Jean-Bernard AUBY

Professeur de droit public émérite de Sciences Po Paris

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Droit à la ville et droit de la ville

Le droit créé par la ville et le droit produit à destination de la ville peuvent s’apprécier à l’aune des deux notions de droit de la ville (comme ensemble de normes portant en particulier sur les contextes urbains) et de droit à la ville (comme accès garanti à un minimum de services). L’ensemble permet d’analyser les liens entre évolutions urbaines et logiques proprement juridiques de la ville.

Le « droit à la ville » et le « droit de la ville » sont des notions émergentes dans l’approche juridique de l’urbain. Le propos de ce texte est d’expliquer à quoi ces notions correspondent (1), en quoi elles sont utiles (2) et quelles sont les inflexions qu’elles sont susceptibles de connaître, compte tenu des évolutions de la réalité-ville que l’on peut observer aujourd’hui et prévoir pour demain (3).

1. Quelle est la signification de ces deux concepts ?

a) Même s’il est plutôt apparu postérieurement, la logique impose de commencer par le concept de « droit de la ville », parce qu’il est en somme plus général. On peut en résumer le sens de la manière suivante.

Sans trop simplifier les choses, on peut dire que les villes, qui, au Moyen Âge, étaient des acteurs essentiels de la vie publique et, par voie de conséquence, des sujets juridiques très consistants, ont vu leur puissance et leur individualité juridique anéanties par la montée du système étatique. Elles n’ont conservé une part d’autonomie politique et juridique qu’au travers de l’institution communale, qui ne coïncide pas nécessairement avec elles, en étant, qui plus est, tributaire des hauts et des bas historiques de son émancipation.

Dans cette conjoncture, leur fonctionnement juridique particulier s’est trouvé emprisonné dans deux corpus dont aucun ne leur était spécifique : le droit de la décentralisation – du local government –, qui ne s’intéresse pas qu’aux villes, et le droit de l’urbanisme, qui ne s’applique pas que dans les villes, même si, ici et là, il réserve nécessairement certaines solutions particulières aux contextes urbains.

Cette configuration juridique n’est plus tenable. On assiste aujourd’hui à une vraie renaissance de villes, qui deviennent le cadre de vie d’une grande majorité – en Europe, une très grande majorité – de la population et qui s’imposent de plus en plus comme des niveaux essentiels de l’action publique, de la production des biens publics, de l’innovation et de la vie démocratique concrète. Dans ces conditions, il n’est plus possible de traiter le droit des villes comme un sous-produit d’autres corpus juridiques. Il faut prendre le fonctionnement juridique des villes à bras-le-corps. C’est l’objet du « droit de la ville ».

b) La notion d’un « droit à la ville » est d’une nature différente, même si, elle aussi, procède de l’observation de certains faits contemporains. Elle est, au fond, le produit de la constatation de phénomènes nombreux et fréquents de mal-être dans les villes et de la prise de conscience de cette tendance naturelle qu’ont les villes à sécréter de la ségrégation.

D’où l’idée, que l’on doit initialement à Henri Lefebvre, de faire en sorte que leurs habitants puissent se réapproprier les villes, que tous les habitants des villes soient parties prenantes de leur existence collective.

Cette idée est professée, en vérité, sous des formes variables. Pour certains, elle est la clef d’une critique systématique de la ville capitaliste : cette vision, présente chez Henri Lefebvre, se retrouve à l’heure actuelle notamment chez David Harvey. Mais elle est aussi largement utilisée aujourd’hui, et par exemple par des institutions internationales comme ONU-Habitat ou l’Unesco, dans une acception plus neutre, qui lui donne simplement le sens suivant : faire en sorte, autant que possible, que tous les habitants de la ville aient un accès minimal à ses aménités essentielles et la possibilité d’y participer aux choix collectifs.

2. De l’utilité de deux notions

Essayons de préciser quels services ces notions de « droit de la ville » et de « droit à la ville » rendent et peuvent rendre.

a) Le concept de « droit de la ville » présente l’intérêt de permettre d’analyser de façon globale et systématique le fonctionnement juridique des villes, là où les corpus de référence jusqu’ici reconnus n’en appréhendent qu’une partie et dans des constructions qui débordent le cadre de la ville.

Revenons sur le droit de la décentralisation – ou des collectivités territoriales – et sur le droit de l’urbanisme. Le premier est centré sur la question de la gouvernance et ne s’en tient aucunement aux villes. Le second ne traite que les questions d’utilisation des sols, qui sont évidemment de grande importance mais ne constituent qu’une partie des problèmes juridiques de la ville ; en outre, comme on l’a rappelé, il étend son empire au-delà des contextes urbains.

Le droit de la ville se préoccupe, lui, d’analyser l’ensemble des problèmes que pose le fonctionnement juridique des villes. Il rencontre des questions plus larges, naturellement – les institutions locales, le service public, la police, les contrats publics, etc., mais il s’efforce de déceler les orientations propres qu’elles connaissent dans le contexte de la ville.

Je suis conduit, pour ma part, à y discerner trois grands chapitres et quatre piliers essentiels.

Les trois grands chapitres concernent, d’abord, la façon dont le droit approche la physique de la ville (ses espaces, publics et privés, ses équipements, sa forme et sa structure), ensuite, la façon dont le droit sert et encadre la dynamique de la ville (l’occupation des sols, les travaux et aménagements urbains, l’évolution économique des entités urbaines, les flux et le rapport au temps, la durabilité) et, enfin, le rapport que le droit entretient avec la politique dans la ville (son gouvernement, les services qu’elle rend, la dimension du « droit à la ville »).

À l’intérieur de ce cadre général, on peut identifier quatre piliers pratiques et juridiques, qui constituent les sujets majeurs, les parties essentielles du squelette juridique de la ville.

Le premier est constitué par les infrastructures, les équipements urbains : une ville, ce sont d’abord des réseaux, des flux, les services qu’ils rendent ; les problèmes juridiques corrélatifs – qui tiennent à la mise en place des infrastructures, à leur financement, à leur entretien, etc. – sont stratégiques.

Le deuxième est constitué par les espaces publics. Ceux-ci sont également au centre du fonctionnement des villes, et le droit doit traiter les nombreux problèmes que posent notamment leur utilisation – ceux qui découlent, en particulier, de la croissante compétition des usages –, leurs rapports avec les espaces privés, etc.

Le troisième est la part du droit qui régit l’utilisation des sols urbains. On retrouve ici le droit de l’urbanisme, naturellement, avec les dimensions particulières qu’il comporte dans les contextes urbains : puissance et densité des occupations du sol et des opérations d’aménagement, fréquence des montages partenariaux plus ou moins complexes, développement d’écoquartiers, etc.

Le quatrième tourne autour de la gouvernance de la ville. Là, le droit doit se préoccuper notamment d’organiser des structures de gouvernement qui soient à l’échelle de la ville – problème complexe, que traite, entre autres, le mécanisme des métropoles –, de formater juridiquement les services publics urbains, comme la gestion de l’ordre public – souvent plus difficile à assurer que dans les contextes ruraux, bien sûr –, de permettre une expression citoyenne qui n’est pas facile à garantir à l’échelle des grandes villes, etc.

b) Le concept de « droit à la ville » offre de son côté au moins deux atouts.

Le premier est qu’il projette un éclairage transversal sur les questions de la ville. Il les aborde d’une manière intéressante, en phase avec ce qui est la vie concrète des habitants des villes.

Le second est que l’éclairage qu’il projette est riche de substance : il éloigne d’une vision purement techniciste et technocratique de la ville, qui peut être parfois une tentation. En somme, il donne chair au droit de la ville.

Il y a plus encore, dans ce second aspect. Le concept de « droit à la ville » structure un élément clef de l’éthique de la ville contemporaine : il y rejoint d’autres valeurs fondamentales, comme celle de la ville durable et celle de la démocratie locale.

Le droit à la ville n’est pas quelque chose de facile à manier pour autant. Il n’est pas toujours commode de faire en sorte que tous les habitants de la ville aient un accès minimal aux aménités qu’elle procure : mobilité, services domestiques de base, sécurité, etc. C’est affaire de développement des services publics, de tarifs sociaux, voire de gratuité, de développement toujours difficile de canaux d’expression directe des citoyens, etc. Le droit propose ici et là des solutions.

3. Quelles inflexions possibles pour le droit de la ville et le droit à la ville ?

Si l’on admet que nos concepts de droit de la ville et de droit à la ville composent une grille utile d’appréhension des problèmes que pose le fonctionnement juridique des villes, on est amené à s’interroger sur les inflexions que les réalités juridiques qu’ils permettent de mettre en évidence sont susceptibles de connaître, compte tenu des évolutions de la réalité-ville que l’on peut observer aujourd’hui et prévoir pour demain.

a) Comme nos sociétés tout entières, mais à leur façon particulière, les villes affrontent un certain nombre de défis contemporains, qui en transforment le fonctionnement concret et donc, par rebond, le fonctionnement juridique.

Quatre lignes d’évolution sont ici spécialement perceptibles.

La première procède de la digitalisation, qui affecte les villes, leur fonctionnement collectif. Comme la société tout entière, mais avec ceci de particulier que ce sont les équipements urbains, les espaces publics urbains, les relations humaines et professionnelles dans les villes qui se trouvent impactés : c’est le phénomène souvent ramassé dans la notion de « ville intelligente », de « smart city ».

La deuxième découle du grand défi du changement climatique. Les villes doivent s’y adapter par mille et un aspects de leur fonctionnement, depuis la chasse aux « passoires thermiques » jusqu’au développement de l’agriculture urbaine en passant par le développement des sources locales d’énergie propre.

La troisième tient à ce que la crise de la Covid-19 a induit de transformations dans le fonctionnement urbain, qu’il s’agisse des conséquences du développement du télétravail, de la réalisation de l’importance des données locales de santé ou de la prise de conscience du poids des solidarités locales. La crainte sérieuse que l’on peut avoir de ce que d’autres crises analogues risquent de survenir donne à ces évolutions le poids de mouvements durables.

S’ajoute une quatrième évolution, concernant des phénomènes encore plus spécifiquement urbains, qui ont trait à la recherche d’une densification des villes, d’une plus grande verticalité, aux efforts pour limiter l’artificialisation des sols, à la lutte de plus en plus active contre les pollutions urbaines diverses, et notamment celle de l’air.

Ces différentes tensions actuelles interpellent toutes sortes d’aspects du fonctionnement juridique des villes, en particulier ceux qui tournent autour des quatre « piliers » évoqués plus haut.

Les infrastructures urbaines sont progressivement transformées en profondeur par la digitalisation et par la préoccupation du changement climatique. Des évolutions juridiques y sont associées, par exemple celles qui tiennent à la circulation des données dans les systèmes locaux de plus en plus interconnectés, ou celles qui affectent les changements dans la mobilité, induites par le souci du changement climatique.

Les espaces publics sont de plus en plus investis par le numérique – au travers de la vidéosurveillance, notamment –, avec les problèmes corrélatifs concernant la protection de la vie privée. La crise sanitaire a conduit à en restreindre l’utilisation, selon des modalités que l’on risque de retrouver au gré de futures crises, au détriment des libertés d’aller et venir, que le droit protège habituellement.

La régulation de l’occupation des sols est interpellée par les soucis de densification, de lutte contre l’artificialisation des sols comme par les évolutions de la mobilité et le développement du télétravail. Les plans locaux d’urbanisme doivent intégrer tous ces soucis dans une démarche de ville durable ou résiliente.

La gouvernance urbaine touche les bénéfices de la digitalisation, notamment en ce qu’elle facilite l’accès aux services publics et le dialogue avec les responsables publics, sous réserve de ce qui subsiste de fracture numérique. L’usage croissant de données comme le recours de moins en moins rare à des algorithmes posent cependant des problèmes juridiques dont certains ne sont pas tout à fait faciles à maîtriser.

b) De toutes ces évolutions, est-ce que le « droit à la ville » profite ou pâtit ?

Il faut éviter de donner une réponse trop simple.

À de multiples égards, les évolutions actuelles tendent à rendre les villes plus efficaces dans les services qu’elles rendent, les informations sur leur gestion plus accessibles, la communication avec leurs responsables en général plus facile. Et des mécanismes juridiques facilitent toutes ces évolutions.

Mais la médaille a ses revers. La fracture numérique tient encore certains habitants des villes à l’écart de leur fonctionnement digital. La densification crée par nature des tensions. Cela se traduit dans le droit, qui doit ménager des transitions.

Comme on l’a compris, je crois que les notions de « droit de la ville » et de « droit à la ville » sont aujourd’hui d’indispensables viatiques pour quiconque s’intéresse aux aspects juridiques de l’urbain. Parce qu’elles permettent de capturer et d’éclairer un éventail beaucoup plus large de ces aspects que les véhicules intellectuels utilisés jusqu’à maintenant. Les villes ne sont des réalités anecdotiques ni sur le plan sociologique, ni sur le plan économique, ni sur le plan politique, ni sur le plan juridique : le droit perd son temps en n’en prenant pas acte.

Cela même si la ville n’est pas formellement inscrite au frontispice de telle ou telle législation. Ce que l’on peut regretter sans doute, d’ailleurs, mais cela ne doit pas nous empêcher de prendre les devants !


Quelques références

  • Jean-Bernard Auby, Droit de la ville. Du fonctionnement juridique des villes au droit à la Ville, LexisNexis, 2e éd., 2016 ; « La Ville, nouvelle frontière du droit administratif ? » ; L’Actualité juridique. Droit administratif, 2017, p. 853.
  • Alain Bourdin, Marie-Pierre Lefeuvre et Patrice Melé (dir.), Les règles du jeu urbain. Entre droit et confiance. Descartes & Cie, 2006.
  • Gerald Frug, « The City as a Legal Concept », Harvard Law Review, no 93, 1979-1980, p. 1057-1154.
  • David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Éditions Amsterdam, 2011.
  • Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, 1re éd. 1968.
  • Valerio Nitrato Izzo, Gli spazi giuridici della città contemporanea. Rappresentazioni e pratiche, Editoriale Scientifica, 2017.
  • Ali Sedjari (dir.), Performance urbaine et droit à la ville, L’Harmattan, 2011.
  • Unesco, Politiques urbaines et droit à la ville, 2006.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-10/droit-a-la-ville-et-droit-de-la-ville.html?item_id=7821
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