Thierry PAQUOT

Philosophe de l’urbain.

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Urbaphobie, urbaphilie et urbicide

Ville et campagne, que l’on oppose trop facilement, suscitent des passions. Depuis des millénaires, les « pour » et les « contre » la ville avancent les mêmes arguments, pour célébrer (urbaphilie), pour critiquer (urbaphobie), voire pour détruire (urbicide).

La ville et la campagne sont sujettes à controverses. Les opposer revient à nier leurs incroyables interrelations, généralement bénéfiques à chacune. C’est aussi oublier que les villes naissent des échanges avec les campagnes, où l’agriculture s’est déployée. En effet, la domestication de plantes (les céréales, en particulier) et d’animaux (bovins, ovins, volailles, etc.) est constitutive de l’apparition des premières villes dans les bassins fluviaux de la Mésopotamie, de l’Égypte, de l’Inde, de la Chine. C’est grâce au surplus agricole que des villes se créent, abritant des groupes sociaux inconnus des sociétés agropastorales : les prêtres, les guerriers et les marchands, entourés de serviteurs, d’artisans, de scribes, de soldats, etc. Si l’on date l’agriculture de 10 000 ans avant J.-C., les premières villes apparaissent 3 500 ans avant J.-C., avec l’écriture, qui sert prioritairement à la comptabilité et au fonctionnement de la cité.

Ainsi possédons-nous des témoignages écrits très anciens qui soit dénoncent la vie citadine, qui privilégie le paraître, la corruption, le spectacle, la futilité, les intrigues de palais, etc., et considèrent la campagne comme le lieu de l’épanouissement d’une vie au contact de la nature ; soit, au contraire, assurent que la ville correspond à la civilisation, tandis que la campagne serait cadenassée par de contraignantes traditions.

L’urbanisation planétaire, à l’œuvre depuis plus d’un siècle et demi, s’accompagne de l’effacement progressif des paysanneries et de la transformation des villes en un urbain généralisé qui nous oblige à penser différemment l’ancienne opposition villecampagne. À présent, la ville – entendue comme l’heureuse combinaison de trois qualités (l’urbanité, la diversité et l’altérité) – et la campagne, avec ses fermes organiquement liées à la nature, ont été submergées par l’urbanisation, qui les homogénéise. Villes et villages sont dorénavant semblables, la marchandisation les contraint à se conformer aux stéréotypes que le zonage fonctionnaliste impose.

Pour de nombreux penseurs (Françoise Choay, Bernard Charbonneau, Henri Lefebvre, Lewis Mumford), la ville n’existe plus, tout comme la campagne. Il y a l’urbain. Il y a la campagne urbanisée, dont les agriculteurs se comptent sur les doigts d’une main.

Aux origines

Il s’avère délicat de rendre compte de ce que nos ancêtres ressentaient de leur vie en ville ou à la campagne. Comment réagissaient-ils face à l’injustice, à la famine, à la guerre, à la mort d’un proche, au chant d’un oiseau, à la fraîcheur d’un ruisseau, à l’ombre d’un arbre, à la sinuosité d’une ruelle, à l’animation d’un marché, à la beauté d’un visage, à la douceur d’une voix ou à la caresse d’un geste ? Nous comprenons l’ermite qui s’isole dans le désert afin d’honorer son dieu, par la prière, la méditation, la solitude, sans être distrait par les incessants bruits de la ville. Du reste, j’observe que les trois religions monothéistes entretiennent avec le désert des relations décisives quant à leur propre élaboration théologique. Le peuple juif se doit de traverser le désert pour se libérer, quant à Jésus et Mahomet, ils subiront l’épreuve du désert, où Satan tente de les corrompre. Est-ce de là que vient cette distinction entre l’écoumène (cette « terre habitée », à qui l’on associe la ville, mais aussi la campagne et ses villages) et l’érème (justement ce désert, erêmos en grec, inhospitalier, sauf aux anachorètes, qui, par foi, en acceptent la dureté) ?

On s’en souvient, Caïn, le berger, tue son frère, Abel, l’agriculteur, et est condamné à résider dans le pays de Nod (en hébreu « errance »). C’est là qu’il se fait « bâtisseur de villes », dont celle de Hanock (en hébreu « commencement », ce qui « inaugure »). Le mot « ville » en hébreu, ‘ir, indique justement « l’éveil » : ainsi, avec la ville, c’est une autre histoire qui débute, celle de l’éducation (en hébreu ‘hinoukh) et, par conséquent, de la fraternité, mais c’est aussi l’histoire d’une alternance plus tragique, celle de la guerre et de la paix. Nemrod, fils de Kouch et descendant de Cham, deuxième fils de Noé, édifie des villes : Babylone, Akkad, Kalné, Ninive, Kalah, Resen et bien d’autres lieux où s’épanouira la civilisation urbaine, sans pour autant ni rejeter la guerre ni accorder une plus grande place à Dieu. Par conséquent, qui dit « ville » ne dit pas pour autant « hospitalité ». Babel (mot dont la racine hébraïque signifie « mélanger ») va échouer dans sa tentative de rassembler tous les humains et les doter d’un nom. Sodome, qui reste fermée à certains demandeurs d’asile, est identifiée au vice. Les « villes-refuges » (les quarante-deux villes des Leviim et les six villes-refuges instituées par Moïse et Josué), au contraire, accueillent le meurtrier involontaire, en exil provisoire. Reste la ville des villes, Yeroushalaïm (Jérusalem), cité dédoublée, terrestre et céleste, entièrement imprégnée de religiosité 1.

Les premiers chrétiens se font discrets dans les villes romaines et, même si Constantin embrasse leur religion, les théologiens se méfient des villes et préfèrent les paroisses de campagne et les monastères isolés. Il faut attendre les ordres mendiants urbains et l’ouverture des universités pour que le christianisme s’aventure dans les villes, au cours des XIIe et XIIe siècles. À dire vrai, sans grande conviction, puisque sa base (spirituelle, mais aussi fiscale…) repose principalement sur les paysans, et ce jusqu’au milieu du XXe siècle. Avec la mécanisation de l’agriculture, l’exode rural et la laïcisation « rampante » de la société de plus en plus urbanisée, certains prêtres s’inquiètent alors de la baisse du nombre des paroissiens et de celui des vocations. L’Église catholique s’avoue urbaphobe et envisage l’urbanisation comme une libéralisation des mœurs contraires à ses principes moraux. Quelques partisans de Vatican II osent, timidement, au début des années 1960, imaginer de nouveaux horaires pour la liturgie, de nouveaux lieux de prière dans la ville, comme les usines. La ville, comme source du péché, espace de tentation, immorale dans son expression même, appartient à l’inconscient collectif des pratiquants, pour qui l’idéal communautaire est forcément celui du petit nombre, de la proximité, du voisinage.

La grande ville serait-elle stigmatisée par toutes les religions ? L’effacement des rituels catholiques dans la ville au cours du siècle écoulé (cortèges des premiers communiants, des mariages, funérailles, fêtes de certains saints, etc.) relève d’une incontestable diminution du nombre des croyants, mais aussi, plus généralement, d’une marchandisation de ces cérémonies laïcisées. L’islam se veut urbain. Il conquiert le Machrek et le Maghreb en arabisant les cultures et en construisant des villes, avec des souks regroupés autour de la mosquée du vendredi selon leur degré de pureté 2. Religion urbaine, disent certains, alors même que les femmes, par exemple, sont exclues de l’espace public et confinées dans leur habitation.

Du côté des utopies et de la science-fiction

Les utopistes ne partagent pas la même conviction quant aux villes et aux campagnes. Thomas More, qui invente le mot et le genre littéraire avec son Utopie (1516), loge ses Utopiens dans les villes (l’île en possède cinquante-quatre identiques), bien qu’ils travaillent, pour la majorité d’entre eux, dans les champs. Ils deviennent des sortes d’agriculteurs-citadins. Pour lui, la ville est le haut lieu de la culture et de la civilité (thème cher à son ami Érasme), et il souhaite ardemment que les Utopiens se cultivent et, donc, qu’ils aient accès aux bibliothèques, aux salles de spectacle ou de conférence. À l’heure de l’industrialisation, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, un Charles Fourier ou un Robert Owen penchent plutôt pour de petites unités agro-industrielles dispersées sur le territoire. Les expérimentations communautaires inspirées par ces théoriciens ne dépassent jamais l’échelle du village ou du hameau. Un industriel « fouriériste », André Godin, édifie le Familistère, à Guise (dans l’Aisne), un habitat collectif équipé d’une école mixte, de magasins coopératifs, d’un théâtre, d’une buanderie-piscine, de jardins ouvriers, etc., qui aura même, à un moment, sa monnaie. Étienne Cabet ou Edward Bellamy optent pour de grandes agglomérations urbaines, tandis que William Morris imagine une ville-paysage où l’habitat se fond dans la nature 3.

Les romans de science-fiction, qui s’apparentent à l’utopie ou à l’uchronie, dénoncent les mégapoles bétonnées monstrueuses, polluées, invivables, ségréguées, violentes, et leur opposent des microsociétés agropastorales, saines, simples, heureuses, comme René Barjavel dans Ravage (1943). Quelques rares auteurs concilient certains usages de la ville à l’ancienne avec de nouvelles pratiques écologiques. Ainsi, l’utopie n’est unanimement ni « pour » ni « contre » la grande ville. Les utopistes s’efforcent d’attribuer à l’architecture et à l’urbanisme une place dans la transformation de la société sans en faire un élément majeur. Ils privilégient les relations interpersonnelles.

Ils s’affirment davantage imaginatifs pour repenser l’organisation du travail ou les institutions de gouvernance que pour suggérer une architecture et un urbanisme radicalement différents, originaux, ludiques, plaisants. On a l’impression que quelques archétypes servent de modèles, à partir desquels chaque architecte ou romancier brode son propre dessin de « ville idéale ». Cela est frappant dans le cinéma d’anticipation. Il y a incontestablement un « patron » donné par Metropolis, qui se retrouve, avec quelques retouches, dans Blade Runner, Brazil, Soleil vert, Dark City ou encore Immortel (ad vitam).

Du côté des idéologies

Et les révolutionnaires ? Marx et Engels dénoncent la promiscuité de la grande ville industrielle, l’insalubrité des logements pour les pauvres, la spéculation immobilière, l’inconfort du logis prolétarien, le contrôle policier, l’alcoolisme et bien d’autres caractéristiques de la vie urbaine à l’heure du capitalisme.

Dans son enquête sur La situation de la classe ouvrière en Angleterre (1845), Engels constate que les pauvres, à Manchester, Londres ou Dublin, sont entassés dans des habitations indécentes et des quartiers malsains. Pourtant, Engels ne s’oppose pas à la grande ville, car c’est le lieu de la prise de conscience par les prolétaires de leur exploitation et de la formulation de leurs revendications. Marx et Engels retracent dans L’Idéologie allemande l’histoire de l’opposition ville-campagne depuis l’Antiquité. Ils montrent à quel point la ville, nœud de communications et d’échanges, sert la civilisation avant de stocker des travailleurs condamnés à l’ignorance et à l’abrutissement du travail manufacturier. Sans jamais traiter de la grande ville ni en mesurer les effets et méfaits sur l’émancipation du prolétariat et, plus généralement, du genre humain, ils laissent entendre qu’avec le communisme, une autre façon d’organiser et de valoriser le territoire sera possible. L’individu communiste n’est plus un engrenage dans la vaste division technique du travail, mais un être libre de son temps, soucieux de satisfaire ses désirs et ses talents, aussi œuvre-t-il à l’élaboration d’un habitat complice de ce nouveau mode de vie et d’une nouvelle manière d’être-au-monde. C’est ainsi que les « urbanistes » et les « désurbanistes » russes, deux courants culturels des années 1920 en URSS, vont envisager d’appliquer les orientations laissées par Marx et Engels sur l’après-capitalisme. Les premiers misent sur des « agglomérations socialistes », et les seconds condamnent la ville capitaliste et prônent une dédensification des regroupements populationnels. Les Khmers rouges, quant à eux, vont absurdement résoudre la contradiction ville-campagne en supprimant les villes !

Et l’Amérique ? Voilà un pays qui se constitue en s’urbanisant, en s’équipant de chemins de fer, en s’industrialisant, en éliminant les Indiens rétifs à la sédentarisation, en repoussant sans cesse sa frontière de l’Atlantique au Pacifique (la fameuse « conquête de l’Ouest ») et qui, simultanément, élabore et entretient le mythe de la « petite maison dans la prairie » (Jefferson), d’une nation de cultivateurs indépendants et libres, méfiants vis-à-vis de la grande ville ensorceleuse, dévoreuse et déstabilisatrice. Ralph Waldo Emerson fréquente son club à Boston, où il se rend en train, tout en résidant à Concord. Son jeune ami, Henry David Thoreau, certes s’installe deux ans dans une cabane dans le bois de Walden, mais revient régulièrement voir ses amis et s’approvisionner en livres et en nouvelles, également à Concord. Bien plus tard, des lecteurs enthousiastes et assidus des « transcendantalistes », comme Lewis Mumford et Frank Lloyd Wright, vont mêler, imbriquer, associer des éléments urbains et des éléments « naturels » ou ruraux dans des configurations résolument urbaines (c’est-à-dire citadines) qui ne seront ni des campagnes urbanisées ni des villes denses et compactes. La voiture, loin d’être diabolisée, est facteur de liberté. C’était l’époque de l’essence abondante et pas chère. L’urbanisation, pour eux, transcende la ville et la campagne et ressemble à une « ville-territoire », à une « ville-paysage », à une « ville-région », dans des contextes énergétique, politique et urbanistique différents des nôtres 4.

Des raisons contraires peuvent conduire à rejeter la ville, ou, du moins, une certaine typomorphologie, comme les partisans de la cité-jardin. Certains sont convaincus que l’habitant y puisera un grand contentement, alors que pour d’autres, tel Theodor Fritsch, antisémite allemand notoire, la cité-jardin n’accueille que de « vrais aryens » et les protège de tous les mélanges douteux que la grande ville accepte comme un plus cosmopolitique. Un ouvrage collectif, parmi bien d’autres, Urbanisation et désurbanisation. Problème de l’heure (1945), désigne la ville comme cause principale de la décadence et, plus encore, de la détérioration de la race (du coup, ils légitiment, dans certains cas, l’eugénisme). Plus tard et ailleurs, des Serbes bombardent Sarajevo et confèrent ainsi à l’urbicide ses lettres de déshonneur. Le mot est forgé par l’architecte Bogdan Bogdanovic (1922-2010), maire de Belgrade de 1982 à 1986, afin de caractériser une politique anti-urbaine, telle qu’expérimentée à Osijek, Vukovar, Zadar, Dubrovnik, Mostar, Sarajevo et bien d’autres localités. Cet urbicide exprime la haine pour l’urbanité et l’ensemble des valeurs associées à la civilisation urbaine, dont le cosmopolitisme, le multiculturalisme. « Face aux crimes destructeurs, la défense de la ville est le seul paradigme moral de notre avenir », affirme-t-il.

On le voit, l’urbaphilie, l’urbaphobie, l’urbicide sont des attitudes qui cohabitent tout au long de l’histoire sans jamais dialoguer entre elles. L’urbanisation planétaire, la taille démesurée de certaines agglomérations (plusieurs dizaines de millions d’habitants !), la précarisation des territoires, tout cela nous invite à répondre à cette question existentielle : en quoi les lieux font de nous ce que nous sommes ? Ce n’est plus « la » ville ou « la » campagne qu’il s’agit de considérer, mais les territorialités et les temporalités de notre existence.


  1. Voir, parmi une littérature abondante, Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville, Gallimard, 1975, et Thierry Paquot, « Théologie chrétienne et urbanisation », Les Annales de la recherche urbaine, no 96, octobre 2004, pp. 7-16.
  2. La bibliographie est gigantesque, pour une brève synthèse : Thierry Paquot, « La géométrie politique de la Cité, polis, umma et gated communities », in Thierry Paquot et Chris Younès (dir.), Géométrie, mesure du monde. Philosophie, architecture, urbain, La Découverte, 2005, pp. 255-276.
  3. Thierry Paquot, « Les lieux des utopies. Petit catalogue commenté », Diogène, no 273-274, 2022, pp. 86-104.
  4. Voir Morton et Lucia White, The Intellectual versus the City. From Thomas Jefferson to Frank Lloyd Wright, Harvard University Press, 1962, et Thierry Paquot, L’Amérique verte. Portraits d’amoureux de la nature, éditions Terre urbaine, 2020.
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