Baron Georges-Eugène HAUSSMANN

Homme politique français

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La grande transformation de Paris

Les trois tomes des Mémoires du Baron Haussmann, parus entre 1890 et 1893, comptent plus d’un millier de pages fouillées. Quelques extraits recomposés introduisent aux dimensions colossales du chantier conduit pendant dix-sept ans par l’emblématique préfet de la Seine. Rappelant la nécessité d’agir pour en finir avec l’insalubrité d’un Paris d’autrefois, il répond à certains griefs de ses détracteurs.

De ma longue existence, la seule période qui me paraisse pouvoir exciter l’intérêt, la curiosité du public, est celle où je remplis, comme préfet de la Seine, les fonctions de maire central de Paris, et pendant laquelle fut acquise, sans avoir été cherchée le moins du monde, la notoriété, presque universelle, attachée maintenant à mon nom.

Tout ce qui se rapporte à mon édilité parisienne peut avoir, je le comprends, un attrait rétrospectif.

(…)

Une chronique, écrite au courant de la plume, le soir même de chaque fait notable, au milieu d’événements politiques et de circonstances diverses la marquant de leur empreinte, serait assurément une histoire bien plus « vécue » de cette grande et difficile œuvre : la transformation de Paris, dont je fus l’instrument dévoué, de 1853 à 1870, et reste l’éditeur responsable, dans un pays où l’on personnifie toutes choses. Mais la postérité, s’il m’est permis d’employer un tel mot, a commencé pour cette entreprise sans exemple.

Placé à Paris, en dehors de la politique active, par mes fonctions mêmes, auxquelles j’affectai de donner un caractère de plus en plus municipal ; étranger, par nature, et aussi par prudence, à toute coterie ; absorbé, du reste, par la mission considérable que j’avais reçue et dont je tenais à m’acquitter de mon mieux, je ne cherchais à rien voir ou savoir de ce qui ne me regardait pas. J’allais droit mon chemin, sans m’en laisser volontiers divertir. Ce n’était pas toujours facile ; mais c’était une règle de conduite très simple, et je la fis mienne.

(…)

Bien des fois, elle dérouta mes adversaires. Car, d’habitude, ces gens habiles, peu coutumiers de la ligne droite, ne m’attendaient pas sur ce chemin.

Après l’Exposition de 1867, l’admiration des étrangers pour les grands travaux de Paris avait produit un certain revirement d’opinion chez nos adversaires. L’Empereur m’en félicitait et je lui dis : « Voilà pourquoi, sans doute, ma cote personnelle a beaucoup monté. — Qu’entendez-vous par là ? — J’entends, Sire, qu’aujourd’hui, l’on ne tenterait plus, comme jadis, de me séduire par des misérables sommes de 400 000 francs ou de 600 000 francs. Il s’agirait de millions, ces jours-ci ! »

Le Plan de Paris

La logique me commandait de placer en première ligne le service du Plan de Paris. Avant de m’occuper du percement des voies publiques nouvelles dont le réseau constitue la plus curieuse partie de la transformation de notre grande cité, ne dois-je pas, en effet, parler de l’étude initiale de cette œuvre de longue haleine, et des instruments dont je me suis servi pour dresser le projet dans son ensemble et dans ses détails ; pour déterminer sur place le tracé de chaque avenue, boulevard ou rue à ouvrir ; et pour en surveiller la fidèle exécution ?

Ce service n’existait encore qu’à l’état d’embryon lors de mon entrée à l’Hôtel de Ville, en 1853. Il s’est développé dans des proportions considérables, parallèlement à l’œuvre même dont il fut le principal organe. L’extension des limites de Paris, en 1859, vint plus que doubler son champ d’activité. J’y réunis, graduellement d’ailleurs, tout ce qui se rapportait à la « voirie » parisienne — c’est ainsi qu’on désigne le service de police de la voie publique, dont il n’était précédemment qu’une sorte d’accessoire. Il se personnifia peu à peu, de même que le service des eaux et égouts, et celui des promenades et plantations, que je créai de toutes pièces.

Dans la nouvelle organisation de la préfecture de la Seine, j’ai réparti les attributions entre les trois bureaux du nouveau service.

Le premier eut le Plan : l’étude des alignements et percements ; le lotissement des terrains à revendre en bordure des voies publiques, anciennes et nouvelles ; le second, les permissions de voirie de toute nature ; la répression des contraventions en tout genre ; la dénomination des voies publiques et le numérotage des maisons ; les bâtiments en péril ; les carrières ; le troisième, les logements insalubres, les fosses d’aisances.

Pour donner une existence réelle à ce Plan, je n’attendis pas l’organisation définitive du service, tel que je l’avais conçu dès le principe, embrassant tout à la fois la topographie et la voirie parisiennes, avec le double personnel des géomètres et des architectes-voyers de la Ville. Il n’en avait encore aucune, dans son ensemble, et se composait uniquement d’une collection de plans partiels d’alignement des diverses voies publiques, sans lien, sans concordance entre eux.

À cet effet, je fis dresser un projet de triangulation du sol parisien, compris dans l’enceinte du mur d’octroi, qui formait alors l’extrême limite de la ville. C’est après l’annexion à Paris de la zone suburbaine que ce travail fut étendu jusqu’à l’enceinte des fortifications. Le conseil municipal, saisi de la question, reconnut la nécessité de l’opération préalable, très coûteuse, proposée en vue de l’exécution du Plan d’ensemble de Paris, dont personne assurément ne pouvait contester l’utilité, l’urgence même, et m’ouvrit les crédits dont j’avais besoin.

(…)

Après l’achèvement et la vérification minutieuse de toutes les parties de cette opération capitale, on leva le plan détaillé des espaces, bâtis ou non, circonscrits par les côtés de chaque triangle, c’està-dire des maisons, terrains et voies publiques que son périmètre embrassait, et l’on eut, par la coïncidence de celles-ci, d’un triangle à l’autre, la démonstration de la justesse du premier travail.

Premières opérations de voirie

Il faut remonter jusqu’en 1849. J’étais préfet du Var, au cours des difficultés de ma mission dans ce département, lorsque à la date du 4 octobre fut promulguée la loi qui ratifia le traité conclu entre l’État et la Ville, au sujet des opérations complexes que, plus tard, sous le titre de « Prolongement de la rue de Rivoli », je groupai dans le premier réseau des voies nouvelles de Paris transformé.

Ces opérations embrassaient :

  1. Le dégagement complet et le nivellement de l’espace isolant le palais des Tuileries de celui du Louvre, accomplis sous mon administration seulement ;
  2. L’ouverture, sur une largeur de 22 mètres, de la section de la rue de Rivoli comprise entre le passage Delorme et la rue de la Bibliothèque, en vue de la construction de l’aile droite du Louvre.

Quand on reconnut la nécessité d’étendre considérablement les expropriations prévues au décret primitif pour déniveler les abords de la tour Saint-Jacques, un décret les autorisa, puis promit à la Ville deux subventions : la première, d’un million, applicable aux dépenses de ces expropriations complémentaires ; l’autre, de 500 000 francs, affectée à la reconstruction du pont Notre-Dame.

Un décret du 18 février 1853 déclara d’utilité publique l’élargissement de la place de l’Hôtel-de-Ville, nommée jusqu’alors place de Grève.

J’eus la charge de ces opérations complémentaires, dont les premières étaient, je l’ai dit, fort ardues.

Pour compléter la dernière, je soumis au conseil municipal le projet d’une série de nouvelles dispositions en vue de donner un caractère monumental aux accès de l’Hôtel de Ville, notamment, de l’ouverture dans l’axe de son pavillon central d’une avenue, plantée de deux rangs d’arbres, montant à la place du Châtelet transformée.

Décrété le 29 juin 1854, mon projet se trouvait en pleine exécution lors de l’Exposition universelle de 1855 et du voyage que la reine d’Angleterre, Victoria, fit en France. Au cours de sa visite à l’Hôtel de Ville, Sa Gracieuse Majesté daigna permettre que, pour perpétuer ce souvenir, on donnât son nom à la nouvelle avenue, à peine achevée.

(…)

Le dégagement du périmètre des halles centrales, qui se liait intimement à l’exécution du prolongement de la rue de Rivoli, n’avait motivé, dans le principe, que la démolition de 147 maisons. L’expropriation en était revenue, toutes déductions faites, à 14 688 051 francs. Mais l’abandon absolu du projet primitif de construction et l’adoption d’un tout autre projet, moins coûteux de plusieurs millions, exigea le développement, dans des proportions considérables, du périmètre jugé suffisant tout d’abord.
Je dus, pour le compléter, faire disparaître 180 maisons de plus, dont l’expropriation doubla la dépense nette déjà consommée.

La Ville fut moins maltraitée dans le règlement des dépenses de la partie du prolongement de la rue de Rivoli, comprise entre le passage Delorme et la place du Louvre, à cause de l’obligation imposée aux constructeurs de nouvelles maisons bordant ces deux sections de continuer l’architecture symétrique et les galeries de la rue primitive, datant du règne de Napoléon Ier.

De la nécessité du Plan

La génération présente ne se doute même pas de ce qu’était cette portion de Paris, avant sa transformation complète.

Devant l’Hôtel de Ville, dans l’intervalle qui séparait l’ancienne place du Châtelet de l’espace irrégulier qualifié de place de Grève, l’œil était affligé par d’horribles cloaques, nommés rue de la Tannerie, de la Vieille-Tannerie, de la vieille place aux Veaux, des Teinturiers, etc., etc. Cette dernière était si peu large, que la façade vermoulue de l’une des maisons, en pans de bois hourdés de plâtre, qui la bordaient, essaya vainement de s’abattre : elle ne put que s’appuyer sur celle de la maison opposée.

Et quelle population habitait là !

Non ! Ceux qui n’ont pas, ainsi que moi, parcouru le vieux Paris de cette époque en tous sens ne peuvent s’en faire une idée juste, malgré ce qu’il en reste forcément ; car je n’ai rien négligé pour l’améliorer, alors, et, si lents que soient leurs effets, les obligations de la loi d’alignement et celles des bâtiments, d’un côté ; les exigences d’un public devenant de plus en plus difficile, de l’autre, n’ont pu manquer, depuis trente ans passés, d’y produire d’heureux changements.

Néanmoins il est de mode, chez quelques archéologues, se posant comme des mieux informés, d’admirer de confiance ce vieux Paris, qu’ils n’ont certainement connu que dans les livres spéciaux, dans les anciens recueils de dessins et gravures, et de gémir sur la façon cavalière dont l’a « fourragé » le baron Haussmann, qu’ils tiennent, comme ses œuvres, dans un dédain profond !

Que les étroites et tortueuses rues du centre surtout fussent presque impénétrables à la circulation, sales, puantes, malsaines, ils n’en ont aucun souci.

Que nos percements, nos « prétendus embellissements » aient doté vieux et nouveaux quartiers d’espace, d’air, de lumière, de verdure et de fleurs, en un mot, de qui dispense la salubrité, tout en réjouissant les yeux, la belle affaire ! Dans tous les cas, ce n’est pas la leur.

Mais, bonnes gens, qui, du fond de vos bibliothèques, semblez n’avoir rien vu, citez, du moins, un ancien monument, digne d’intérêt, un édifice précieux pour l’art, curieux par ses souvenirs, que mon administration ait détruit, ou dont elle ne se soit occupée, sinon pour le dégager et le mettre en aussi grande valeur, en aussi belle perspective que possible !

Et l’achat de l’hôtel de Carnavalet, que je fis faire, afin d’en assurer la conservation et d’y créer, de toutes pièces, un musée historique parisien, l’avez-vous donc oublié ?

(…)

Un plan impérial

Les opérations de voirie complémentaires du premier prolongement de la rue de Rivoli et du dégagement des abords des halles centrales, qui m’incombèrent dès le début de mon administration, nécessitèrent des travaux très difficiles et très délicats, et des dépenses non moins considérables qu’imprévues. Elles vinrent compliquer singulièrement l’étude laborieuse à laquelle je me devais avant tout : celle des percements de voies nouvelles tracées par l’Empereur même, sur un de ces plans de Paris d’une exactitude approximative, que j’avais pour mission de réaliser, comme le principal article de la transformation de sa capitale.

Il fallait bien me pénétrer, en effet, de la pensée inspiratrice du Souverain dans la conception du premier réseau des voies nouvelles à ouvrir, d’après son plan d’ensemble ; reconnaître les modifications de direction exigées pour quelques-unes par le relief mieux connu du sol de la ville, ou par quelque autre raison particulière ; signaler certaines lacunes importantes à combler, et prévoir tout ce que le raccordement de ces diverses voies avec les anciennes pouvait entraîner de travaux, souvent ingrats et toujours dispendieux.

Et sans parler d’autres grands services à créer ou réorganiser, comme celui de la voirie, comme celui de recherches d’eaux de source à dériver sur Paris, n’avais-je pas à rallier aux plans impériaux un conseil municipal jusque-là rebelle à leurs séductions, et finalement à m’assurer des ressources nécessaires pour faire face à toutes les dépenses de l’œuvre immense dont je venais de recevoir et d’assumer la responsabilité ?

(…)

Il était réservé à notre génération de voir se réaliser cette entreprise immense, qui a usé tant d’hommes, a exigé tant d’années et absorbé tant de millions.

La transformation de Paris est une œuvre multiple, embrassant plusieurs grandes divisions, qui se réunissent pour former un ensemble, un tout complet et harmonieux !

Paris n’est pas le domaine exclusif des Parisiens

Si Paris est une grande ville, centre d’une activité commerciale et industrielle qui lui est propre, comme aussi de productions spéciales, de consommations prodigieuses et d’échanges incessants, c’est surtout la capitale d’un puissant empire, le séjour d’un glorieux souverain, le siège de tous les corps par lesquels s’exerce le pouvoir public en France, le foyer universel des lettres, des sciences et des arts.

Tout vient aboutir à Paris : grandes routes, chemins de fer, télégraphes. Tout en part : lois, décrets, décisions, ordres, agents. Les énergiques moyens de centralisation organisés à Paris de siècle en siècle, par les divers gouvernements, en ont fait l’âme de la France – « sa tête et son cœur », ainsi que l’a dit l’Empereur, dans un de ses magnifiques discours. Paris est la centralisation même.

L’ordre de cette cité-reine est une des premières conditions de la sécurité générale. Sa splendeur rejaillit sur tout le pays. Le bien-être de sa population importe à presque toutes les familles de France et n’est point indifférent à la paix publique. La facilité de ses accès est une nécessité pour toutes les productions des départements, qui affluent sur ce grand marché.

La commodité des points où se concentrent les approvisionnements, où s’opèrent les transactions diverses, l’installation convenable de tous ses établissements d’instruction, le style même de ses monuments publics ; tout excite l’attention, contrarie ou satisfait des vœux ou des intérêts dans la France entière.

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