Isabelle BARAUD-SERFATY

Fondatrice d’Ibicity, agence de conseil et expertise en économie urbaine.

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Le trottoir, entre-deux de l’urbanité ?

Aménagement et équipement déterminant, le trottoir voit ses fonctions et ses usages se transformer, au rythme des évolutions des villes. Composante de la qualité de vi(ll)e, le trottoir est un atout pour l’extension de l’habitat, pour la vie commerciale, pour l’adaptation aux nécessités environnementales.

« Le plus grand événement de cette deuxième moitié du siècle, c’est la disparition des trottoirs, disait un jour Cioran entre le salon et la salle à manger, dans l’appartement de Claude Gallimard. Je vois encore les sourires polis et embarrassés qui suivirent. Pourtant, quelle belle leçon du concret ! Car une kyrielle d’événements dramatiques se déroulent sans infléchir si peu que ce soit notre vie, tandis que le remplacement des trottoirs par ces minces passerelles surpeuplées, jetées entre les piquets, les voitures garées, les échafaudages, les poubelles, où il est impossible de flâner, de faire halte, de marcher côte à côte, a transformé la notion même de la ville, du quotidien, des promenades, des rendez-vous, du plaisir de vivre. »

Cette citation de Milan Kundera 1 indique que ce qui fait la qualité d’une ville c’est précisément le trottoir. Les urbanistes lui préfèrent pourtant le terme d’espace public 2. Les « rez-de-chaussée » qui, en ville, sont des « rez-de-trottoir » gomment jusqu’à son nom. Le droit ne lui confère une existence juridique que depuis 2010.

Le trottoir est précisément un espace de l’entredeux (« état entre deux choses, deux extrêmes »). Il rend possible l’ajustement de la ville aux évolutions qu’elle subit. Le trottoir est comme un sismographe de l’évolution des villes. De même que le menuisier doit parfois réduire le jeu d’un tiroir quand celui-ci empêche son bon fonctionnement, les collectivités doivent « gouverner le trottoir » afin d’absorber au mieux les mutations des villes.

Le trottoir est le lieu de multiples entre-deux. Dans cet article, nous allons zoomer sur quatre entre-deux du trottoir qui nous semblent en train de muter (des entre-deux au carré, donc), en nous attachant à ce qui constitue un enjeu du point de vue de la qualité de la ville.


Le trottoir : un entre-deux

© ibicity


Entre chaussée et base des façades, le trottoir devient une extension du chez-soi

La disparition des trottoirs évoquée par Cioran concerne moins leur suppression à proprement parler (quoique celle-ci ait été prônée par la Charte d’Athènes) que leur rétrécissement, sous l’effet du primat accordé à l’automobile dans la conception des villes à partir des années 1960. Cela renvoie au premier entre-deux que constitue le trottoir : il est l’espace entre la chaussée et la base des façades des immeubles ou des maisons.

Si tout le monde n’est pas d’accord sur l’importance que la ville doit accorder à la circulation automobile, il est certain que le paradigme d’une ville pensée avant tout pour la voiture a fait long feu. Alors que la largeur des trottoirs était souvent une résultante (la largeur entre façades moins la largeur de la chaussée), il s’agit désormais d’inverser la priorité et d’allouer davantage de place au trottoir, considéré comme indispensable au piéton et vecteur de convivialité. La « marchabilité » des villes devient d’ailleurs un nouvel indicateur de la qualité de vie urbaine.

Cette approche du trottoir comme espace de la rue réservé au piéton évolue : les trottoirs deviennent de plus en plus le prolongement du domicile, selon des pratiques courantes dans les pays méditerranéens ou africains. Cette appropriation du trottoir par ceux qui habitent dans les immeubles qui le bordent prend des formes très diverses : les habitants installent des tables, des bancs, des chaises pliantes, des plantes. Dans cette approche, que la pandémie de la Covid a amplifiée, le trottoir devient extension du chez-soi, avec de nouvelles pratiques habitantes. Même si le raccourci est rapide, les « 10 m² en bas de chez soi » que la Ville de Paris veut « redonner aux Parisiens » en supprimant les places de stationnement peuvent être lus comme une manière de compenser la diminution de 10 m² de la taille moyenne des logements en Île-de-France ces dernières années3. Avec l’apparition des conteneurs de tri et de recyclage dans les rues, la poubelle se déplace de la cuisine de l’habitant à son trottoir. Cette montée en puissance du riverain, versus le piéton, s’annonce comme un nouveau défi pour les maires.

Entre marchand et non marchand, la valeur économique du trottoir augmente

Deuxième entre-deux : le trottoir est hybride du point de vue de la distinction marchand/non marchand. Le trottoir est généralement considéré comme non marchand, libre d’accès et gratuit. Pourtant, depuis longtemps, nombreux sont ceux qui gagnent leur vie sur le trottoir : c’est sur cet espace que s’exerce le plus vieux métier du monde4, tandis que les personnes sans abri cherchent à y gagner un peu d’argent avec la mendicité. Depuis que les trottoirs existent, les commerçants y installent leurs étals. Les restaurateurs et les cafetiers y déploient leurs terrasses. Des entreprises comme JCDecaux ou Clear Channel y installent du mobilier urbain qui leur permet de générer des recettes publicitaires.

L’utilisation du trottoir à des fins économiques s’accentue aujourd’hui, avec l’essor des nouvelles mobilités et de la logistique urbaine liée à l’ecommerce. Les VTC comme les camionnettes de livraison ont en effet besoin de stationner momentanément, sur ou le long du trottoir, pour déposer ou prendre en charge leur colis ou leurs passagers. Idem pour les vélos et trottinettes en free-floating. Ces nouveaux usages du trottoir sont directement liés à la transition numérique, parce que la plupart des habitants et des livreurs-chauffeurs ont désormais un super ordinateur dans leur poche et peuvent être géolocalisés. D’où les phénomènes d’encombrement soudain et massif par les livreurs de repas ou de colis à domicile. Alors que la croissance du nombre de colis est de plus de 10 % par an, les trottoirs deviennent de facto les quais de déchargement de la nouvelle logistique urbaine.


Le trottoir, quai de déchargement d’Amazon

Ici, à Paris, dans le IXe arrondissement, à l’angle des rues du Faubourg-Poissonnière et Sainte-Cécile, le 6 juillet 2022, vers midi.


Prendre conscience que le trottoir est de plus en plus une ressource-clé pour les opérateurs de la ville ouvre sur la question sensible de sa tarification. Le trottoir est rare. Or, ce qui est rare est cher. Alors qu’il était souvent considéré par les collectivités locales comme une source de coûts (de fabrication et d’entretien), l’espace public apparaît maintenant comme un des principaux gisements de valeur dans la ville. Cela milite pour ouvrir le débat sur la tarification de l’espace public, et plus spécifiquement sur la tarification du trottoir considéré comme une nouvelle barrière d’octroi.

Même s’il ne s’agit pas de remettre en question le principe, cher aux urbanistes, de gratuité de l’espace public pour ses usagers5, mais seulement de faire payer les opérateurs économiques qui utilisent cette infrastructure, les débats risquent d’être animés, entre ceux qui mettront en avant la nécessité de taxer des géants du numérique mondiaux, qui non seulement gagnent de l’argent en utilisant le trottoir, mais de plus génèrent des externalités locales négatives (pollution, embouteillages, assèchement des commerces de proximité), et ceux qui considèrent que la marchandisation de l’espace public est contraire à son essence même.

Le sujet explosif de la tarification soulève de nombreuses questions quant aux critères à retenir. Cet exercice délicat semble pourtant indispensable, si on considère que ces nouvelles occupations du trottoir sont en concurrence non seulement avec la place laissée au piéton et au riverain, mais aussi avec les nouvelles occupations requises par le réchauffement climatique et l’économie circulaire (fontaines rafraîchissantes, bornes de compostage urbain, etc.).

Entre public et privé, le trottoir exige des modes d’exploitation inventifs

Troisième entre-deux : l’hybridation public-privé. Les trottoirs appartiennent en général au domaine public, mais on trouve des exceptions : trottoirs de voies privées, trottoirs des rues des enclaves résidentielles fermées.

Au-delà de la fabrication et de la détention du trottoir, c’est surtout la question de ses modes de gestion qui est posée. Dans certaines communes, les riverains peuvent avoir une obligation de nettoiement du trottoir situé devant leur habitation. Surtout, le fonctionnement des trottoirs mobilise une multitude de services urbains (propreté, gestion du stationnement, sécurité, entretien des espaces verts, éclairage public, réseaux électriques, réseaux d’eau, etc.). Certains sont assurés directement par la collectivité en régie, d’autres sont délégués à des opérateurs privés dans le cadre de concessions ou de marchés publics, d’autres enfin sont totalement privés (parfois encadrés par des systèmes de chartes, selon l’exemple des trottinettes en free-floating).

Le trottoir est ainsi emblématique de l’imbrication croissante entre services publics et offres privées qui se constate dans l’ensemble des services urbains et oblige les collectivités à gouverner différemment ces acteurs 6. Alors que ces différents services sont souvent gérés ou pilotés de manière éclatée au sein des différentes directions d’une municipalité (sans parler de la répartition des compétences entre communes et structures intercommunales), une gestion intégrée du trottoir semble nécessaire. Si cette dernière est combinée aux enjeux de financement de la gestion de ces espaces publics, il ne paraît pas inenvisageable que, comme la plage de La Baule, concédée à Veolia, des modes concessifs d’exploitation du trottoir apparaissent.

La question de la gouvernance du trottoir se pose également s’agissant des opérateurs de la couche informationnelle, qu’il s’agisse d’acteurs comme Google Maps, qui réussissent à se rendre incontournables en jouant sur de sophistiqués modèles de gratuité, mais aussi des nouveaux opérateurs qui organisent l’appariement en temps réel entre une offre et un besoin de trottoir.

Enfin, alors que l’intensité de la vie urbaine s’appréhende largement par l’animation des rez-de-chaussée, certains urbanistes invitent à dépasser les dichotomies habituelles entre domanialité publique et privée, mais aussi entre intérieur et extérieur, et à considérer les rez-de-chaussée des immeubles autant comme une extension de la rue (et notamment du trottoir) que comme un soubassement de l’immeuble dans lequel ils se trouvent.

Entre minéral et naturel : trottoirs et enjeux environnementaux

Examinons pour finir un quatrième entre-deux du trottoir : entre minéral et naturel. On aurait pu aussi choisir « entre minéral et végétal », ou « entre urbain développé et rural » – mais l’idée est la même. Une photo montrant trois sangliers cherchant à manger sur un trottoir illustre la réalité et les enjeux.


Trois sangliers cherchant à manger sur un trottoir

© Adobe Stock


En France aujourd’hui, quand il n’y a pas de trottoirs, on ne serait pas en ville ou pas encore en ville. L’impression est plus prononcée encore dans les villes africaines en hypercroissance. Autrement dit, le trottoir est un marqueur d’urbanité, au sens d’une séparation spatiale, mais aussi d’une étape d’un processus de développement d’une ville. Si on peut ainsi définir le périurbain comme un urbain sans trottoirs, il est frappant de constater que l’une des premières réclamations des habitants d’un lotissement neuf concerne souvent les trottoirs.


Une rue sans trottoirs à Saint-Julien-en-Genevois, juillet 2022

© ibicity


Si de beaux trottoirs brillants, avec des bordures de granit, constituent l’acmé d’une ville moderne, cela pourrait bien rapidement ne plus être le cas. En effet, le trottoir apparaît comme un des lieux privilégiés d’action pour lutter contre le réchauffement climatique et les îlots de chaleur, et aussi pour préserver la biodiversité. Les moyens sont nombreux, pour des trottoirs désimperméabilisés et végétalisés. Mais cela a des conséquences très concrètes sur la physionomie des trottoirs – et donc des rues, et donc des villes ! Sommes-nous prêts à revoir de la pleine terre sur nos trottoirs ?

Alors qu’il était un marqueur d’urbanité, la renaturation du trottoir devient un des premiers marqueurs de l’adaptation des villes au changement climatique. Outre ce que cela suppose en matière de pédagogie auprès d’habitants qui râleraient sur l’état boueux des trottoirs, cela oblige plus largement à repenser complètement la conception des espaces publics. Celle-ci doit davantage prendre le cycle de l’eau comme donnée d’entrée, en lien avec les enjeux concernant le réseau d’assainissement, dont les tuyaux se trouvent sous le trottoir, a fortiori dans des communes exposées à des risques d’inondation majorés sous l’effet du réchauffement climatique. Tout cela appelle de nouvelles réflexions sur l’esthétique urbaine et nécessite des modes de gestion beaucoup moins silotés au sein des collectivités locales.

« Entre chaussée et façades », « entre marchand et non marchand », « entre public et privé », et « entre minéral et naturel » : ces quatre entre-deux du trottoir composent autant d’ajustements possibles pour les villes.

Puisque nous avons commencé par Kundera, poursuivons sa lecture. La citation de l’introduction se poursuit ainsi : « Aussi révélatrice que la phrase de Cioran est l’incompréhension sincère qui lui répondait : elle signifie que non seulement nous ne sommes plus capables de voir les trottoirs tels qu’ils sont, mais pas même capables de nous rendre compte de cette incapacité. » Au risque de trahir son propos, nous terminerons en reprenant exactement ses termes : nous ne sommes pas capables de voir les trottoirs tels qu’ils sont, à savoir l'un des actifs les plus prometteurs de dans la ville.


Éléments chronologiques


  1. Dans une critique qu’il a faite du livre de Benoît Duteurtre, Drôle de temps, dans le Nouvel Observateur en 1997. Celle-ci constitue désormais la préface de l’édition de cet ouvrage chez Folio sous le titre « La nudité comique des choses ».
  2. L’entrée « trottoir » ne figure pas, par exemple, dans le « Que sais-je ? » de référence qu’est Les 100 mots de la ville (Julien Damon et Thierry Paquot, PUF, 2021. Signalons toutefois que Thierry Paquot lui consacre une abondante notice dans son Dicorue.Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains, CNRS Éditions, 2017.
  3. Chiffre avancé par Christine Leconte (alors présidente du conseil de l’Ordre des architectes d’Île-de-France) dans le cadre du colloque « Peut-on encore construire ? », organisé par l’EPFIF (décembre 2020), https://construire-idf.epfif.fr.
  4. Ce qui est d’ailleurs curieux dans la mesure où la généralisation des trottoirs, en France, ne date que du milieu du XIXe siècle.
  5. Gratuité relative puisque les restaurateurs, cafetiers et étals de commerces payent leur occupation du trottoir.
  6. Voir « Les métropoles au défi des nouveaux modèles économiques urbains », étude conduite par Ibicity, Espelia et Partie prenante et financée par l’ADEME, la Banque des territoires et le PUCA, 2020. www.modeleseconomiquesurbains.com.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-10/le-trottoir-entre-deux-de-l-urbanite.html?item_id=7830
© Constructif
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