Jean HAËNTJENS

Économiste et urbaniste, spécialiste des stratégies et de la prospective urbaines.

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La ville frugale, une alternative à l’urbanisme écolo-normatif ?

La cité de demain peut s’appuyer sur l’idée de ville frugale, conciliant satisfaction des besoins et économie des ressources. Sans carcan trop normatif et en dehors d’une vision trop technique, la frugalité revisite le quotidien des habitants et les différentes composantes des systèmes urbains.

La planification écologique est devenue le nouveau mantra des politiques publiques. Or les exercices de planification réalisés récemment par des instituts comme l’Ademe, RTE, Négawatt ou Shift Project 1 ont fait émerger quelques propositions qui ne manqueront pas d’interpeller le monde de l’urbanisme et de la construction : réduction de 20 % de la surface des logements neufs, limitation drastique de la construction de maisons individuelles, acceptation implicite d’une désertification du milieu rural.

En fait, l’idée d’assigner les populations à résidence dans des quartiers-casernes à haute performance énergétique, en faisant peu de cas de leur « désir d’habiter », n’est pas vraiment nouvelle. Elle s’est déjà exprimée, au cours des années 2000, dans des projets d’écoquartiers comme celui d’Hammarby Sjöstad à Stockholm ; opérations saluées à l’époque comme exemplaires sur le plan technique mais qui n’ont pas fait école.

L’équation de la ville frugale.

C’est dans ce contexte que je me suis intéressé, en 2010, à la notion de ville frugale, en m’inspirant des travaux d’urbanistes (Ian Gehl 2 ou Philippe Madec) avec lesquels je partageais une approche à la fois épicurienne et minimaliste de l’urbanisme : un urbanisme entendu comme « l’art de procurer le maximum de satisfactions avec le minimum de moyens ». Le contraire donc d’une approche punitive et normative ; le contraire aussi d’un urbanisme « du grand geste » qui triomphait alors sans partage.

Dans un livre publié en 2011 et réédité en 2021 3, j’ai cherché à préciser ce concept en tirant le fil des quatre équations qu’il devait résoudre :

  • concilier le désir d’espace et de jardin avec un usage raisonné du sol ;
  • concilier le désir de mobilité avec la sobriété énergétique ;
  • concilier les dynamiques spontanées de polarisation avec une répartition équilibrée des populations sur les territoires ;
  • concilier le plaisir de vivre en ville avec la modération des coûts urbains globaux (construction, fonctionnement, déplacements).

La ville frugale, ainsi définie, s’éloigne sensiblement de l’image irénique du « gentil petit écoquartier » associant verdure, pistes cyclables et potager collectif. Elle porte l’ambition de répondre simultanément aux quatre défis urbains majeurs que sont l’étalement, l’explosion des coûts écologiques, l’explosion des coûts financiers et la ségrégation socio-spatiale qui en résultait. Elle impose de résoudre une série d’équations qui se tiennent entre elles.


Espace public roulant à Saint-Nazaire


Réponses techniques et urbanistiques

Sur le plan technique, les réponses à cette « métaéquation » sont aujourd’hui à peu près connues.

Une première notion clé est celle de « compacité urbaine », à ne pas confondre avec celle de densité. La compacité, c’est un combiné de densité moyenne, de multifonctionnalité et de proximité. L’unité de vie élémentaire de la ville frugale, c’est un quartier ou un bourg de 6 000 à 10 000 habitants, disposé dans un rayon de 800 à 1 000 mètres autour d’un centre de proximité regroupant les principaux commerces et services publics et desservi par une station de transport collectif. Les densités correspondant à un tel schéma (5 000 habitants et emplois au km²) restent parfaitement compatibles avec des formes urbaines combinant petits immeubles et maisons de ville. La compacité, c’est tout simplement le bourg ou le quartier tel qu’il fonctionnait dans de nombreux pays européens avant le règne de l’automobile. Le rôle de cette unité élémentaire dans la quête de frugalité urbaine est absolument essentiel, puisque 40 % des déplacements en voiture concernent des distances inférieures à 3 kilomètres. Or, pour différentes raisons (urbanisme commercial périphérique, satellisation des équipements publics, colonisation de l’espace par l’automobile) cette compacité originelle a été dissoute. En France, il n’est pas rare de devoir prendre sa voiture pour acheter son pain ou emmener des enfants à l’école dans des communes de 5 000 habitants.

Le corollaire de la compacité, c’est la « marchabilité » et la « cyclabilité » : trajets les plus directs, trottoirs passants et débarrassés d’obstacles, revêtements plats et roulants, mise en sécurité des piétons et des cyclistes, présence du végétal. Ces conditions peuvent paraître triviales. Elles sont pourtant assez rarement réunies dans nos belles villes de France.

Une troisième notion est le quadrillage de l’ensemble de l’espace urbain par des « circulations vertes » qui peuvent être aussi des parcs linéaires. Copenhague ou Barcelone se sont fixé pour objectif que 80 % des habitations soient à moins de 400 mètres d’un de ces axes verts. La valeur d’usage de ces espaces est aussi un élément très important. Les parcs d’Oslo offrent à leurs visiteurs plus de 50 usages (allant du ski de fond au tir à l’arc en passant par le théâtre ou la musique) quand beaucoup de nos espaces verts restent souvent de simples pelouses.

Une quatrième notion, plus difficile à mettre en œuvre, est celle de « polycentralité », qui se décline à différentes échelles. Un certain nombre de métropoles (Lyon, Bordeaux, Turin) ont compris l’intérêt de passer d’une structure monocentrique à une structure polycentrique. A l’échelle nationale, le message n’a pas encore été reçu. Il est pourtant évident que la surconcentration d’activités en région parisienne a des effets délétères sur les prix immobiliers, la satellisation des ménages modestes, les flux pendulaires, l’allongement des distances, les coûts écologiques et urbains. Shift Project est un des rares « planificateurs écologiques » à avoir relevé cette incompatibilité fondamentale entre la surpolarisation des activités et la frugalité urbaine 4.

Une cinquième notion, corollaire de la polycentralité, est celle de « réseau de transport en toile ». Le meilleur moyen d’éviter la surpolarisation des flux et des activités en un point central unique consiste à compléter le réseau radial par des rocades. Ce principe vaut pour toutes les échelles au-delà de 200 000 habitants. Le réseau berlinois, avec son ring circulaire croisant les radiales, reste toujours une référence. Ce même principe a été appliqué, au début du XXe siècle, dans le réseau métropolitain parisien, considéré alors comme un modèle. C’était le Paris des 100 villages, desservis chacun par une station de métro et reliés aux autres à la fois par des rocades et des radiales. Oublié dans le Paris des années 1970 et son réseau RER radial, le principe a été redécouvert, en 2010, avec le tracé en rocade du Grand Paris Express. Il reste ignoré à l’échelle nationale, puisque le réseau TGV fait converger tous les flux vers Paris (le trajet le plus rapide pour aller de Lyon à Bordeaux, ou de Nantes au Havre, passe par la capitale). La desserte des villes moyennes par un réseau ferré performant est un autre enjeu stratégique pour la frugalité, la Suisse constituant sur ce point un exemple à suivre.

Les obstacles à la frugalité urbaine

Ces principes de frugalité ont fait leur chemin de façon inégale dans les approches contemporaines de l’urbanisme. Les circulations vertes se sont développées sur les berges des fleuves. Les modes de mobilité décarbonés ont repris quelques points de part de marché (3 % pour le vélo dans les villes françaises, contre 40 % à Copenhague). La recherche de compacité a permis une réduction significative de la taille moyenne des parcelles affectées à l’habitat individuel.

Le droit de l’urbanisme a cherché à contenir l’étalement urbain (avec notamment la mise en œuvre des schémas de cohérence territoriale – SCOT).

Pour autant, ces avancées positives n’ont pas permis d’inverser une dynamique d’urbanisation qui reste fondamentalement antifrugale, puisqu’elle exige toujours plus d’énergie, de sol et d’argent (public et privé) pour procurer une offre résidentielle qui, considérée dans sa globalité, tend plutôt à se dégrader.

Les facteurs d’inertie sont multiples. Les plus évidents relèvent du « déjà construit » (bâtiments, infrastructures). Mais d’autres, très nombreux, tiennent à des pratiques ou à des règles immatérielles, comme le droit de l’urbanisme ou le système de financement du logement. Il a ainsi fallu attendre 2014 et la loi ALUR pour que le coefficient d’occupation des sols (COS), véritable « pousse-aucrime » de l’étalement urbain, puisse être évacué des règlements d’urbanisme. Les prêts à taux zéro ont largement financé la construction de pavillons périphériques, y compris dans des villes moyennes dont les centres historiques dépérissaient (exemples de Chalon-sur-Saône ou de Vitré). Les incitations fiscales de type Pinel ont favorisé la construction de petits logements dans les centres-villes, et accéléré la satellisation des familles avec enfant en périphérie. L’urbanisme commercial a joué également un rôle décisif dans les dynamiques d’étalement. Les intercommunalités se sont souvent construites sur des compromis politiques qui accordaient aux communes périphériques de grandes libertés en matière de construction neuve (cas de Niort). Ajoutons que pour plus de la moitié d’entre elles, la construction de maisons individuelles en diffus s’est réalisée en dehors du périmètre des SCOT. Ce ne sont là que quelques illustrations d’une perte de contrôle générale du système urbain qu’Olivier Piron, haut fonctionnaire du corps des Ponts, a magistralement analysé 5.

En amont, il faut bien signaler le déficit de vision de l’État concernant l’aménagement souhaitable du territoire. En 2009, l’avenir urbain de la France était supposé être incarné par le projet du Grand Paris. En 2014, quelques grands maires ont réussi à imposer une loi Maptam (modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles) valorisant l’échelle des métropoles régionales. On s’est ensuite intéressé aux villes moyennes, dont les centres dépérissaient, puis aux bourgs, aux villages, avant que les gilets jaunes ne braquent le projecteur sur le périurbain et ses ronds-points.

Balayons aussi devant notre porte : les urbanistes n’ont pas toujours éclairé à bon escient la lanterne des politiques. Entre 2000 et 2015, nous avons proposé près de 50 concepts pour penser la ville (créative, résiliente, fertile, inclusive, circulaire, diffuse, numérique) 6. Parmi eux, le concept de smart city s’est avéré être l’un des plus antifrugaux, puisqu’il a laissé croire que la technologie pourrait tout résoudre et qu’il n’était donc pas nécessaire de trop contraindre la ville néolibérale.

Les points d’appui pour un urbanisme frugal

Depuis quelques années, plusieurs facteurs tendent à redonner du crédit à la notion de ville frugale. Les plus évidents sont l’envolée durable des prix de l’énergie, la prise de conscience des défis climatiques, l’incapacité d’une part croissante de la population à assumer ses coûts urbains (logement, déplacements) et l’incapacité annoncée de la puissance publique à prendre le relais.

Du côté plus positif des envies, le fait majeur est la progression culturelle d’un désir de « vivre mieux en consommant moins 7 » qui s’est pour partie révélé à l’occasion de la crise de la Covid, et dont certaines modalités — télétravail, retour au simple, quête de sens, attrait pour les villes moyennes – ouvrent l’éventail des possibles.

Cette culture de la frugalité interpelle désormais les milieux économiques, y compris certains dirigeants, qui ont vu avec inquiétude leurs employés déserter les tours de la Défense 8.

Quelques conditions pour aller vers le frugal

Rien ne permet pour autant d’affirmer que cette conjonction de facteurs favorables va faire spontanément émerger un nouveau paradigme urbain fondé sur la frugalité.

L’exemple des villes scandinaves, aujourd’hui les plus avancées dans la transition écologique, montre qu’un changement de paradigme ne peut s’accomplir qu’en réunissant un nombre relativement important de conditions.

Il faut d’abord, bien sûr, une vision globale du système urbain souhaitable, qui soit à la fois ambitieuse, réaliste et partagée.

Il faut aussi quelques principes de méthode, que j’ai décrits dans dans plusieurs ouvrages consacrés aux stratégies urbaines 9. Citons :

  • l’intervention simultanée sur toutes les échelles (de la région urbaine au cœur d’îlot) ;
  • l’intervention simultanée sur tous les composants du système urbain : les véhicules, les infrastructures, le plan, les équipements publics, les pôles d’activités économiques ;
  • l’usage en cohérence de tous les leviers de la régulation (réglementations, investissements publics, signaux financiers, messages culturels…) ;
  • l’équilibre entre les contraintes et les promesses positives (exemple du péage urbain de Stockholm, dont les recettes sont affectées de façon transparente au financement des transports collectifs) ;
  • le souci du détail et du réglage fin : distances piétonnes, confort des bancs publics, choix des essences végétales ;
  • la prise en compte des contextes (le vélo fonctionne mieux à Strasbourg qu’à Marseille).

Observons que ces conditions ont été pour l’essentiel réunies lorsque Napoléon III, Haussmann et leurs ingénieurs ont réussi à faire du Paris de 1870 le modèle urbain de référence pour les capitales européennes.

La ville frugale ne pourra donc advenir sans vision stratégique et sans méthode. Pour autant, ce concept n’impose pas de modèle urbain formaté. Il laisse, à l’intérieur de certaines limites, une relative liberté dans le choix des formes urbaines, les modes de déplacement, les modes d’habiter. C’est ce qui fait sa supériorité par rapport à l’urbanisme normatif que l’on voit se profiler dans les exercices de planification.

Étymologiquement l’écologie, c’est la science de la maison (oikos logos), la science du « bien habiter ». Or cette science n’est pas seulement technique. Elle doit, pour une large part, prendre en compte le désir d’habiter. Un désir qui a de fortes composantes culturelles. Un désir et que le sociologue Jean Viard a depuis longtemps défini comme « le désir d’habiter en vacances ».


  1. Des présentations et analyses de ces études ont été réalisées dans les numéros 447 et 448 de la revue Futuribles.
  2. Ian Gehl, Pour des villes à échelle humaine, Ecosociété, 2013
  3. Jean Haëntjens, La ville frugale, un modèle pour préparer l’après-pétrole, Rue de l’Échiquier, 2021.
  4. Voir Jean-Marc Jancovici, entretien dans la revue Urbanisme, no 417, avril-juin 2020.
  5. Olivier Piron, L’urbanisme de la vie privée, L’Aube, 2014
  6. Voir Francis Beaucire et Xavier Desjardin, La ville prise aux mots, éditions de la Sorbonne, 2017.
  7. Cécile Désaunay, La société de déconsommation, la révolution du vivre mieux en consommant moins, éditions Alternatives, 2021.
  8. Voir Pierre-André de Chalendar, alors PDG de Saint-Gobain, Le défi urbain, retrouver le désir de vivre en ville, Odile Jacob, 2021.
  9. Jean Haëntjens et Stéphanie Lemoine, Eco-urbanisme, défis planétaires, solutions urbaines, Écosociété, 2015.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-10/la-ville-frugale-une-alternative-a-l-urbanisme-ecolo-normatif.html?item_id=7832
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