Anne DURAND

Architecte, maître de conférences associé à l’ENSA de Paris-la Villette.

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Quelle planification écologique ?

La planification écologique devient la nouvelle ardente obligation de l’action publique. Pour atteindre ces ambitions, les acteurs de la ville doivent mieux gérer les incertitudes et les limites. Ils peuvent s’appuyer sur le concept de mutabilité urbaine, afin de mieux ménager les territoires. La fabrique urbaine doit, de toutes les manières, connaître des révisions fondamentales.

L’humanité, en tant que force capable de transformer la biosphère, a dépassé la nature, selon les différentes études, comme celle du Global Footprint Network. Les sociétés n’y sont pas préparées, mais les modes de faire exigent d’être changés. Comment s’y prendre pour cesser cette mise à mort de la nature par l’homme ? Nous avons de nouvelles responsabilités et devons apprendre à habiter le monde autrement. L’aménagement du territoire a été pensé comme une économie de production et de consommation, dans une logique de croissance. La planification urbaine en a été l’outil, une manière de projeter un territoire. Planifier contient la racine « plan », qui qualifie un objet sans aspérité, lisse, régulier, sans défaut. Le verbe est apparu afin de répondre à une préoccupation économique et politique. La planification française régissait avant tout des objectifs économiques, afin d’orienter les investissements dans les secteurs prioritaires pour la croissance. Elle s’adossait à des organismes de prévision 1, comme l’INSEE, « ces régulateurs d’incertitudes », comme aimait les décrire Pierre Massé, économiste et commissaire général du Plan sous la présidence de Charles de Gaulle.

La planification urbaine rimait avec une période de forte croissance, de grande consommation, avec l’idée dominante que le progrès serait constant et infini. Elle reposait sur un processus linéaire, avec un début et un objectif imposé à un territoire, avec une manière unilatérale et centralisée de prendre une décision.

Dans cette formulation, face au réchauffement climatique, à la raréfaction des matières premières, à la démographie croissante et à l’épuisement des énergies fossiles, nous pouvons soutenir que nous nous situons à la fin d’un paradigme. La planification ne peut plus être liée à la croissance et à un futur linéaire, d’autant moins que le modèle productiviste est en crise et que le futur s’avère en réalité bien incertain.

Que sera la planification écologique ?

La planification écologique apparaît comme une notion salvatrice pour répondre à ce paradoxe consistant à gérer des incertitudes permanentes. Il ne s’agit pas d’une notion nouvelle. Elle n’a pourtant jamais réussi à s’imposer ni à faire consensus, car les modes de penser sont fortement construits autour des questions économiques. Le Grenelle de l’environnement, lancé par Nicolas Sarkozy en 2007, incitait à la sobriété énergétique et à la production d’énergies renouvelables, pour protéger la biodiversité et la qualité de l’air, mais les impacts de ce Grenelle sont restés faibles 2.

Si ce concept a été repris en 2022 à Jean-Luc Mélenchon par le candidat Emmanuel Macron entre les deux tours de l’élection présidentielle, c’était pour séduire des électeurs écologistes par un recentrage du programme politique sur les questions d’environnement et de lutte contre le réchauffement climatique. Quelques semaines plus tard, la Première ministre se voit adjoindre un secrétariat général à la planification écologique, chargé de coordonner les actions d’au moins cinq ministères sur les questions environnementales. Qu’entend-on alors par planification écologique ? Que désigne cette expression particulièrement polysémique dans la politique française ? Le mot tend à résonner positivement, en renvoyant à l’épopée gaullienne. Il se fixe comme cible la neutralité carbone pour 2050, c’est-à-dire une émission de gaz à effet de serre inférieure à ce que les forêts et les sols peuvent absorber. Les dimensions telles que la biodiversité – avec la fin de l’usage des produits phytosanitaires, qui détruisent les espèces animales et végétales – sont largement évacuées du programme. La méthode pour atteindre les ambitions reste très évasive. S’agira-t-il seulement d’incitations ou faudra-t-il recourir à des règles plus contraignantes ?

Dans son approche de la planification écologique, la présidence Macron questionne les modes de production d’électricité et de transport des personnes, avec quelques mesures peu contraignantes à l'horizon 2050 sur l’artificialisation des sols. Mais qu’en estil du bâtiment, qui produit entre 60 % et 70 % des gaz à effet de serre, si l’on cumule la consommation d’énergie pour chauffer ou rafraîchir les immeubles et celle qui sert à produire et à transporter les matériaux de construction ? Ne faut-il pas aussi s’intéresser à l’aménagement territorial lié à l’économie et au vivant pour freiner l’extension des villes en superficie, tout en repensant les transports des personnes et des marchandises ? L’une des premières révolutions sera sémantique, avec de nombreux professionnels qui utilisent désormais le terme de ménagement, emprunté à Heidegger – pour dire « prendre soin » –, et non plus aménagement.

La planification écologique devrait dépasser ces seuls objectifs techniques. Elle devrait devenir un projet sociétal reposant avant tout sur la notion d’habiter, car l’écologie est relationnelle. Définie, en 1866, comme « la science des relations de l’organisme avec l’environnement » par Ernst Haeckel, médecin allemand, voyageur, elle s’impose désormais comme une nécessité d’être présent au monde et à autrui.

La mutabilité urbaine, un processus adapté à un monde incertain

La conception des villes, en s’appuyant sur le concept de mutabilité urbaine, pourrait répondre à nombre des questions soulevées par la planification écologique.

Cette mutabilité urbaine, définie comme « la capacité des villes à accueillir les changements et à favoriser les possibles » 3, se présente comme une alternative pour la fabrique des villes. Elle répond à un enjeu écologique : faire les villes avec et pour l’environnement, avec et pour les habitants. Elle dépasse l’aspect spatial et compose avant tout une position, une attitude de chacun pour agir avec harmonie.

La mutabilité traduit un autre rapport au temps. Si une échelle de valeurs existait, le présent serait le temps le plus important, celui de la vie, le futur restant fondamentalement incertain. La mutabilité est aussi un autre rapport à l’autre : les décisions sont négociables avec des décisionnaires de plus en plus nombreux. Dans son étymologie même, avec les racines motus (mouvement) et mutare (changer), elle s’inscrit dans une double temporalité de processus continus et d’événements instantanés. C’est le seul terme parmi les possibles (résilience, adaptabilité, flexibilité) qui signifie combien le contexte historique, urbain, organisationnel est actif et qu’il n’y a pas à attendre le changement extérieur (décisionnel) pour pouvoir s’adapter.

Trois conditions sont nécessaires afin de permettre à la mutabilité de devenir un élément structurant dans la fabrication des villes. Ces conditions sont à considérer comme un ensemble de principes et d’outils. La mutabilité représente ainsi une pensée en mouvement, adaptée à un monde incertain, c’est-à-dire qu’elle peut constituer les fondements d’une planification écologique.

La première condition, qui, en 2022, après la pandémie, peut être facilement comprise, consiste à accueillir positivement le changement. Cela nécessite des préalables, comme créer un récit commun, reposant sur un imaginaire partagé entre toutes les personnes concernées, inventer un cadre avec des métarègles – des règles du jeu élaborées en fonction du projet, qui permettent de faire vivre un processus partagé au fur et à mesure de sa mise en œuvre. Accueillir le changement, c’est également se projeter spatialement : favoriser les espaces « polychrones », c’est-à-dire des espaces à usages pluriels à un même moment. Les espaces monofonctionnels et pensés pour un seul usage sont simplement devenus impossibles dans un monde qui doit économiser les surfaces à bâtir.

La seconde condition, c’est accepter l’incertitude. Auparavant facteur de désarroi des décisionnaires, l’incertitude devient un élément structurant, un levier de la fabrication des villes. Comment planifier l’incertain ? De nombreuses pistes sont expérimentées, dont celles d’un urbanisme temporaire préfigurant des futurs contingents. Il s’agit d’une manière de réactiver une vie locale en occupant de manière provisoire, voire événementielle, des bâtiments, des terrains. La mutualisation des espaces pourrait aussi permettre de limiter les constructions. Accepter l’incertitude, c’est donc intensifier le présent, favoriser les événements afin de fabriquer la mémoire collective.

La troisième condition passe par la mise en réseau des initiatives locales. Elle repose sur les habitants et sur la nécessité de construire avec les citoyens, dans une attitude incrémentale : faire au fur et à mesure avec la participation continue de tous les acteurs. La gestion traditionnelle top-down, qui vient d’une organisation politique centralisée, éloignée des territoires, est ici remplacée par une version bottom-up, où « tous les habitants œuvrent ensemble à la résolution des problèmes qui leur sont spécifiques ». La ressource des habitants leur permet d’être acteurs et non plus consommateurs des villes, car assembler les fragilités, c’est fabriquer un capital de solidarité, favoriser un mieux-vivre ensemble.

Ainsi, la mutabilité urbaine constitue un véritable changement de regard et de mode de faire, dans un système où tout est trop sectorisé. Face à la sururbanisation de la planète, à la menace climatique urgente à gérer, à des équilibres bousculés, les mégalopoles ne sont plus une solution tandis que les terres agricoles sont à économiser : la mutabilité ouvre une voie pour une croissance raisonnée. Elle permet aux territoires d’être fabriqués au fur et à mesure, en acceptant davantage de souplesse.

Atteindre les objectifs de la planification écologique

La mutabilité pourrait devenir le socle de la planification écologique. Pour ce faire, une quatrième condition est à ajouter : celle d’inverser le rapport entre économie et écologie. Nombre d’économistes et d’experts revendiquent d’autres logiques comptables, qui ne reposent plus seulement sur des chiffres, mais qui soient plus qualitatives en prenant en compte la question de la santé, du bien-être, de l’épuisement des ressources. Les valeurs fondatrices des projets ne sont plus seulement financières, car, comme le soutient Bruno Latour, « nous ne vivons pas dans la nature inventée par les économistes pour y faire circuler librement leurs calculs 5 ». Nous ne pouvons plus seulement nous satisfaire de calculer uniquement la valeur monétaire du capital naturel.

Ainsi, chaque projet doit incorporer les externalités négatives et positives. Les bilans d’opérations, bases de la constitution de nos territoires, méritent de devenir plus pertinents. Actuellement binaires, ils chiffrent seulement les dépenses du foncier, des travaux, les recettes des constructions, les marges, sans évaluer leurs effets sur l’environnement et la qualité de vie des habitants. Les bilans correspondent à une vision simpliste et court-termiste qui ne profite qu’à quelques acteurs. La santé, le bienêtre, le vivant demeurent curieusement méconnus et non intégrés, alors qu’il devient urgent, avec la planification écologique, de quantifier écologiquement ce qui disparaît ainsi que les services rendus par l’environnement. En l’espèce, l’économie circulaire constitue l’un des enjeux majeurs de la planification écologique 6. N’est-il pas du ressort des professions spécialisées dans la fabrique urbaine de diminuer leur impact, de redonner ce que l’on prend à la terre à travers la fabrication de nos territoires ? Voilà des enjeux concrets du « calculer » autrement.

Et au-delà, l’architecture, avec ce concept de mutabilité, doit penser le climat non pas comme une contrainte mais comme un atout pour construire autrement. Nous avons l’obligation désormais de prendre en compte la pollution de l’air, la gestion des eaux de pluie, les fortes canicules, c’est-à-dire de favoriser les courants d’air, l’autoventilation. Philippe Rahm parle d’architecture météorologique, Philippe Madec, de frugalité. Poursuivons, faisons.

Sophie Swaton a inventé le revenu de transition écologique 7, dont l’objectif est de dépasser le couple activités-revenus et d’encourager les citoyens à se lancer dans des projets orientés vers la transition écologique. Cette dimension économique repensée redonne du sens au travail et au territoire. Elle doit s’intégrer dans la planification écologique.

Nous ne pourrons pas faire face aux défis climatiques si nous ne pensons pas le ménagement des territoires en combinant les notions écologiques et économiques aux différentes échelles locales, nationales et planétaires.


  1. Pierre Massé, Le Plan ou l’anti-hasard, Gallimard, 1965.
  2. Voir, à ce titre, les différents travaux de Thierry Paquot.
  3. Voir Anne Durand, La mutabilité urbaine. La nouvelle fabrique des villes, Infolio, 2017.
  4. Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2009.
  5. Bruno Latour, Face à Gaïa.Huit conférences sur le nouveau régime climatique, « Les empêcheurs de penser rond », La Découverte, 2015.
  6. Sur l’économie circulaire et ses piliers, voir notamment les expertises de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) : https://expertises.ademe.fr/economie-circulaire.
  7. Sophie Swaton, Revenu de transition écologique : mode d’emploi, PUF, 2020.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-10/quelle-planification-ecologique.html?item_id=7833
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