Antoine PICON

Professeur à l’École des Ponts et à la Graduate School of Design de l’Université Harvard.

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Où en est la ville intelligente ?

La ville intelligente, en tant que grande promesse révolutionnaire, a déçu. En revanche, en tant que réalité quotidienne, elle passe désormais presque inaperçue. Ses ambiguïtés demeurent, entre idéal de participation et problème pour la démocratie. Dans des configurations très différentes, elle contribue aux évolutions des politiques urbaines.

Il y a une dizaine d’années, un peu partout dans le monde, la notion de « smart city », ou encore de « ville intelligente », revenait comme un leitmotiv dans les conversations concernant l’avenir des villes. Nimbée de flou, une telle notion se révélait d’autant plus séduisante qu’elle agrégeait des dimensions assez hétérogènes, de la recherche d’une plus grande efficacité des infrastructures aux questions d’attractivité urbaine en passant par les préoccupations environnementales. Ce côté attrapetout s’expliquait par la façon dont la thématique de la ville intelligente s’était développée à partir de 2007-2008. En préambule à une tentative de bilan des dix années qui viennent de s’écouler, il n’est pas inutile de revenir sur les origines de cet « idéal autoréalisateur », ainsi que nous l’avions qualifié à l’époque 1. Si les effets concrets sont indéniables, toutes les promesses n’ont pas été tenues. Les ambiguïtés de la notion de ville intelligente expliquent pour partie ce décalage entre les attentes initiales et un ensemble de transformations, à la fois massif et un peu décevant au regard de l’ampleur des défis auxquels continuent d’être confrontées les grandes agglomérations de la planète.

Un commencement à la fois prometteur et ambigu

Initialement, la smart city, ou ville intelligente, est née vers 2008 du désir de grandes compagnies du numérique, CISCO et IBM tout particulièrement, de se créer de nouveaux débouchés en proposant aux villes d’améliorer la gestion de leurs infrastructures au moyen d’applications adaptées à leurs besoins. L’utilisation du qualificatif smart pour désigner des villes mais aussi des territoires équipés de suites applicatives renseignées au moyen de capteurs avait été d’ailleurs introduite par IBM. L’initiative des géants du numérique avait rapidement rencontré l’intérêt de maires confrontés à des difficultés croissantes de gestion. En France, des villes comme Montpellier ou Nice avaient mené des expérimentations avec CISCO et IBM.

La prise de conscience du caractère stratégique des quantités massives de données produites par les villes était rapidement venue renforcer l’engouement pour le thème de la ville intelligente. Avec elle s’introduisaient d’autres acteurs, les plateformes proposant des services souvent fondés sur la mise en relation algorithmique, comme Airbnb et Uber. Leur montée en puissance se révélait indissociable de la généralisation de l’usage des technologies de l’information et de la communication, de la diffusion des smartphones en particulier.

Relativement absents au départ, les métiers traditionnels de la ville s’étaient rapidement joints au mouvement, tandis que l’intérêt de certains géants du numérique commençait à s’émousser devant la complexité des questions urbaines. Les péripéties qui allaient ultimement conduire à l’abandon par Google de son projet de quartier intelligent à Toronto sont emblématiques de cette complexité difficilement appréhendable par une rationalité purement numérique. À l’instar du projet porté par Sidewalk Labs, une filiale de Google, de nombreuses approches de la ville intelligente tendaient à sous-estimer la dimension politique de l’urbain.

Vers le milieu des années 2010, ces écueils n’étaient pas aussi évidents qu’ils le sont aujourd’hui. La ville intelligente semblait pleine de promesses. Elle devait à la fois être plus efficace, plus agréable à vivre, plus respectueuse de l’environnement en même temps que plus démocratique, du moins dans sa version occidentale, au moyen d’outils numériques facilitant le contact direct entre administrations municipales et citoyens. D’importantes ambiguïtés n’en marquaient pas moins cette dynamique, où se mêlaient prises de positions idéologiques, effets d’annonce et expérimentations concrètes. Effets d’annonce et expérimentations étaient souvent difficiles à démêler. De Rio de Janeiro à la ville nouvelle de Songdo, en Corée du Sud, on pouvait par exemple s’interroger sur l’efficacité réelle des centres opérationnels flambant neufs présentés par leurs promoteurs comme l’illustration d’un avenir urbain fondé sur le contrôle en temps réel.

Parmi ces ambiguïtés figurait précisément la question du contrôle. Fallait-il envisager la ville intelligente comme une structure de pilotage intégrée, d’inspiration néocybernétique, ou convenait-il de privilégier une approche plus souple, ne recherchant pas forcément un contrôle systématique de toutes les dimensions du fonctionnement urbain ? D’autre part, quel compromis adopter entre efficacité et démocratie ? Dans un livre de 2015, le journaliste Francis Pisani opposait la « datapolis », centrée sur la recherche de l’efficacité, à la « participolis », visant à promouvoir l’initiative citoyenne 2. À l’époque commençait à se faire jour l’opposition entre ville intelligente à la chinoise, fondée sur une ambition de contrôle de la population au moyen d’une politique massive d’enregistrement des données qui a trouvé depuis dans le système de « crédit social » son expression la plus frappante, et projets occidentaux se voulant plus respectueux des débats publics comme de la vie privée. Entre logiques capitalistes et préoccupations démocratiques, la ville intelligente nord-américaine ou européenne était loin, toutefois, de se conformer à l’idéal de la « participolis » de Pisani. En termes plus crus, était-il possible de faire de l’argent tout en renforçant le lien social ?

Bien d’autres questions restaient en suspens. Celle de l’articulation entre villes et régions intelligentes par exemple. À l’heure où la métropolisation incitait à dépasser les limites communales, bien des expérimentations relatives à la ville intelligente y demeuraient assujetties. Les questions de propriété et de droit d’usage des données étaient loin d’être résolues. La transformation numérique des villes se heurtait aussi à des limites à la fois physiques et économiques. Le temps court des technologies de l’information et de la communication semblait difficilement compatible avec les temps longs de l’évolution urbaine. Comment gérer l’obsolescence inévitable des matériels et des logiciels ? D’un point de vue économique, si multiplier les capteurs ne posait pas de problème dans les centres des grandes agglomérations, il en allait autrement dans les territoires urbains beaucoup plus étendus et moins riches des périphéries. Comment s’adapter, enfin, aux différences de trajectoire et de culture ? En se voulant un nouveau modèle urbain aussi universel que la ville des réseaux de l’ère industrielle, la ville intelligente faisait figure d’idéal quelque peu monolithique.

Devant ces ambiguïtés et ces limites, les critiques de la ville intelligente ne manquaient pas, sur des thèmes allant de son inefficacité au danger qu’elle présentait pour la vie urbaine et la démocratie. Allant plus loin dans la prise de distance à l’égard des discours enthousiastes de ses promoteurs, qu’ils soient développeurs d’applications, entrepreneurs ou politiciens, certains allaient même jusqu’à mettre en doute l’intérêt de la notion pour penser l’avenir des villes à l’ère du numérique 3.

L’invisible succès des technologies urbaines intelligentes

L’interminable crise débutée avec la pandémie de la Covid-19 semble avoir donné partiellement raison à ces derniers. En dépit de relatifs succès, comme la politique de traçabilité mise en place par la Corée du Sud, le numérique s’est révélé d’assez peu de poids face à la pandémie, qui a vu le retour en force de techniques finalement assez traditionnelles de contrôle des populations. Par-dessus tout, il semble de plus en plus évident que les questions climatiques induisent des défis difficiles à relever au moyen des seules technologies urbaines intelligentes. Devant le risque d’épisodes extrêmes, comme les inondations et les canicules, qui mettent en péril les infrastructures électrique et informatique, il est en outre permis de se demander si ces technologies ne contribuent pas à la fragilisation des villes. En résumé, la crise environnementale n’est pas soluble dans le numérique.

De la Covid-19 aux effets immédiatement perceptibles du changement climatique, le retour en force de la dimension physique de l’urbain ne doit pas toutefois conduire à sous-estimer l’ampleur de la diffusion des technologies intelligentes, n’en déplaise à leurs détracteurs. Il convient de se rappeler à cet égard la remarque du gourou de la Silicon Valley Mark Weiser dans un article visionnaire de 1991 consacré à l’ordinateur du XXIe siècle selon laquelle « les technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent. Elles s’intègrent à la trame de l’existence quotidienne jusqu’à ne plus s’en distinguer ». Bien avant le numérique, la remarque aurait pu s’appliquer à de très nombreuses infrastructures. Au XIXe siècle, c’est au moment où l’engouement qui avait entouré leur développement initial se dissipe que les chemins de fer se diffusent vraiment. Au siècle suivant, le même phénomène s’observe avec l’électrification des territoires ou les autoroutes.

Loin de se voir remise en cause, la dynamique de la ville intelligente s’est en réalité accélérée en même temps qu’elle perdait la forte visibilité qu’elle possédait au départ. Elle touche à présent tous les continents sans exception. L’exemple de l’Afrique est à cet égard éclairant. En dépit des obstacles que rencontre le développement économique et technologique – en Afrique de l’Ouest, plus de 60 % de la population reste déconnectée d’Internet –, les villes ont entamé une transition numérique qui va bien au-delà de la création de quelques quartiers et villes nouvelles vitrines, comme Konza, au Kenya. Grâce à l’amélioration progressive des infrastructures et à l’équipement croissant de la population en smartphones, il devient possible d’envisager des applications dans des domaines qui vont des transports à la santé en passant par l’argent mobile. Dans ce dernier secteur, l’Afrique est en avance sur d’autres parties du monde. Le numérique commence également à transformer les rapports entre les campagnes et les villes en fournissant, par exemple, des informations concernant les opportunités de commercialisation des produits agricoles sur les marchés urbains 4.

En même temps qu’elle a franchi la ligne de démarcation entre économies en développement et développées, la diffusion des technologies numériques s’est traduite par une diversification des politiques de ville intelligente. Aux modèles monolithiques des premières années a succédé la reconnaissance de situations locales irréductibles les unes aux autres. Sur le modèle de la ville des réseaux héritée du XIXe siècle, dont elle vient à la fois accomplir et infléchir les orientations, la ville intelligente se présente désormais comme un ensemble diversifié de trajectoires possibles.

Fragmentation et ajustements négociés

Le passage de l’idéal à la réalité s’est accompagné d’une série de glissements et de négociations. On a assisté tout d’abord à l’abandon de la volonté d’intégration tous azimuts qui caractérisait les premiers projets de ville intelligente.

Sommairement, la ville intelligente présente aujourd’hui trois aspects. Elle possède un volet infrastructurel visant à optimiser le fonctionnement des réseaux – eau, assainissement, éclairage public et transports, notamment. Un second aspect tient à la gouvernance électronique et vise à rapprocher administration et administrés, à enrichir l’offre de services publics tout en simplifiant les procédures. Un dernier aspect renvoie enfin à l’ambition de stimuler l’économie en partageant des données produites par la ville. Le développement de start-up et le déploiement de plateformes sont inséparables de cette ambition.

Tandis que les discours sur la ville intelligente insistaient initialement sur la solidarité étroite de ces trois composantes, la mise en œuvre concrète de la transition numérique s’est traduite par une série d’initiatives fréquemment déconnectées les unes des autres. À l’intérieur même de chacun des trois niveaux précédents, l’intégration peut se révéler incomplète pour des raisons à la fois techniques et organisationnelles. S’agissant des infrastructures, par exemple, les données ne sont pas toujours interopérables, en même temps que certains services municipaux continuent à fonctionner en silos. Au lieu de conduire à une refonte de grande ampleur de tels services, les projets de ville intelligente doivent souvent composer avec eux.

Ce processus de fragmentation trouve toutefois sa contrepartie dans l’existence de multiples ajustements négociés. Les données jouent un rôle central dans ces ajustements. La fixation de règles du jeu concernant leur propriété et leur utilisation constitue l’une des composantes les plus stratégiques de la mise en œuvre concrète des politiques de ville intelligente, ainsi qu’en témoigne l’importance prise en France par les services publics de la donnée 5. Un autre ajustement stratégique réside dans les relations entre villes et plateformes. Dans le cas de Lyon, le sociologue Antoine Courmont a documenté comment la ville a négocié avec la plateforme Waze afin d’éviter que celle-ci ne dérive le trafic automobile dans des rues qu’elle cherchait à protéger.

Ce processus de fragmentation s’accompagnant d’ajustements négociés entre les acteurs concernés par les projets de ville intelligente est-il irréversible ? Les « jumeaux numériques » dont il est beaucoup question aujourd’hui veulent promouvoir une approche beaucoup plus intégrée, consistant à rassembler toutes sortes de données dans un environnement unique, associé à de la représentation 3D ainsi qu’à des outils métiers pour les décideurs et les urbanistes. Testée par Rennes et Singapour avec le support de Dassault Systèmes, cette démarche est reprise par plus d’une vingtaine de métropoles, de Londres à Genève 6.

Si elle a perdu en visibilité médiatique, la ville intelligente s’est installée durablement dans le champ des pratiques urbaines. Il est encore une fois difficile de savoir si la prise de distance à l’égard des grands projets intégrés va se poursuivre. Il semble en revanche à peu près certain que l’un des enjeux clefs des prochaines années va consister à rapprocher le déploiement des technologies intelligentes des questions environnementales. Après les infrastructures, les politiques de ville intelligente pourraient bien porter en particulier sur la gestion des ressources naturelles au sein de territoires urbains de plus en plus étendus et vulnérables.


  1. Antoine Picon, Smart cities. Théorie et critique d’un idéal autoréalisateur, Éditions B2, 2013.
  2. Francis Pisani, Voyage dans les villes intelligentes : entre datapolis et participolis, Netexplo, 2015.
  3. Voir par exemple Adam Greenfield, Against the Smart City. A Pamphlet, Do projects, 2013.
  4. Jérôme Chenal (dir.), L’Utilisation du numérique dans le contexte des villes de l’Afrique de l’Ouest, rapport de recherche, École polytechnique fédérale de Lausanne, juillet 2021.
  5. Voir sur ce point Marie Veltz, La Ville des plateformes à l’ère du numérique. Les enjeux politiques de l’émergence d’un nouvel imaginaire-pratique, thèse de l’université Paris-Est soutenue en 2020.
  6. Miroir, miroir… : le jumeau numérique du territoire, rapport de synthèse, Banque des territoires, 2021.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-10/ou-en-est-la-ville-intelligente.html?item_id=7826
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