Olivier RENAUDIE

Professeur à l’École de droit de la Sorbonne, codirecteur du Groupement de recherche sur l’administration locale en Europe (GIS-GRALE).

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Le rôle croissant des maires

Les communes pèsent davantage dans la mise en œuvre des politiques publiques. Les dynamiques de décentralisation et les dispositions récentes relatives à la différenciation confèrent aux maires, qui bénéficient par ailleurs de la proximité avec la population, un rôle et des responsabilités accrus, particulièrement en matière d’urbanisme et de sécurité. La montée en puissance des maires s’avère toutefois limitée, notamment sur le plan sanitaire.

Toutes les collectivités territoriales contribuent désormais à la conception et à la mise en œuvre des politiques publiques. Elles le font de manière indirecte, par l’intermédiaire du Sénat. Il faut en effet rappeler que celui-ci « assure la représentation des collectivités territoriales de la République 1 ». Elles le font également de manière plus directe : d’un côté, les grandes associations d’élus locaux, comme Régions de France ou l’Association des maires de France, pèsent sur le contenu des textes législatifs et réglementaires en cours d’élaboration ; de l’autre, les collectivités territoriales sont concernées par la mise en œuvre des dispositions normatives, soit que celles-ci portent sur leurs compétences, soit qu’elles doivent simplement les mettre en œuvre localement.

Un tel constat n’est pas anormal dans une République, dont l’organisation est qualifiée de « décentralisée » par la Constitution. Celui-ci n’en est pas moins remarquable pour au moins trois raisons 2. D’abord, ce constat contemporain contraste avec l’histoire institutionnelle de la France, marquée – on le sait – par une forte centralisation politique et administrative. Ensuite, cela témoigne d’un changement de paradigme relatif au territoire : longtemps, ce dernier a été réduit à n’être qu'un instrument au service des organes centraux de l’État ; désormais, il est le lieu pertinent où les questions sont posées, et les réponses, élaborées. Enfin, il faut noter que cette coproduction des politiques publiques s’est opérée malgré la restriction des hypothèses de cumul des mandats politiques opérée en 2014 3 : on le rappelle, il est interdit notamment à tout député ou sénateur d’exercer une fonction exécutive locale.

Parmi les collectivités territoriales concernées par ce mouvement, les communes occupent une place à part, non pas seulement parce qu’elles sont les plus nombreuses, mais parce qu’elles sont les mieux identifiées par la population en matière de qualité de vie. Cela nous conduit à nous interroger sur la montée en puissance des maires dans les politiques publiques. Pour répondre à cette interrogation, il convient d’analyser les motifs, les modalités et les limites de cette montée en puissance.

Les motifs

Les maires sont aujourd’hui une figure incontournable des politiques publiques. Pourquoi en est-il ainsi ? On peut invoquer trois raisons principales, puis en donner quelques illustrations.

La première raison de cette évolution est d’une grande banalité : il s’agit du mouvement de décentralisation territoriale, ayant conduit à de nombreux transferts de compétence, de l’État vers les collectivités, en particulier les communes. Entamé au début des années 1970, ce mouvement a été prolongé par la loi du 2 mars 1982, qui procède notamment à la suppression de la tutelle de l’État sur les collectivités et à des transferts par blocs de compétences. Il a été amplifié par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, qui consacre le pouvoir réglementaire des collectivités territoriales et affirme le caractère décentralisé de l’organisation de la République française. La deuxième raison est plus contemporaine : il s’agit de la différenciation territoriale, telle qu’elle résulte de la loi du 21 février 2022 4. Comme le précise ce texte, les règles relatives à l’attribution et à l’exercice des compétences applicables à une catégorie de collectivités territoriales peuvent être différenciées pour tenir compte de différences objectives de situation. Il est d’usage de filer la métaphore vestimentaire : on parle alors de statut « sur mesure » ou encore de disposition législative « cousue main » pour désigner telle ou telle collectivité ou partie du territoire national 5. De telles dispositions permettent ainsi d’adapter le droit aux caractéristiques particulières de certaines collectivités, par exemple leur taille, leur insularité, ou encore de corriger des inégalités de fait, généralement économiques, par des mécanismes de compensation. La troisième raison tient à l’essence même de la commune. D’une part, celle-ci incarne l’échelon de proximité. D’autre part, les édiles communaux entretiennent avec la population des relations étroites, au point d’être, selon la formule consacrée, à portée d’engueulades.

On peut illustrer l’importance prise par le maire dans les politiques publiques en évoquant deux d’entre elles, l’urbanisme et la sécurité. S’agissant de l’urbanisme, il faut rappeler que, pendant très longtemps, celui-ci a été une affaire d’État. Certes, les communes étaient associées à l’élaboration des documents d’urbanisme, mais les préfets avaient le dernier mot. Il en allait de même pour la délivrance des permis de construire : en cas de désaccord entre le maire et le directeur départemental de l’équipement, la décision était transférée au préfet. Les lois des 7 janvier 1983 et 18 juillet 1985 ont opéré un changement important en confiant au maire une double compétence : celle d’élaborer les documents d’urbanisme, notamment les plans locaux d’urbanisme, et celle de délivrer, au nom de la commune, les permis de construire. Depuis cette révolution décentralisatrice, les maires peuvent façonner le cadre de vie des habitants des villes tout en devant rendre compte – politiquement et juridiquement – des choix opérés. S’agissant de la sécurité, il y a eu longtemps un malentendu. À force d’entendre les ministres de l’Intérieur successifs répéter qu’elle était une compétence exclusive de l’État, on a fini par le croire. Or, de très longue date, au moins depuis la Révolution de 1789, la sécurité est une compétence partagée entre l’État et les communes. Sur le territoire de ces dernières, les maires peuvent édicter des mesures ayant pour objet de prévenir les troubles à l’ordre public, afin de protéger la population, par exemple fermer une voie à la circulation automobile ou interdire l’accès à une plage. Une telle compétence conférée aux maires présente deux avantages. Le premier avantage, d’ordre pratique, est celui de la rapidité : toujours le premier informé des événements se déroulant sur le territoire de sa commune, le maire est le plus à même de réagir au plus vite. Le second avantage, d’ordre théorique, tient à ce que la commune constitue l’échelon le plus libéral 6. Juridiquement, les restrictions aux libertés apportées par les mesures de police doivent être tout à la fois exceptionnelles et matériellement limitées 7. Elles doivent également être limitées dans l’espace : c’est en ce sens que les mesures de police municipale, applicables sur un territoire aussi restreint que celui d’une commune, apportent aux libertés des restrictions par essence mesurées.

Les modalités

Il faut se méfier de la personnification des fonctions et de la figure du maire-entrepreneur, qui pourraient laisser penser que les maires font tout seuls. C’est loin d’être le cas 8. D’abord, ils peuvent s’appuyer sur les membres du conseil municipal : sur ce point, il est significatif que, ces dernières années, les adjoints au maire titulaires d’une délégation relative à l’une ou l’autre des politiques publiques (urbanisme, développement durable, santé, culture, sécurité, etc.) se sont multipliés. Ensuite, les entourages des maires ont été renforcés : d’un côté, l’encadrement administratif des collectivités s’est accru ; de l’autre, les structures de cabinet se sont étoffées. Enfin, les maires inscrivent leur action dans une démarche moins verticale qu’auparavant : ils cherchent le dialogue et le partenariat. Cela se traduit de deux manières : par la contractualisation, tournée plutôt vers l’État ; par la concertation, tournée plutôt vers les habitants.

S’agissant de la contractualisation, elle est une tendance lourde en matière d’action publique locale. Symboliquement, elle permet de mettre les communes et l’État sur un pied d’égalité. En pratique, elle est souvent l’occasion d’imposer des contraintes aux collectivités. C’est le cas, par exemple, des contrats de Cahors, mis en place en 2020, qui visent à adopter une approche partenariale pour la maîtrise de la dépense publique. C’est le cas également des contrats de sécurité intégrée, qui, sur la forme, matérialisent le dialogue entre l’État et une commune en matière de sécurité et, sur le fond, donnent lieu à des engagements, par exemple renouveler le parc automobile de la police municipale ou étendre la vidéoprotection sur le territoire de la commune.

S’agissant de la concertation, elle est également dans l’air du temps, car elle permet de mieux associer la population aux actions de la commune. En effet, elle peut se définir comme un processus dans lequel les habitants sont informés et consultés, afin de débattre et d’enrichir un projet. Sur le sujet, la politique environnementale a été pionnière, avec les enquêtes publiques, créées par la loi Bouchardeau du 12 juillet 1983 9 et régulièrement renforcées. Celles-ci précèdent en général les grands travaux et les expropriations et sont l’occasion de faire connaître aux habitants la teneur d’un projet et d’adapter celui-ci aux réactions recueillies. Loin de se limiter à l’environnement et à l’urbanisme, la concertation s’étend au secteur social, à la santé ou encore à la prévention des risques.

Les limites

Aussi remarquable soit-elle, la montée en puissance des maires dans les politiques publiques n’est pas sans limites. Celles-ci sont de deux types.

D’une part, l’importance prise par les maires est aujourd’hui atténuée par le développement de l’intercommunalité, incarnée par les établissements publics de coopération intercommunale, notamment les métropoles. De nombreuses compétences autrefois exercées par les maires ont été transférées à l’échelon intercommunal : tel est le cas en matière d’urbanisme, d’habitat, d’environnement, de transports ou de culture. Les raisons du succès contemporain de l’intercommunalité sont multiples. Une première raison tient à ce que, dans de nombreux secteurs, la commune s’avère un territoire trop étriqué pour exercer efficacement certaines compétences et répondre aux attentes de la population en la matière. Une seconde raison tient aux économies budgétaires auxquelles les communes peuvent aspirer en exerçant en commun certaines compétences, ce qui, dans un contexte de raréfaction des ressources, est tout sauf négligeable.

D’autre part, les maires sont privés de moyens d’action dans certains secteurs de l’action publique. Tel est le cas dans les domaines régaliens, à savoir la défense, la justice ou la diplomatie, qui relèvent historiquement et juridiquement de la compétence exclusive de l’État. Ainsi, confronté à la fermeture d’un tribunal sur le territoire de la commune, le maire peut monter au créneau politiquement, mais il est relativement désarmé sur le plan juridique. Au-delà de la sphère régalienne, il est des politiques publiques qui laissent encore trop peu de place aux maires. Pour s’en convaincre, on peut prendre l’exemple de la santé. La crise sanitaire a révélé la situation paradoxale des maires. D’un côté, ceux-ci ont été en première ligne durant la pandémie : achat et distribution de masques, création de fonds d’équipement d’urgence pour les professions de santé, mise en place de services de téléconsultation, installation de vaccinodromes, les initiatives locales ont été nombreuses 10. De l’autre, leurs attributions en matière sanitaire sont apparues particulièrement limitées. Cela tient à ce que le Code de la santé publique prévoit que « la politique de santé relève de la responsabilité de l’État 11 », et ce afin de garantir à tous l’égal accès aux soins. Certains arrêtés municipaux édictés à l’occasion de la pandémie ont pu ainsi être annulés par le juge administratif pour incompétence. Le cas le plus emblématique est certainement celui des arrêtés obligeant la population à porter un masque sur certaines parties du territoire de la commune. Le maire de Sceaux 12 et, plus récemment, celui de Nice 13 ont pu estimer nécessaire de prendre de telles mesures. Saisi de recours, le juge a estimé qu’en l’état du droit, un maire n’est pas compétent pour édicter un arrêté de ce type, lequel est susceptible, par ailleurs, de compromettre la cohérence et l’efficacité des décisions prises par les autorités de l’État. Logiques juridiquement, de telles décisions juridictionnelles apparaissent dépassées politiquement. D’une part, les maires semblent renvoyés au statut de simples préfets sanitaires, très loin de l’esprit de décentralisation. D’autre part, il est paradoxal qu’à l’heure où la différenciation territoriale progresse, des politiques publiques semblent toujours en proie à la centralisation étatique et à une application uniforme sur l’ensemble du territoire national. Non seulement cela n’est guère libéral, mais il n’est pas certain que cela soit très efficace.


  1. Article 24 de la Constitution.
  2. Voir Pierre Sadran, La République territoriale. Une singularité française en question, La Documentation française, 2015.
  3. Loi organique no 2014-125 du 14 février 2014.
  4. Loi no 2022-217 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale.
  5. Voir Philippe Estèbe, L’égalité des territoires. Une passion française, PUF, 2015.
  6. Jean-Jacques Gleizal, « L’État, les collectivités locales et la sécurité : concepts et politiques », Les Cahiers de la sécurité intérieure, no 16, 1994, p. 13.
  7. On connaît la formule classique, selon laquelle « la liberté est la règle et la restriction de police, l’exception » (concl. Corneille, Conseil d’État, 10 août 1917, Baldy, Leb. p. 638).
  8. Voir Stéphane Cadiou, Le Pouvoir local en France, PUG, 2009, p. 158 et s.
  9. Loi no 83-630 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement.
  10. Philippe Mouiller et Patricia Schillinger, Rapport d’information relatif aux initiatives des territoires en matière d’accès aux soins, Sénat, no 63, 14 octobre 2021.
  11. Article L. 1411-1. Sur le sujet, voir Benoît Apollis et Didier Truchet, Droit de la santé publique, Dalloz, 11e éd., 2022, p. 22.
  12. Conseil d’État, 17 avril 2020, Commune de Sceaux, req. no 440057.
  13. Tribunal administratif de Nice, 8 juillet 2022, M. Cassia, req. no 2203291. Voir Patrice Spinosi, « Bas les masques ! », JCP G, 18 juillet 2022.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-10/le-role-croissant-des-maires.html?item_id=7823
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