Isabelle SOURBÈS-VERGER

Géographe, directeur de recherche au CNRS, centre Alexandre-Koyré.

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Conquérir du foncier dans l’espace

S’installer au-delà de la Terre, exploiter des ressources minières sur les corps célestes, dépasser les limites en annexant l’espace et les planètes proches, autant d’ambitions qui prétendent ne plus être du domaine de la science-fiction. Quelle crédibilité et quelles échéances pour de tels objectifs et enjeux ?

L’actualité spatiale de l’été 2020 a été particulièrement riche avec le lancement à destination de Mars des missions émiratie Al-Amal, chinoise Tianwen-1 et américaine Mars 2020, mais aussi avec le retour sur Terre d’astronautes de la Station spatiale internationale à bord d’un vaisseau américain développé par un entrepreneur privé. Ce renouveau d’intérêt du public pour la conquête spatiale – savamment entretenu par les agences spatiales, les nouveaux entrepreneurs privés et relayé par les médias séduits par le parfum d’aventure – est appelé à se poursuivre. La décennie 2020 est réputée être celle de l’installation d’une ou plusieurs bases occupées en permanence sur la Lune. Sans être exhaustif, ce panorama laisse penser que l’homme va reprendre l’exploration et étendre son espace d’action au-delà de sa planète, dont il éprouve de plus en plus clairement la fragilité 1.

Conquérir du foncier dans l’espace apparaît presque dans cette perspective comme une démarche naturelle. Des experts de la communauté spatiale présentent l’exploitation des ressources comme une nécessité et la possession privée du foncier comme une évidence, la seule permettant de créer un dynamisme économique. Si ce modèle s’inscrit dans la plus pure tradition libérale terrestre, il fait peu de cas des spécificités physiques de l’espace « extérieur » 2, des conditions de son accès et des contraintes juridiques existantes.

Propriété privée sur la Lune puis sur Mars?

Les activités spatiales se déroulent dans un environnement que l’on peine à imaginer : noir, traversé en continu par le vent solaire et plus épisodiquement par les éruptions solaires. Les engins spatiaux sont soumis en permanence à de considérables variations de température et à des rayonnements intenses. Deux autres singularités sont à souligner. D’abord, l’espace n’est pas borné. Le principal traité international qui lui est consacré, « sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes », de 1967, ne précise pas où il commence alors même que la liberté de circulation est affirmée, s’opposant ainsi au droit aérien. Ensuite, les satellites décrivent chacun leur propre route en fonction de paramètres orbitographiques totalement étrangers à notre expérience de déplacement dans les milieux terrestres, maritimes ou aériens.

La Lune représente un point d’ancrage unique qui en fait la destination naturelle et de référence, d’autant plus qu’elle fait partie du paysage et de l’expérience des Terriens. C’est cette proximité (relative, à près de 400000 km) et surtout le fait qu’elle orbite autour de la Terre qui donne à la Lune toute sa valeur. Le sentiment de familiarité est tel que certains se sont considérés comme propriétaires de parcelles lunaires 3. Plus exotique, la vente de parcelles de Lune à un prix modique se pratique depuis 1980 par courrier puis sur Internet à l’initiative d’un particulier qui, pour garantir les propriétés dont il a vendu les titres a même créé en 2004 un Galactic Government, dont il devint le président, transformant ainsi les acheteurs en citoyens 4. Enfin, la Declaration of Galactic Independance est intéressante en ce qu’elle renvoie explicitement à la Déclaration d’indépendance américaine de 1776. Éloignement, conditions particulières sur place ou coût potentiel de la mise en valeur des parcelles, tous ces éléments sont superbement ignorés au profit d’une vision de l’espace comme pure banlieue de la Terre.

Il est difficile cependant de considérer que la vente du foncier sur la Lune a déjà commencé. L’argumentaire de son promoteur est léger puisqu’il s’agit d’une pure affirmation jouant sur le fait qu’aucun texte n’interdirait explicitement la propriété privée, à la différence de la mention de l’impossibilité d’appropriation par les États. De toute façon, la réalité de la propriété privée des acheteurs reste virtuelle, ne serait-ce que parce que la condition de la possession physique n’est pas respectée 5. Dans le cas de Mars et des autres conditions célestes, cette seule contrainte est encore plus décisive.


Une future base lunaire telle qu’envisagée par
l’agence spatiale européenne (2013)


La question plus délicate de l’exploitation des ressources

L’expression usuelle de « ressources spatiales » rend compte du caractère atypique du milieu et s’entend comme un raccourci désignant les opportunités d’usages 6. Pour retrouver un semblant de similitude avec nos pratiques terrestres, il faut la considérer dans le cadre particulier des corps célestes. L’installation d’une base lunaire, prévue pour après 2025, voire à plus longue échéance d’une base martienne, est de fait indissociable de la question de l’exploitation des ressources in situ, de même que celle de l’exploitation minière des astéroïdes. Le premier pas dans leur exploitation a été franchi avec la signature le 25 novembre 2015 par le président Obama du US Commercial Space Launch Competitiveness Act, stipulant qu’un citoyen américain engagé dans la récupération commerciale d’une ressource d’astéroïde ou spatiale aura droit à posséder, transporter, utiliser et vendre la ressource d’astéroïde ou la ressource spatiale obtenue conformément à la loi applicable et dans le respect des obligations internationales des États-Unis.

Si la mise en pratique reste encore suspendue à la question non négligeable des investissements, la décision américaine crée un précédent et fait débat. Le Congrès américain prend d’ailleurs bien soin de préciser qu’il ne s’agit pas ici d’une revendication de souveraineté ou de droits de propriété sur aucun corps céleste, ce qui serait effectivement incompatible avec le texte du Traité de l’espace, mais d’une autorisation donnée à des citoyens privés. La distinction est importante, car elle renvoie implicitement à d’autres usages de ressources déjà exploitées par des sociétés, comme les positions sur l’orbite géostationnaire. Le fond de l’affaire est donc dès lors l’adaptation nécessaire des principes d’un droit international, conçu dans le cadre d’une responsabilité des États, à l’apparition de nouveaux acteurs privés.

Cette approche américaine s’inscrit dans la mythologie de l’entrepreneur pourvoyeur de richesses et l’imaginaire d’une possible installation de l’homme dans l’espace utilisant de façon autonome ses ressources. Elle présente aussi l’intérêt pour la puissance publique de mobiliser des fonds privés et de diminuer d’autant le montant de ses propres investissements.

Elle fait cependant largement abstraction des particularités du milieu, que ce soit le coût du trajet, aller mais aussi retour, du rapport entre la permanence du besoin sur Terre en ressources minières théoriquement présentes en grande quantité dans l’espace, de la capacité à trouver sur Terre des alternatives et du haut niveau de risque de l’opération. C’est ainsi que la société de space mining Planetary Resources, particulièrement enthousiaste, a été amenée à déposer le bilan en 2019. Et si l’État américain peut autoriser un citoyen à commercialiser les ressources qu’il a acquises, il n’est pas pour autant question de lui octroyer un droit de propriété sur le terrain contenant la ressource, dès lors qu’il s’agirait non plus d’exploitation mais bien d’appropriation, un pas que les États-Unis ne semblent pas prêts à franchir.

Des enjeux d’abord politiques

La voie ouverte par les États-Unis est bientôt empruntée par le grand-duché de Luxembourg, qui autorise le 20 juillet 2017 l’exploitation minière des corps célestes, précisant que les ressources de l’espace sont susceptibles d’appropriation. Le modèle évoque celui de la pêche et de la capture du poisson sans prendre possession de la mer. Pas question de propriété du foncier, là encore. À la différence des États-Unis, l’objectif luxembourgeois n’est pas de prendre le leadership ni d’imposer sa vision du Traité de l’espace mais plutôt de valoriser une image de puissance financière innovante.

Le sujet est désormais d’actualité et les Émirats arabes unis (EAU) incluent l’exploitation des ressources des corps célestes dans le cadre de leur loi fédérale sur la régulation du secteur spatial adoptée le 19 décembre 2019. Le cas de figure est cependant encore différent puisque les EAU tablent sur leur politique spatiale dynamique pour affirmer leur influence régionale.

Cette dimension politique est explicite avec la publication par le président Trump, le 6 avril 2020, de l’executive order encourageant « le soutien international à la récupération et à l’utilisation des ressources spatiales ». Ce faisant, il a pour ambition d’imposer l’interprétation américaine du cadre juridique international des activités spatiales. Cette position est en effet explicitement mentionnée dans les principes de l’accord dit Artémis, du nom du programme auquel devront souscrire les pays partenaires des missions américaines sur la Lune et sur Mars.

À l’exception du directeur de l’agence russe Roscosmos, qui a comparé l’accord Artémis à l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, insistant sur la similarité de la méthode – à savoir la mise en place par les ÉtatsUnis d’une coalition en ignorant les instances internationales –, la communauté internationale reste relativement silencieuse. Mais la Russie n’entend pas non plus s’interdire d’exploiter les ressources dans le cadre de son propre programme lunaire, tant il semble difficile de se priver des ressources in situ.

De son côté, la Chine condamnait en 2005 les ventes de parcelles de Lune par le représentant local chinois de Lunar Embassy en faisant référence au traité de 1967, mais aussi aux troubles à l’ordre économique et social, cela alors qu’elle venait un an plus tôt d’amender sa Constitution consacrant la protection de la propriété privée en tant que droit d’usage du terrain. Pour autant, elle a annoncé son intention d’exploiter aussi les ressources extra-atmosphériques.

Quant au Japon, il a, d’une certaine façon, créé un précédent en rapportant les échantillons de l’astéroïde Ryugu, qui seront étudiés dans le cadre d’une large coopération scientifique dont la France fait partie. Et l’Europe et l’Inde ne s’y opposent pas davantage.

Le cœur du sujet est bien plus de savoir comment seront garantis les droits des absents lors de l’exploitation commerciale éventuelle de ressources qui appartiennent à tous et qui seraient intégrées dans une économie globale. Il s’agit donc d’éviter une transformation de l’approche coutumière majoritaire du droit de l’espace considéré comme res communis (chose commune) en res nullius (chose sans maître). À ce titre, le précédent de la colonisation dans la gestion du foncier ne peut être ignoré.

Au niveau international, un groupe de travail a été mis en place en 2018 dans le cadre du Copuos, le comité des Nations unies sur les utilisations pacifiques de l’espace. Mais les discussions n’avancent guère, comme sur bien d’autres sujets sensibles. De fait, le caractère exceptionnel de la position américaine, tenant aussi bien à sa maîtrise des technologies, à l’ampleur des sommes disponibles et à la vision de l’espace qui est la sienne, ne peut que se traduire par un blocage systématique face aux pays tiers qui prétendraient limiter sa liberté d’action et même le contrôle de l’espace qu’elle revendique.

Que peut dire le foncier comme concept social dans l’espace?

Le discours américain sur les futures fortunes qu’engendrera l’exploitation des ressources de l’espace au sens large, associé à l’affirmation d’un contrôle tant matériel que juridique des conditions de cette activité, implique de dépasser la question de l’utilisation directe du foncier pour s’interroger sur sa possible signification en tant que concept social à l’ère des futures formes de mise en valeur de l’espace.

Le foncier est une question familière aux géographes des études rurales et de l’aménagement. Il est aussi, par le biais de la compétition sur les ressources, mobilisé en géographie politique et il trouve sa pleine place dans les travaux de géographie culturelle, en particulier sur les questions postcoloniales.

En 1951, six ans avant le premier vol d’un satellite artificiel, le géographe Jean Gottmann écrivait: « La politique des États s’inscrit dans l’espace géographique, c’est-à-dire dans l’espace accessible aux hommes. Il y a une géographie des mers depuis que les hommes savent naviguer ; et depuis qu’ils savent voler, on voit s’élaborer une géographie de l’air. Le jour où ils iront coloniser la Lune ou d’autres planètes, il faudra bien que la géographie s’étende à ces espaces qui sont encore le domaine de l’astronomie. » 7

La transposition dans l’espace des rapports terrestres est une réalité depuis le début de l’ère spatiale. Ce serait pourtant une erreur de croire que le passage des activités humaines dans un autre milieu soit anodin. De même que le satellite d’observation qui tourne à 7 km/s n’offre pas une position de point haut semblable à celle du stratège pendant les batailles, l’exploitation des ressources se fera avec des contraintes inhabituelles. La question de l’environnement et de la durabilité se décline selon d’autres critères, en particulier l’interdépendance qui caractérise l’occupation de l’espace. Les débris issus de l’exploitation d’astéroïdes, les risques de provoquer des changements d’orbite pouvant détruire satellites et stations, voire atteindre la Terre, sont aussi des menaces identifiées par la communauté spatiale. Et pour revenir à la Lune, son « sol » composé de régolithe, fine poussière en suspension très collante et abrasive, est un cauchemar pour les hommes et les matériels. Or, toute activité contribuera inévitablement à renforcer cette nuisance.

La science-fiction propose bien des modèles de société sur les différentes planètes. Les moyens techniques et financiers humains ne sont pas encore disponibles pour que l’usage du foncier doive être immédiatement règlementé. Il demeure que la question est posée et que le cadre juridique et l’autorité régulatrice qui seront finalement choisis diront beaucoup de la façon dont l’homme entend dessiner son avenir.


  1. La déclaration fondatrice de la Mars Society en 1998 est un excellent exemple de ce type d’approche : www.marssociety.org/founding-declaration/.
  2. Le terme anglais outer space est plus imagé que la traduction française officielle, « espace extra-atmosphérique », stricto sensu inexacte car l’atmosphère n’a pas de limite mais devient seulement de plus en plus ténue.
  3. Voir Jess Zimmerman, « People Have Been Claiming to Own the Moon for Over 250 Years », 12 novembre 2015 (www.atlasobscura.com/articles/people-have-been-claiming-to-own-the-moon-for-over-250-years). L’article recense plusieurs exemples de propriétaires autoproclamés.
  4. Voir https://lunarembassy.com/.
  5. Parmi d’autres analyses juridiques, voir Virgiliu Pop, Who Owns the Moon?, Springer, 2008.
  6. Appliqué à l’espace, le mot « ressources », qui n’est jamais défini, s’inscrit dans un très vaste registre qui correspond aux ressources radioélectriques que sont les fréquences, mais aussi au positionnement sur l’orbite géostationnaire ou, même, s’applique à tout type possible d’expérimentations dès lors qu’elles sont réalisées dans l’espace.
  7. Jean Gottmann, La politique des États et leur géographie, Armand Colin, 1951.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-10/conquerir-du-foncier-dans-l-espace.html?item_id=5763
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