Gérard-François DUMONT

Professeur émérite à Sorbonne Université, président de Population & avenir.

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L’armature urbaine française : une exception en Europe

Héritage de politiques étatiques pluriséculaires de centralisation, l’armature urbaine française se distingue par sa macrocéphalie. Paris concentre et polarise bien plus que n’importe quelle ville en Europe. Cette domination parisienne du système urbain demeure très élevée, même si elle tend à s’atténuer, notamment en raison d’une quête de qualité de vie. L’armature urbaine n’est jamais totalement figée.

La façon dont les villes se structurent et se hiérarchisent en France permet de comprendre son armature urbaine 1. Dans ce dessein, il est nécessaire de considérer l’histoire, dont l’armature actuelle est aussi un héritage, qui s’analyse mieux en effectuant des comparaisons avec d’autres pays européens. Il convient enfin de se demander comment cette armature évolue, à des échelles variées.

Un double legs de l’histoire

L’histoire livre deux enseignements essentiels. D’abord, la localisation des points, donc des villes, de l’armature urbaine relève de legs fort anciens. En effet, les villes qui marquent le paysage français sont, dans leur quasi-totalité, des territoires qui sont urbanisés depuis des siècles, voire des millénaires, comme Marseille, fondée il y a plus de vingt-cinq siècles. Certes, le peuplement actuel absolu et relatif de ces villes est généralement incomparablement plus élevé que dans le monde précédant l’ère industrielle, où l’agriculture dominait l’économie, imposant une population très majoritairement rurale. Mais, dans un pays au peuplement ancien comme la France, la naissance des villes est également précoce face à la nécessité d’avoir des lieux où s’exerce le pouvoir politique, où s’effectuent des échanges commerciaux, où il existe des nœuds de transports liés, par exemple, à l’existence de cours d’eau dans cette longue histoire pendant laquelle ces cours d’eau sont le principal moyen de transport. Ainsi, Bordeaux, Nantes, Paris ou Toulouse sont déjà des territoires de peuplement urbain avant l’ère chrétienne.

Le second enseignement de l’histoire tient à la centralisation des derniers siècles de l’Ancien Régime, qui se prolonge sous les régimes politiques successifs, à part la période des « quinze glorieuses » de la décentralisation, entre 1982 et 1997 2. Cette centralisation explique les caractéristiques de la géographie actuelle des grandes villes françaises. La première est, hormis Paris, l’absence de grandes villes dans le Bassin parisien, comme à ses franges. Avant la centralisation, donc au Moyen Âge, la situation était relativement différente : Rouen, Reims ou Orléans avaient un poids démographique significatif, qu’elles ont perdu depuis, comme si Paris avait vampirisé le Bassin parisien en attirant les hommes et les activités avant même que le processus de l’émigration rurale ne se mette en œuvre, au XIXe siècle, avec le développement de l’industrie. Deuxième caractéristique liée à la première, les plus grandes villes de France hormis Paris, soit Lyon, Marseille, Toulouse ou Bordeaux, sont en périphérie de l’Hexagone, comme si leur éloignement de la capitale avait limité les effets de l’attraction parisienne. La plus proche de la capitale, Lille, est également en périphérie, et son importance actuelle hérite notamment de deux richesses économiques passées, celle des Flandres, tout particulièrement au Moyen Âge, puis de sa proximité avec les sources d’énergie privilégiées (houille) pendant un siècle d’industrialisation.

Aujourd’hui, le caractère de l’armature urbaine reste incontestablement macrocéphale, donc dominé par une seule grande ville. D’une part, au recensement de 2019, l’agglomération (c’est-à-dire l’unité urbaine 3) de Paris réunit 16,6 % de la population de la France métropolitaine, soit 10,8 millions d’habitants, sur une superficie à peine supérieure à 0,5 % de l’Hexagone. D’autre part, toutes les autres unités urbaines comptant plus de 500 000 habitants, au nombre de neuf, ont un poids considérablement moindre. En effet, la deuxième agglomération la plus peuplée, Lyon, compte moins de 1,7 million d’habitants. L’unité urbaine de Paris est donc démographiquement plus de six fois plus importante que la deuxième.


La population des dix agglomérations (unités urbaines) les plus peuplées de France métropolitaine

© Gérard-François Dumont - Chiffres Insee, RGP 1968, RP 2019, délimitation 2020 des unités urbaines


Une nature macrocéphale sans véritable équivalent dans les pays européens comparables

Il en résulte une armature urbaine macrocéphale dont la nature peut être confirmée en comparant l’Hexagone aux autres pays européens et, d’abord, à l’Allemagne. Outre-Rhin, aucune ville ne pèse le poids de Paris et aucune ville ne domine l’armature urbaine, puisque l’Allemagne ne compte ni mégapole (ville comptant plus de 10 millions d’habitants) ni ville comptant plus de 5 millions d’habitants. La ville la plus peuplée, la capitale politique, Berlin, compte 3,5 millions d’habitants, trois fois moins que Paris. La deuxième ville la plus peuplée, Hambourg, l’est deux fois moins que Berlin, suivie d’une autre ville millionnaire, Munich, tandis que Cologne, au quatrième rang, avoisine le million d’habitants. Ces données témoignent d’une différence de nature entre l’armature urbaine polycéphale de l’Allemagne et celle, macrocéphale, de la France.


La pyramide de l’armature urbaine de l’Allemagne et de la France en 2020

© Gérard-François Dumont - Chiffres WUP 2020.


L’Allemagne est un pays tardivement unifié. C’est aussi un pays fédéral, au sein duquel les Länder disposent d’un important pouvoir politique et économique. Ainsi, dans le Nord-Ouest, Hambourg est une métropole essentielle pour le commerce extérieur —soit, selon la formule consacrée, « l’entrée du monde de l’Allemagne » —, les transports et la presse. Dans le Sud, Munich exerce des fonctions nationales par l’importance qu’y revêtent l’université, la recherche et la culture. En revanche, la France se distingue par une polarisation de toutes les fonctions supérieures à Paris en matière politique, économique, culturelle ou universitaire. À l’inverse de la France, l’Allemagne, parmi ses 120 universités, en compte certaines fort renommées situées dans des villes qui n’apparaissent pas dans le classement des plus grandes et qui ne sont pas des capitales de Land : Heidelberg (150 000 habitants), dans le Land de Bade-Wurtemberg, Ulm (120 000), également dans le Bade-Wurtemberg, Iéna (108 000) en Thuringe, ou Bamberg (73 000) en Bavière.

La spécificité de l’armature urbaine de la France se trouve également confirmée en considérant les autres pays européens ayant une superficie certes inférieure à celle de la France, mais toutefois significative, soit l’Espagne, l’Italie, le Royaume-Uni et la Pologne, ou les deux petits pays limitrophes de la France, la Belgique et la Suisse. Comme l’Allemagne, deux pays, l’Italie et la Pologne, peuvent être considérés comme polycéphales et un autre, l’Espagne, bicéphale compte tenu de la domination de l’armature urbaine par Madrid et Barcelone. Le seul pays assez semblable à la France, partageant un héritage de centralisation, est le Royaume-Uni. Toutefois, sa macrocéphalie est nettement moins accentuée que celle de la France : Londres n’est pas (ou pas encore) une mégapole, puisque comptant moins de dix millions d’habitants ; la deuxième agglomération, Manchester, compte 2,8 millions d’habitants, plus d’un million de plus que Lyon ; Birmingham, 2,6 millions d’habitants, et Glasgow, 1,7.


La France est-elle le seul pays européen comparable à armature urbaine macrocéphale ?

© Gérard-François Dumont, d’après données WUP 2020.


Les raisons d’une légère atténuation de la macrocéphalie

Globalement, la part des dix agglomérations françaises les plus peuplées s’est accentuée en un demisiècle, du recensement de 1968 à celui de 2019. En effet, la part de la population de la France métropolitaine vivant dans l’une de ces dix agglomérations s’est accrue de 0,3 point de pourcentage. Mais un tel chiffre peut paraître faible compte tenu des multiples facteurs ayant favorisé l’attractivité des grandes villes 4 : augmentation de leur poids politique pour plusieurs d’entre elles dans le cadre de la régionalisation effectuée en 1982, puis de l’instauration de grandes régions, le 1er janvier 2016 ; concentration des fonctionnaires de la fonction publique d’État dans les villes les plus peuplées 5 ; amélioration des infrastructures de transport au profit de ces villes (autoroutes, lignes à grande vitesse, aéroports, transports urbains…) ; financements préférentiels de l’État pour les grandes villes ou des établissements publics localisés dans ces villes.

Dans ce contexte général, il convient de constater une légère atténuation du caractère macrocéphale de l’armature urbaine de la France. Alors que la population des dix agglomérations les plus peuplées a augmenté de 32,6 % entre 1968 et 2009, celle de Paris a moins progressé – 26,2 % –, la hausse des populations de Lyon et de Marseille - Aix-en-Provence ayant respectivement été de 41,2 % et de 31 %. En conséquence, le poids démographique relatif de l’unité urbaine de Paris a diminué de 57,2 % en 1968 à 54,4 % en 2019 parmi les dix les plus peuplées, et de 17,2 % à 16,6 % au sein de l’Hexagone. Certes, Paris est demeuré un territoire jeune, connaissant un fort excédent des naissances sur les décès, et d’attraction, tout particulièrement pour l’immigration internationale. Mais l’agglomération a été jugée répulsive par nombre de personnes, puisque son solde migratoire global est constamment négatif depuis 1975, de nombreux habitants, jugeant que la qualité de vie y est insatisfaisante, s’en éloignant. C’est logiquement le cas pour une partie des personnes arrivant à l’âge de la retraite et qui n’ont plus la contrainte d’une proximité avec leur lieu de travail. Mais c’est également le cas d’actifs à la recherche d’aménités dans d’autres territoires français, urbains ou ruraux.

Cette atténuation de la macrocéphalie hexagonale ne signifie nullement des évolutions homothétiques pour les autres principales agglomérations de France, mais, au contraire, des dynamiques fort contrastées. Ainsi, les deux agglomérations septentrionales longtemps favorisées lors de l’ère industrielle, Lille et Douai-Lens, ont vu leur poids démographique reculer. À l’inverse, l’importance prise par l’industrie aéronautique a déclenché à Toulouse une forte attraction, que l’on peut résumer par un « effet Airbus », d’où il résulte que cette agglomération est la seule des dix premières à avoir doublé son nombre d’habitants en un demi-siècle et à devenir ainsi millionnaire en nombre d’habitants.

Les changements dans la hiérarchie de l’armature urbaine peuvent être illustrés par une comparaison entre Bordeaux et Toulouse. Au recensement de 1968, Bordeaux, en considérant son unité urbaine dans sa délimitation de 2020, est nettement plus peuplée que Toulouse, avec 25 % d’habitants en plus. Cette ville vit notamment d’une rente, la production viticole de renommée mondiale, de son rôle dans les transports maritimes et d’activités industrielles localisées grâce à ses atouts géographiques. De son côté, Toulouse a commencé à bénéficier des premières décennies de l’industrie aéronautique. Dans l’entre-deux-guerres, des entreprises privées, Latécoère et Dewoitine, y ont décidé l’installation d’établissements aéronautiques, en raison de la situation géographique de la ville : d’une part, le territoire toulousain se situe loin des éventuelles lignes de front franco-allemandes ; d’autre part, le ciel toulousain est propice aux essais aériens de nombreux jours dans l’année. Dans les années 1960, l’État renforce la place de l’aéronautique et de l’espace avec l’implantation de grandes écoles d’ingénieur et du Centre national d’études spatiales. Toutefois, en 1968, la demande (et donc la production) d’avions est limitée car le transport aérien est encore essentiellement le fait des classes supérieures et ne concerne qu’une partie minoritaire de la population, même si le progrès technique a commencé d’allonger la possibilité de vols sans escales et, donc, de réduire les coûts.

Puis Toulouse est portée par l’essor du transport aérien, qui demande des flottes de plus en plus nombreuses, et la ville devient la capitale européenne de l’aéronautique (avec Hambourg) et même une capitale mondiale de ce secteur avec Seattle (État de Washington, États-Unis), où est installé le grand concurrent d’Airbus, Boeing.

Dans le même temps, une bonne gouvernance territoriale s’y déploie à compter des années 1980, dans le contexte de la décentralisation, pour rendre la ville plus attractive : réhabilitation de la Ville rose ; ouverture, en 1993, du métro selon la technologie VAL ; développement de zones d’activité dans des secteurs de pointe, comme l’informatique… Portée par un fort excédent migratoire, notamment de personnes jeunes et favorisant un excédent naturel positif, Toulouse enregistre donc la plus forte croissance des dix principales agglomérations de France.

Dans les dernières décennies du XXe siècle, Bordeaux voit son centre-ville se dégrader, y réalise un quartier sans âme (Mériadeck) et vit essentiellement sur une économie rentière, tandis que la gouvernance de la ville n’utilise guère les possibilités données par les compétences transmises aux élus par la décentralisation de 1982. En conséquence, au seuil du XXIe siècle, Toulouse finit par rattraper Bordeaux en nombre d’habitants et demeure depuis davantage peuplée. Toutefois, au milieu des années 1990, Bordeaux déploie une nouvelle gouvernance territoriale visant à dynamiser l’attractivité de la ville : réhabilitation du centre-ville ; tramway désenclavant les quartiers périphériques, dont ceux d’établissements universitaires et de la rive droite ; aménagement des berges de la Garonne. En outre, l’affaiblissement des industries traditionnelles situées sur la rive droite de la Garonne se voit compensé par l’essor d’entreprises de pointe, à l’exemple de Dassault, qui y construit les avions Falcon et Rafale. Bordeaux voit également se développer le tourisme, notamment en tant qu’escale de croisière et au titre du tourisme d’affaires. Enfin, l’annonce du prolongement de la ligne à grande vitesse (LGV) Atlantique jusqu’à cette ville, puis sa mise en service, le 2 juillet 2017, participe de son attractivité. En conséquence, pour la période intercensitaire la plus récente (2013-2019), la croissance démographique de Bordeaux (1,5 % par an) a été légèrement supérieure à celle de Toulouse (1,4 %).

Ainsi, le rôle de la gouvernance territoriale est un des éléments explicatifs des variations dans la hiérarchie de l’armature urbaine, tant pour les plus grandes villes, comme dans l’exemple ci-dessus de Bordeaux et de Toulouse, que pour des villes moyennes ou de petites villes. Pour ne donner que deux exemples, c’est ainsi que Montpellier, auparavant au peuplement semblable à Nîmes, est devenue deux fois plus peuplée, tandis que de petites villes, comme Vitré ou Les Herbiers, ont enregistré des croissances démographiques nettement supérieures non seulement à la moyenne nationale, mais aussi à la capitale de leur région. En outre, en fonction des changements dans l’importance relative des branches économiques, les villes anciennement industrielles ont perdu de l’attractivité tandis que celles présentes dans des activités en forte croissance en ont bénéficié.


  1. Nous nous limitons ici à l’analyse de la France métropolitaine, compte tenu des diversités historiques et géographiques de chaque territoire des outre-mer français.
  2. Gérard-François Dumont (dir.), Populations, peuplement et territoires en France, Armand Colin, 2022.
  3. C’est-à-dire, selon une définition simplifiée, la commune de Paris plus toutes les communes périphériques en sorte qu’aucune habitation ne soit séparée de la plus proche de plus de 200 mètres. L’unité urbaine de Paris compte, selon la délimitation de 2020, 411 communes et une superficie de 2 853 km², soit la moitié d’un département français moyen de l’Hexagone.
  4. Et également des méthodes utilisées pour calculer l’urbanisation en France ; cf. Gérard-François Dumont, Jean-Albert Guieysse, Thierry Rebour, « La fin de l’urbanisation en France ? Un peuplement villes-campagnes en forte recomposition », Les analyses de Population & Avenir, no 38, février 2022, https://doi.org/10.3917/lap.038.0001.
  5. Gwénaël Doré, « France : géographie inégalitaire des services publics et aménagement du territoire », Population & Avenir, no 745, novembre-décembre 2019. https://doi.org/10.3917/popav.745.0004.
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