Mathieu LOURS

Historien de l’architecture, professeur d’histoire de l’art en classes préparatoires.

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Un patrimoine à conserver et à valoriser

Le patrimoine urbain autorise distinction, identification, enracinement. Aux origines religieuses, civiques, économiques ou résidentielles, ces édifices contribuent à la qualité de vie en ville. Plastiques, les usages du patrimoine s’adaptent aux contraintes et aux volontés. Il s’agit, aujourd’hui, de bien valoriser ces éléments-clés de l’urbanité et de repérer ce qui mérite d’être patrimonialisé.

«L’air de la ville rend libre. » Le célèbre adage allemand du XVe siècle rappelle que la première qualité de la ville, en Occident, réside dans sa capacité à accueillir au sein de la citoyenneté urbaine les individus qui, venus de tous horizons, en embrassent le destin commun et donc les héritages qu’elle porte, son patrimoine, au sens premier du terme. Celui-ci apparaît ainsi comme un des éléments-clefs de l’urbanité. Et ce avant même l’émergence de la notion contemporaine de patrimoine, à partir du XVIIIe siècle. Les monuments de la ville constituent en effet la traduction dans la pierre, la brique, le bois, des fonctions qui distinguent la ville de la simple agglomération. Que la ville soit considérée comme urbs, au sens concret, ou civitas, au sens juridique, le patrimoine est à la croisée de l’urbanité quantitative, celle qui procède d’une accumulation plus importante d’individus, et de l’urbanité qualitative, liée à la présence de fonctions urbaines éminentes. Celles-ci sont attachées à la présence de pouvoirs, de services, de réseaux qui témoignent d’une centralité spécifique et dont les traductions architecturales affichent les ambitions. En ce sens, le patrimoine est un outil mélioratif de l’espace intra-urbain, mais aussi de hiérarchisation entre les villes.

Patrimoine et urbanité : une histoire ancienne

Cette donnée n’est pas seulement le fruit de l’apparition en France, en 1819, du terme de « monuments historiques » dans les textes officiels. Dès l’époque médiévale et l’époque moderne, le culte des « monuments » existait déjà, par exemple à Arles ou à Nîmes. Dans ce dernier cas, cela permettait aux élites nîmoises d’affirmer leur ancienneté par rapport à la rivale, fondée au Moyen Âge, qu’était Montpellier, qui prévalait économiquement et démographiquement dès le XVIe siècle. La fonction religieuse n’est pas en reste : depuis le début du Moyen Âge, seule la possession d’un siège épiscopal et donc d’une cathédrale permettait de disposer, aux yeux du droit ecclésiastique, du rang de civitas. Ainsi, de ce point de vue, Senez, dans l’actuel département des Alpes-de-Haute-Provence, malgré une population de deux centaines d’habitants, était considérée comme une ville. Mais il fallut attendre 1730 pour que Dijon devienne le siège d’un évêché et soit revêtue de ce titre aux yeux des autorités religieuses. Cela étant, les fonctions politiques et civiques avaient, depuis la fin du Moyen Âge, rendu plus ouverte l’accession, de fait, au rang de ville. La présence d’un château seigneurial ou royal en est un exemple, tout comme le patrimoine civique que constituent les hôtels de ville avec leurs beffrois, les marchés et, surtout, les enceintes successives qui montrent la rupture entre l’espace juridique de la ville et les faubourgs puis le plat pays. La Révolution montra les premières ruptures avec ces héritages continus au sein des villes. De la pensée des Lumières procéda l’idée que l’« utilité » dans la ville, devait primer sur la dignité des héritages. Appliquer aux villes existantes les mêmes principes que ceux qui présidaient à l’établissement des villes nouvelles conduit à deux siècles de mutations sans précédent. Dès 1790, la suppression d’une part importante des églises urbaines et des enclaves conventuelles permet de tracer des lotissements, de construire les édifices liés aux services publics de l’éducation et de la santé, mais aussi des marchés, des bourses et des théâtres. Ce processus se poursuit, à partir des années 1850, dans toutes les déclinaisons de l’haussmannisme à Paris et dans les villes de province.

L’élargissement progressif de la notion de protection patrimoniale en France est lié à la perception du rôle du monument dans la ville et à son lien avec l’histoire. Au XIXe siècle, le patrimoine accorde une valeur ajoutée à la ville avant tout par sa fonction esthétique et identitaire. Depuis les années 1840, une fois classé, le monument est restauré de façon à s’inscrire dans un passé idéal rêvé, dégagé au sein d’une place, isolé au terme d’une percée. Les cathédrales forment désormais le fond de scène de parvis trop vastes, comme à Paris, voire aux fonctions urbaines énigmatiques, comme celui aménagé à Rodez à l’ouest de la cathédrale, au pied d’une façade dépourvue de porte. Avec les squares et les sculptures monumentales, le monument réécrit un passé idéal, où la ville est liée à la nation, au moment où, révolution industrielle oblige, elle accueille un nombre croissant d’anciens ruraux, qui, de déracinés, s’enracinent dans ces identités qui tiennent tout autant de la prospective que de l’héritage. Cette logique s’est poursuivie, en partie, jusque dans nos villes contemporaines, le patrimoine en tant que monument restant le point d’ancrage des anciens et des nouveaux urbains ainsi que des visiteurs de passage. Au XXe siècle, l’élargissement de la notion de patrimoine a profondément changé le rapport entre celui-ci et la ville. Le patrimoine s’est en effet élargi chronologiquement, permettant la protection d’édifices du XIXe et du XXe siècle, liés non plus seulement aux fonctions religieuses et civiques mais aussi au travail et à l’habitat. On est également passé de la protection du monument à celle du tissu urbain, avec l’institution de secteurs sauvegardés grâce à la loi Malraux, en 1962 – à commencer par le Marais –, devenus aujourd’hui des sites patrimoniaux remarquables. Depuis les années 1980, le patrimoine et ses usages sont systématiquement pris en compte au sein des études d’urbanisme comme un élément qualifiant ou requalifiant des espaces urbains. Qu’en est-il du patrimoine face au défi actuel auquel sont confrontées les villes françaises ?

Le patrimoine dans les dynamiques urbaines

Le patrimoine reste aujourd’hui un facteur de centralité. Par définition, le centre urbain possède, comme héritage de l’histoire, un patrimoine dense, qui reflète des fonctions urbaines plus rares. Ce qui pose un certain nombre de défis. Le premier est lié à la mutation sociologique des centres urbains. Un des exemples les plus manifestes est celui du patrimoine religieux. Malgré les démolitions d’églises consécutives à la Révolution française, les centres-villes anciens possèdent une densité importante d’édifices religieux, alors que leur population diminue et que le nombre de prêtres pour les desservir est en baisse lui aussi. À Rouen, la décision a été prise en 2017 de désacraliser l’église Saint-Paul et l’église Saint-Nicaise. La mairie a mis en vente la première, et transformé la seconde en brasserie associative.


Projet de transformation de l’église Saint-Nicaise de Rouen


Cette transformation d’usage préserve l’édifice et l’inscrit dans une nouvelle fonction, économique et liée aux patrimoines gastronomiques, restant ainsi dans le domaine des fonctions urbaines qualitatives. Si, dans les quartiers centraux, le devenir du patrimoine religieux comme porteur de nouveaux usages est un bon indicateur, c’est celui du patrimoine industriel qui est au cœur des réflexions dans les quartiers proches du centre. Dans le contexte de ce qu’il est convenu d’appeler la gentrification, le basculement des usages permet un maintien des formes monumentales des édifices les plus marquants.

L’exemple des Grands Moulins de Paris et de Pantin est, à ce titre, emblématique. Véritables forteresses industrielles néomédiévales de métal, de verre et de briques construites à la fin du XIXe siècle, ils dominent toujours leur quartier, mais en étant devenus le siège d’une banque et celui d’une université. Ce basculement d’usage s’inscrit dans de nouveaux liens avec le centre, par coulées vertes, pistes cyclables, tramway ou revalorisation des voies navigables. La plasticité du patrimoine est ici évidente : maintien des formes, changement de la fonction, adaptation aux nouvelles exigences qualifiantes. Et, aussi, inscription dans les logiques économiques liées à la financiarisation et à la tertiarisation, le patrimoine industriel ayant moins d’inertie d’usage que les édifices publics.


Les Grands Moulins de Pantin aujourd’hui


Mais le rapport du patrimoine à la ville déborde largement la question de la centralité et concerne aussi les périphéries urbaines. La valorisation du patrimoine est au cœur de l’enjeu de la dignité et de la promotion des territoires urbains. Au sein des villes françaises, le patrimoine joue un rôle important pour l’intégration aux villes de leurs espaces périphériques. Dans les espaces périurbains, le patrimoine antérieur au XIXe siècle est en effet le reflet, à la différence de celui des centres, d’une réalité disparue : aujourd’hui situé au sein d’une agglomération, il est constitué, pour une bonne partie, d’édifices conçus pour la ruralité ou pour des bourgs semi-urbains, ou relève d’un passé industriel révolu. Comment lui donner un sens ? Cela va de soi pour les édifices religieux, qui continuent à assumer leur fonction et dont l’état est souvent moins préoccupant que pour ceux situés dans des zones restées rurales. Mais le patrimoine des grandes demeures périurbaines du XIXe siècle connaît un sort moins enviable, entre démolition pour des opérations immobilières de densification et réutilisation pour des logements collectifs ou des services publics qui conduit à une destruction des décors intérieurs. On pourra citer la récente démolition du « château » de Lagny-le-Sec, en 2019.

Mais le plus grand défi consiste à patrimonialiser de manière pertinente, par le classement et la valorisation, les éléments contemporains qui constituent le cadre de vie des citadins des banlieues d’aujourd’hui. La protection patrimoniale des grands ensembles, aux qualités monumentales indéniables, imaginés par des grands noms de l’architecture du XXe siècle, comme Émile Aillaud à Chanteloup-les-Vignes ou Georges Candilis au Mirail, à Toulouse, entre parfois en conflit avec les politiques de rénovation urbaine. Et pour reloger parfois les habitants dans des édifices aux ambitions architecturales plus discutables. La rénovation du Quartier des poètes, à Pierrefitte-sur-Seine, a récemment posé à nouveau la question, et s’est achevée en 2010 par la démolition de cet ensemble expérimental des années 1970 et 1980, mais devenu symbole de sous-qualification urbaine pour les autorités locales. Ces ensembles architecturaux, mal entretenus et dans lesquels ont été concentrées les populations les plus fragiles, ont constitué de faciles boucs émissaires. Quoi qu’il en soit, la valorisation de l’espace urbain grâce à l’outil patrimonial dans les banlieues doit passer par une protection et une valorisation globale des héritages. Par une prise en compte à la fois du « vieux pays » et de la « cité ». Parce que les habitants de la seconde doivent avoir conscience d’être enracinés dans un « quelque part ». Des expériences fructueuses existent, par exemple dans le cadre de l’action du Collectif Fusion, qui, à Villiers-le-Bel, propose des actions culturelles utilisant le patrimoine local comme passerelle, permettant aux jeunes de la ville de s’approprier leur lieu de vie dans toute la multiplicité des mémoires qu’il porte.


Toulouse, le Mirail, immeuble Bellefontaine


Aujourd’hui, que ce soit dans les centres ou dans les périphéries, les grands chantiers patrimoniaux sont aussi un moyen de créer des dynamiques à toutes les échelles. Certaines entreprises de restauration ou de restitution d’éléments patrimoniaux constituent des enjeux forts pour la qualité des villes, où sont en lien des acteurs locaux, territoriaux et étatiques. L’exemple des deux nouvelles flèches qui, d’ici à quelques années, se dresseront dans le ciel de l’Île-de-France est particulièrement révélateur. À Notre-Dame de Paris, après l’incendie de 2019, l’enjeu consiste à rendre à la capitale un élément triplement identitaire. Notre-Dame est liée à l’identité religieuse, culturelle et politique. Et à toutes les échelles : celle de la ville, de la région, de la nation, et du monde, grâce au tourisme et à l’exploitation médiatique de l’image de la cathédrale. Mais la restauration de Notre-Dame pose aussi la question du lien avec la ville et tient effectivement compte des abords, du parvis, du devenir de l’Hôtel-Dieu. La ville de Paris est responsable de cette opération concernant l’aménagement des abords et travaille ainsi avec l’État, propriétaire de la cathédrale, et l’archidiocèse de Paris, affectataire. Archidiocèse qui a lancé une réflexion sur le devenir des églises de l’hypercentre de la capitale, en lien avec la réouverture de la cathédrale. Le patrimoine est, dans le cas présent, utilisé pour qu’une permanence des usages s’intègre dans les mutations d’un espace urbain davantage partagé, apaisé et continu. L’autre flèche est celle de la basilique de Saint-Denis. Au cœur d’un territoire à la fois sensible et stratégiquement situé aux portes de la capitale, la reconstruction de la tour nord et de la flèche de l’édifice, qui commencera au début de l’année 2023, est portée à la fois par la municipalité et l’association Suivez la flèche, qui en est le maître d’ouvrage. Pour la ville de Saint-Denis, la reconstruction de la flèche vient combler une blessure patrimoniale, ce morceau de bravoure architectural ayant été démonté en 1845 en vue d’être reconstruit. C’est aussi l’occasion de doter la ville d’un élément vertical qui vient rappeler sa centralité propre dans la plaine de France, même si celle-ci est une centralité périphérique par rapport à celle de Paris. L’attrait des visiteurs pour le chantier pédagogique et la rénovation urbaine qui accompagne le projet contribuent à requalifier par le patrimoine l’ensemble du quartier et l’image de la ville.

Ainsi, le patrimoine a partie liée avec la qualité des espaces urbains. Tout d’abord parce que, comme on l’a vu, le patrimoine est lui-même en lien avec les villes à chacune des époques de leur stratification. Et chaque stratification du palimpseste urbain utilise – ou efface – les éléments qualitatifs qu’il a reçus en héritage. Aujourd’hui, le patrimoine demeure un élément d’appréciation qualitatif des espaces urbains, en grande partie grâce à la plasticité de ses usages. Façonnant l’identité des espaces, le patrimoine architectural accorde au lieu urbain une dignité, au sens latin de dignitas, qui implique une approche qualitative de la ville. Du fait de sa présence, le patrimoine contribue à maintenir ou à promouvoir la qualification des espaces urbains.

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