. Ce fonctionnement normal des marchés peut être bloqué par des réglementations, comme les zonages fonciers ou le refus de permis de construire. Mais pour s’opposer ainsi aux lois du marché, il faut des raisons.

La régulation du marché par les pouvoirs publics

La plupart des marchés sont défaillants et doivent être encadrés par les pouvoirs publics. Mais cela demande du tact. Il faut, premièrement, être sûr que l’outil utilisé soit le meilleur. Dans beaucoup de pays, l’urbanisation est gérée par des droits de construire qui s’achètent et se vendent sur des marchés et non par des zonages administratifs. Il faut, deuxièmement, que les avantages de l’intervention publique l’emportent sur les inconvénients. La difficulté est de produire un bilan bénéfices/coûts. Clairement, il n’est pas le même partout.

Pour la moitié des communes françaises les plus « campagnardes », l’agroforesterie ou la nature occupent 93 % des sols. La population moyenne de ces communes est de 506 habitants, avec une densité de 30 habitants par km². Là, l’artificialisation des sols n’est pas négligeable: plus du quart du total national. Il est difficile de trouver des inconvénients environnementaux à cette artificialisation. Le mot d’ordre pourrait être « laisser faire le marché ».

En revanche, 40 % des habitants du pays vivent dans des villes de près de 15000 habitants en moyenne, avec une densité communale de 1200 habitants par km². Dans ces grandes unités urbaines, 4150 hectares de terres cadastrées agricoles, naturelles ou forestières ont été bâties chaque année entre 2009 et 2017. Là, les terres végétalisées sont rares et il peut être légitime de vouloir les préserver. Le bilan bénéfices/coûts n’est pas le même que précédemment. Les connaissances actuelles ne permettent de faire une évaluation du coût global pour les ménages et de sa répartition inégalitaire selon les ménages, qui doivent être mis en balance avec les avantages environnementaux et sociaux. Il est heureux que, pour ces grandes villes denses, le calcul économique des avantages et des coûts soit impossible. Il doit, certes, donner des éléments et des ordres de grandeur. Mais c’est à la société civile et politique de décider, à travers le débat politique, les élections, les institutions, les lobbies, la justice (qui arbitre des litiges).

Le cas de communes intermédiaires entre les grandes unités urbaines et les campagnes relève, on l’aura compris, de l’une ou l’autre des situations extrêmes, pour lesquelles « laisser faire les marchés » ou « laisser décider le responsable politique » (informé des connaissances données par des recherches) sont les seules règles de conduite que suggère l’analyse.


  1. Béatrice Béchet, Yves Le Bissonnais, Anne Ruas (dir.), « Sols artificialisés et processus d’artificialisation des sols. Déterminants, impacts et leviers d’action », Inra-Ifsttar, 2017.
  2. Voir le dossier « Objectif “zéro artificialisation nette” : quels leviers pour protéger les sols ? » juillet 2019 (www.strategie.gouv.fr/publications/objectif-zero-artificialisationnette-leviers-proteger-sols).
  3. Instruction du gouvernement du 29 juillet 2019 relative à l’engagement de l’État en faveur d’une gestion économe de l’espace (http://circulaires.legifrance.gouv.fr/pdf/2019/07/cir_44820.pdf).
  4. Voir Béatrice Béchet, Yves Le Bissonnais, Anne Ruas, op. cit.
  5. Loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
  6. Loi du 13 avril 2015 visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques. À la suite de ce texte, le gouvernement doit publier tous les ans un rapport sur ces dix indicateurs de richesse.
  7. Selon Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’Institut français d’opinion publique.
  8. Jean Cavailhès, Éric Charmes, « L’électeur “vote pour sa maison”. Quelles conséquences pour le foncier ? » la Revue foncière, no 27, 2019, pp. 24-27.
  9. Adam Baïz, Charles Claron, Géraldine Ducos, Rosanne Logeart, « Trajectoires vers l’objectif “zéro artificialisation nette”. Éléments de méthode », CGDD, décembre 2019, à télécharger ici : https://www.ecologie.gouv.fr/collection-thema.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-10/artificialisation-des-sols-de-quoi-parle-t-on.html?item_id=5756
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