Jean-Marc STÉBÉ

Sociologue, professeur à l’université de Lorraine.

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Des définitions de la ville

La ville ne se définit pas de manière univoque. Plusieurs approches sont possibles : juridiques, géographiques, économiques, elles se complètent. À travers le monde, différents seuils nationaux établissent un niveau minimal de population qui fait ville. S’ajoutent encore des dimensions liées à la densité, aux activités, aux constructions ainsi qu’aux réalités des habitants eux-mêmes.

Phénomène universel, les villes ont émergé indépendamment en plusieurs lieux de la planète au cours de la révolution néolithique, pour largement se diffuser, croître et se transformer par la suite. Les cités-États de l’Antiquité, les villes fortifiées du Moyen Âge, les cités-États italiennes de la Renaissance, les villes industrielles du XIXe siècle, ou encore les métropoles mondiales de ce début de XXIe siècle, dans leur grande diversité de formes, de fonctions, de développements, répondent toutes au même nom de ville. Que sont donc ces villes qui attirent les hommes, les fascinent mais les stressent aussi, leur offrant le progrès mais également les nuisances, villes qui centralisent aujourd’hui la majorité de la population mondiale ainsi que l’essentiel de la production économique et de la création culturelle ? Au-delà du constat de l’urbanisation des sociétés humaines et en raison même de son importance et de son hétérogénéité, se fait ressentir un besoin impérieux de réflexion pour appréhender ce que recouvre la ville sur les plans philosophique, statistique et sociologique.

La ville en tant que construit humain

Originellement, le mot ville n’est guère éloigné de l’univers champêtre. En effet, le latin villa renvoie à la maison rurale pour ensuite désigner la maison de campagne. C’est dans le monde gallo-romain qu’il faut regarder pour découvrir la dimension collective du terme ville, monde dans lequel il désigne plus particulièrement « un ensemble de fermes regroupées » 1. Force est donc de constater que la ville et la campagne sont moins antinomiques que cela n’y paraît à première vue. L’une et l’autre résultent à la fois de la culture au sens de cultiver la terre, aménager la nature, pour la rendre propre à l’habitation humaine – le sillon creusé dans la terre par Romulus délimite l’enceinte de Rome –, et de la culture au sens de cultiver les esprits, les corps et le vivre-ensemble – la polis dans la Grèce antique est l’espace propre à l’exercice de la politique en tant qu’art de régler par la parole, et non par la violence, les difficultés de vivre collectivement. La ville synthétise l’urbs (ensemble de maisons et d’édifices) et la civitas (ensemble de citoyens). Ces deux versants originels de la ville en viennent, au cours du temps, à symboliser et à incarner la civilisation : les notions d’urbanité et de civilité correspondant respectivement à la politesse et à la courtoisie.

Plus fondamentalement, le geste de Romulus marque une rupture entre l’homme des villes et l’homme des champs, entre la création de Dieu (la nature) et la création de l’homme (la ville circonscrite). De ce point de vue, la ville est un monde artificiel fournissant à la communauté humaine un cadre matériel protecteur s’affranchissant des contraintes naturelles et adapté à ses activités politiques, culturelles et économiques. La ville, en tant qu’artefact, suppose que l’homme a la capacité d’imposer ses lois et ses rythmes à la nature, d’humaniser son environnement et de canaliser l’incertitude ontologique du monde (cycles de la nature, maladies, violence, etc.).

Cadre délimité par des frontières spatiales et sociales, la ville est un espace offrant plus de liberté et d’émancipation en raison des normes sociales, des règles de vie et des valeurs culturelles qui y sont nées et qui, tout en étant en perpétuel changement, parviennent à réguler la vie entre les hommes. La ville, c’est avant tout un espace d’interactions, d’échanges, de confrontations et de rencontres collectives. Même si elle a très souvent >été pensée comme un espace de vie harmonieux (construction de cités idéales : Utopie, de Thomas More, en 1516, Cité du soleil, de Tommaso Campanella en 1604), il n’en reste pas moins que la ville est aussi vécue comme un lieu où s’exprime la part sombre de l’homme.

Définir la ville, une diversité d’approches

Des critères multiples et variés

Même s’il existe depuis quelques années, de la part des institutions internationales 2, une volonté d’appréhender de manière uniforme les villes à travers l’Europe, et plus largement dans le monde, nous nous heurtons encore aujourd’hui à une multitude de définitions de la ville. Cela s’explique par des considérations géographiques, historiques, économiques, culturelles et administratives. « L’approche statistique du fait urbain, écrivent Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien et Jean-Pierre Le Gléau, s’appuie nécessairement sur des représentations de ce qu’est une ville – que cette notion soit définie d’après des savoirs populaires, juridiques ou académiques – et sur des mesures de l’objet urbain ainsi défini 3. » Les villes sont cependant, comme le notent les trois chercheurs, des objets trop étendus et trop hétérogènes pour qu’une seule et unique définition puisse en rendre compte. Selon que l’on porte un intérêt au cadre bâti, à l’architecture, à l’habitat, au statut politique ou encore aux modes de vie et aux mobilités des habitants, les définitions seront différentes.

Les définitions les plus communément acceptées font appel, sans aucun doute, à des critères pertinents mais bien souvent imparfaits pour véritablement appréhender l’objet ville. Ainsi, certains pays définissent la ville par le niveau de la population concentrée au sein d’une agglomération ; mais ce critère s’affronte au double problème du cadre spatial dans lequel on calcule un nombre d’habitants et du seuil de population à prendre en compte pour définir une ville. On nomme parfois « ville » une agglomération de taille relativement faible, alors qu’une taille plus conséquente peut dans un autre cas n’être qu’un village.

D’autres pays privilégient le critère de densité, mais un problème comparable se pose. Ainsi, la densité de certains espaces que l’on s’accorde à nommer ville peut être inférieure à celle de villages très contractés et circonscrits. En outre, le niveau de la densité moyenne est étroitement lié à la base spatiale de calcul. Il est assez courant de voir émerger d’importantes densités locales au sein d’un ensemble spatial urbain de faible densité moyenne. La densité de Paris, par exemple, varie aujourd’hui de plus de 39 560 habitants par kilomètre carré au sein du XIe arrondissement à moins de 8 530 habitants par kilomètre carré dans le XIIe arrondissement.

Certains pays privilégient la fonction économique et considèrent comme urbains tous les établissements humains qui ne remplissent pas principalement des fonctions de production agricole. Dans la même veine économique, d’autres adjoignent aux villes tous les habitants qui y passent une partie de leur journée d’activité, tous ceux dont l’essentiel des relations de travail se réalise en ville, même si leur résidence se trouve ailleurs. La dimension productive de la ville est certes centrale, mais on ne fait pas une ville avec des firmes et des personnes qui y travaillent. La ville existe au moins autant par ses dimensions sociale, culturelle et politique que par ses aspects symbolique et imaginaire.

Pour d’autres pays, le critère de la continuité du bâti est convoqué, mais là encore ce critère souffre d’imperfections : la continuité est rarement parfaite, et l’on recourt à un critère arbitraire, comme celui d’une distance maximale entre deux constructions.

Comme nous le notions dans notre article sur l’INSEE et ses zonages du numéro 60 de Constructif, « à partir du moment où les villes s’étalent, où la France se périurbanise et où les individus se déplacent de plus en plus loin grâce à la voiture individuelle, les univers urbains et ruraux finissent par se croiser, se mélanger, s’entremêler… jusqu’à constituer des espaces d’interpénétration de la ville et de la campagne qu’il est sans aucun doute compliqué de bien identifier et de caractériser statistiquement 4 ».

Définir la ville à l’échelle internationale, une gageure

Le seuil à partir duquel on parle de ville fluctue selon les époques et les pays. Ces derniers, à partir de leurs propres instituts de statistiques – il en existe près de 200 à travers le monde –, proposent des critères spécifiques pour définir ce qu’est une ville. Ainsi, d’un pays à l’autre, les critères choisis pour décider à partir de quel seuil de population agglomérée nous sommes en présence ou non d’une ville varient. En Islande, il y a ville dès lors que la population densifiée dépasse 300 habitants, au Danemark, 200, aux États-Unis, 2 500, en Algérie, en Inde et au Chili, 5 000, en Suisse et en Espagne, 10 000, en Égypte, 11 000, au Japon, 50 000.

Les Nations unies proposent un seuil de population agglomérée pour définir une ville afin de pouvoir réaliser des comparaisons d’un pays à un autre. Ce seuil est de 20 000 habitants.

Il faut noter que dans certains pays la ville n’est pas définie à partir de critères quantitatifs. C’est notamment le cas en Belgique, où un espace identifié à une « ville » renvoie à un titre honorifique et officiel attribué par un arrêté royal ou par la loi aux communes possédant une importance historique. On comptabilise aujourd’hui en Belgique 137 communes qui disposent de ce statut. Au Royaume-Uni, il s’agit également d’un statut officiel pour les municipalités. Le statut de cité (city) – qui ne confère pas de privilèges particuliers, hormis le droit d’être officiellement appelé « city » – est en effet attribué à une ville par le monarque. Les cités sont traditionnellement des villes possédant une cathédrale anglicane et placées à la tête d’un diocèse. Dans une veine similaire, certains pays s’appuient, pour qualifier leurs villes, sur des traditions et des usages historiques.

Enfin, à l’instar de l’Inde, de nombreux pays adoptent plusieurs critères pour définir une ville. Ainsi, l’administration indienne mobilise trois critères pour définir les villes dites « censitaires » (census towns) : leur population doit être au minimum de 5 000 habitants ; elles doivent avoir une densité minimale d’au moins 400 habitants par kilomètre carré et leur population active masculine engagée dans une activité agricole doit être inférieure à 25 % de la population active totale.

La définition de la ville en France

En France, une ville correspond à ce que l’INSEE dénomme une unité urbaine. Celle-ci est identifiée à partir de deux critères : 1o la continuité du bâti, et 2o le nombre d’habitants. Ainsi, une unité urbaine est définie comme une commune ou un ensemble de communes qui présente une zone de bâti continu – il ne doit pas exister de coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions – comptant au moins 2 000 habitants. Une unité urbaine peut s’agglomérer soit sur une seule commune, on parlera alors de « ville isolée », soit sur plusieurs communes, dans ce cas on l’appellera « agglomération multicommunale ».

Le calcul de l’espace entre deux constructions est établi à partir de l’analyse des bases de données sur le bâti de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Il tient notamment compte des interruptions du tissu urbain telles que les cours d’eau en l’absence de ponts, les gravières, les dénivelés conséquents. En outre, les unités urbaines sont redéfinies périodiquement. L’actuel zonage a été établi en 2020 à partir du recensement de la population de 2017 et en fonction de la géographie administrative du territoire dressée au 1er janvier 2020. Ainsi au 1er janvier 2020, 2 467 unités urbaines se distribuent sur l’ensemble du territoire français, dont 1 948 comptent moins de 10 000 habitants, 62, plus de 100 000 habitants, et 36, plus de 200 000 habitants ; 5 unités urbaines comptent plus de 1 million d’habitants, parmi lesquelles l’agglomération parisienne, avec ses presque 11 millions d’habitants.


Répartition de la population française en 2017 selon la taille de l’unité urbaine

Sources : INSEE.
Tableau réalisé à partir des chiffres du recensement de 2017, composition communale des unités urbaines 2020.
L’INSEE estime la population française au 1er janvier 2022 à 67,8 millions, soit 1 million de plus qu’en 2017.


Définir sociologiquement la ville

S’employant à rendre visibles les différentes figures de la ville, les sociologues Yves Grafmeyer et Jean-Yves Authier 5 proposent une définition dont l’un des intérêts, et non des moindres, est de suggérer toute la complexité de l’objet. « La ville, écrivent-ils, est à la fois territoire et population, cadre matériel et unité de vie collective, configuration d’objets physiques et nœud de relations entre sujets sociaux. » La ville renvoie donc à deux ordres de réalité : d’un côté, une ville statique, sinon figée, du moins circonscrite pour un temps dans des cadres matériels ; de l’autre, une ville dynamique, composée de citadins et de groupes en relation.

La distinction opérée par Henri Lefebvre 6 entre habitat et habiter exprime bien cette tension entre, d’une part, une ville cristallisée dans une certaine morphologie de l’habitat et, d’autre part, une ville en mouvement où s’expriment de multiples manières d’habiter et de s’approprier un lieu. Plus largement, la ville apparaît comme une médiation entre un ordre lointain, renvoyant aux institutions (État, Église), aux codes juridiques et aux principes moraux, et un ordre proche, correspondant aux relations directes et à l’immédiateté de la vie quotidienne.

Si l’objectif de cette définition est d’interroger à juste titre les relations entre l’institué et l’informel, entre le conçu et le vécu, il reste qu’elle ne parvient pas à dépasser, in fine, le dualisme entre espace et société. Dans ce sens, Raymond Ledrut a insisté sur l’inévitable remise en cause de la tension entre formes concrètes et structures abstraites, entre « la ville conçue et traitée comme réalité spatiale et la ville saisie comme entité sociale et politique », les rapports sociaux et la vie quotidienne se déroulant nécessairement dans un cadre spatial.

Les sociologues se rejoignent sur le fait que la ville échappe en partie à ceux qui ont le pouvoir – les urbanistes et les aménageurs, entre autres – de l’instituer à partir d’une certaine organisation de l’espace. En effet, la ville est aussi modelée et appropriée par les habitants. Elle est une œuvre qui ne reflète pas dans la transparence l’ordre des concepteurs et autres décideurs.

D’une façon générale, la ville est un point d’articulation privilégié entre un espace densifié, différencié et limité dans son étendue, et une population agrégée, hétéroclite, spécialisée. Elle est un lieu de confrontation entre de multiples acteurs de la vie sociale et une matérialité donnée, instituée, formalisée.


  1. Alain Cambier, Qu’est-ce qu’une ville ?, Paris, Vrin, 2005.
  2. Entre autres, Eurostat et ONU-Habitat. Eurostat est une direction générale de la Commission européenne chargée de produire les statistiques officielles de l’Union européenne. ONU-Habitat est le programme des Nations unies pour les établissements humains.
  3. Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien et Jean-Pierre Le Gléau., « Ville d’Europe : à chaque pays sa définition », Économie et statistique, no 294-295, 1996, pp. 9-23.
  4. Jean-Marc Stébé, « L’INSEE et ses zonages : au-delà de l’opposition urbain-rural », Constructif, no 60, 2021, pp. 22-26.
  5. Yves Grafmeyer et Jean-Yves Authier, Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2015.
  6. Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-10/des-definitions-de-la-ville.html?item_id=7818
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