Thierry PAQUOT

Philosophe de l’urbain.

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Vers des « biorégions urbaines » ?

Le gigantisme urbain et les modes de vie contemporains composent des agglomérations qui ne sont ni vertueuses écologiquement, ni socialement durables. Au-delà des découpages bureaucratiques, valorisant l’échelle locale, la « biorégion » incarne un projet d’espaces vivables, dans une perspective atteignable à condition de ralentissement et de décroissance des grandes zones urbaines.

La mondialisation de l’économie oppose le local au global. Elle reconfigure, sans cesse, les territoires avec ses délocalisations/relocalisations des entreprises, mais aussi avec l’extension du commerce en ligne et les innombrables activités numérisées qui semblent hors-sol. À la « fin de la géographie » annoncée naguère par Paul Virilio, certaines et certains œuvrent pour inscrire leur existence dans des lieux qu’ils ménagent avec une grande attention environnementale. De nombreux territoires possèdent des atouts sous-valorisés, leur délimitation échappe souvent aux découpages administrativo-politiques, au point où la création de biorégions correspondrait aux exigences contemporaines du mieux-vivre. De quoi s’agit-il ?

Région et régionalisme

C’est vraisemblablement à la suite de sa lecture d’un article du géographe Élisée Reclus (1830- 1905), « The Evolution of Cities » (Contemporary Review, 67, 1895), que Patrick Geddes (1854-1932) examine les transformations qui remodèlent toute ville, tel un organisme vivant, ayant à la fois une dimension écologique et une autre humaine. C’est ce qu’il représente en 1909 dans un diagramme montrant une valley section avec ses données physiques, climatiques, naturelles, techniques, géographiques. C’est cette étude type d’une vallée qu’il transpose à la « région », au sens géographique mais aussi botanique et zoologique du terme. Patrick Geddes adopte la trilogie Place (« lieu »), Work (« activités ») et Folk (« peuple »), qu’il emprunte à Frédéric Le Play, pour étudier une région et associer ses habitants à imaginer leur devenir. Du reste, il n’hésite pas à lui substituer une autre triade, plus environnementale : territory, occupations et organisms. Ce penseur atypique ignore la notion de « biorégion urbaine » mais pas celle de « région urbaine » (Region City), qu’il examine attentivement en y dressant les cartes des plantes et des arbres, des animaux, des fleuves et rivières, des montagnes et collines, etc. Tout cet ensemble, encore « sauvage » ou déjà « cultivé », du monde vivant qui confère à un site ses paysages et ses qualités organiques.

Au même moment, deux autres auteurs présentent la « région urbaine » comme l’évolution « naturelle » de l’extension de certaines villes, dont l’aura va au-delà du territoire communal : le Suisse Georges de Montenach et le français Robert de Souza. Le premier, dans Pour le visage aimé de la patrie (1908), explique que l’urbanisation en cours s’étend sur des territoires plus amples que la simple municipalité, aussi faut-il avoir en tête la région et non pas la ville pour imaginer son devenir et en prévoir les équipements indispensables à son habitabilité. Le second, dans Nice, capitale d’hiver (1913), réunit un chapelet de villes, petites et grandes, par un chemin de fer longeant la Méditerranée. L’expression Côte d’Azur est forgée par Stephen Liégeard dans son ouvrage éponyme publié en 1887, cette Riviera s’étend de Gênes à Hyères. Robert de Souza est persuadé que les destins de ces villes s’unissent dans une région urbaine qui ne verra pas le jour. C’est en 1911 que Jean Charles-Brun (1870-1946) publie Le Régionalisme, dans lequel il dénonce l’excès de centralisation de la France et l’abusive suprématie de Paris dans tous les domaines, avant de magnifier les trois « caractères propres du régionalisme », à savoir qu’il est une méthode, une discipline et un essai de conciliation. Le mot « régionalisme », qui date de 1892, exprime, à la fois, la décentralisation et le fédéralisme proudhonien. Jean Charles-Brun présente, dans l’appendice III de son livre, 28 propositions de découpage de la France en régions, échelonnées de 1851 à 1911, qui maintiennent ou non les départements. Ainsi, Auguste Comte suggère 17 « intendances » regroupant des départements (« Paris » comprend la Seine et la Seine-et-Oise, « Nantes » rassemble l’Ille-et-Vilaine, la Loire-Inférieure, le Morbihan, les Côtes-du-Nord et le Finistère, « Clermont » associe la Loire, l’Ardèche, le Puy-de-Dôme, le Cantal, la Haute-Loire et la Lozère, etc.). Frédéric Le Play imagine 13 « provinces », La Tour du Pin Chambly délimite 16 « gouvernements provinciaux » et Paul Vidal de La Blache opte pour 17 « régions ». Jean Charles-Brun considère le régionalisme comme un jeu entre « tradition et progrès », « individu et État », « particularisme et patriotisme », d’où sa valorisation de la mutuelle et des associations et autres formes de coopération, sans oublier la famille.

Le régionalisme n’est pas un hymne nostalgique à une région idéalisée et conservatrice, mais une volonté de contrer Paris en modernisant l’économie de chaque région, afin d’y garder leurs habitants et de les encourager à veiller aux valeurs locales tout en en créant de nouvelles dans la continuité d’une longue histoire. C’est ce qu’il pense encore sous Vichy, lorsqu’il participe à la Commission des provinces, qui doit mettre en place une Assemblée régionale. Suivront des ouvrages politiquement contrastés : Paris et le désert français (1947), de Jean-François Gravier, Décoloniser la province (1966) de Michel Rocard, La Révolution régionaliste (1967) de Robert Lafont, Pour une France fédérale. Vers l’unité européenne par la révolution régionale (1968), de Pierre Fougeyrollas, Régionaliser la France (1969), d’Yves Durrien, ou encore Le Pouvoir régional (1971), de Jean-Jacques Servan-Schreiber.

Un demi-siècle après, les régionalistes sont atones. Existent-ils encore ? Ils ne s’opposent pas à la réduction du nombre de régions de 22 à 13, en métropole, et ne réclament pas un droit à la culture régionale et à ses langues, comme si, d’un côté, la globalisation submergeait tous les « pays » et leurs habitants en les uniformisant peu ou prou, et, d’un autre côté, un État, de plus en plus soumis à l’eurotechnocratie, imposait des normes, des règles, des techniques administratives européennes sans aucun lien avec les réalités spécifiques des territoires en cours. Un territoire n’existe pas en soi, comme un legs de la géographie ou de l’histoire. Il n’est pas donné, il résulte d’une relation, à chaque fois différente, entre une population et un site. Or, cette relation s’avère processuelle, autant dire toujours inachevée et changeante, à l’instar du monde organique qui la compose et des modifications technico-communicationnelles qui affectent tout individu et tout milieu. La région ne s’inscrit plus seulement dans une dynamique locale mais dans l’enchevêtrement d’intentions localisées, portées par des citoyens qui espèrent du local plus qu’ils ne croient en un sursaut démocratique national.

Biorégionalisme à l’américaine

Lewis Mumford (1895-1990) a lu l’ouvrage de Jean Charles-Brun, tout comme il apprécie Patrick Geddes, aussi n’est-il guère étonnant de le voir cofonder, avec Clarence Stein, Henry Wright, Catherine Bauer et Benton MacKaye, en 1923, la Regional Planning Association of America (RPAA) et créer des cités-jardins comme Sunnyside Gardens (dans le Queens à New York) et Radburn (dans le New Jersey). La RPAA ne réussira pas à réorganiser les États en une pluralité de régions où prédominent les caractéristiques « naturelles ». Plus tard, certaines de ses idées seront reprises et développées par des partisans du NewUrbanism, afin qu’ils définissent The Regional City, mieux articulée à l’écologie de son territoire, sans pour autant imaginer le biorégionalisme. Celui-ci naît en Californie, porté par des écologistes comme Peter Berg (1937-2011), Raymond Dasmann (1919- 2001), Gary Snyder (1930), Kirkpatrick Sale (1937), Stephanie Mills (1948). Les deux premiers signent, en 1977, « Reinhabiting California » dans The Ecologist (vol. 7, no 10), article qui devient rapidement une référence parmi les activistes environnementaux. On peut y lire : « Réhabiter signifie apprendre à vivre in situ au sein d’une aire qui a précédemment été perturbée et endommagée par l’exploitation. » Plus loin, ils précisent : « Une biorégion peut initialement être déterminée par le biais de la climatologie, de la géomorphologie, de la géographie animale et végétale, de l’histoire naturelle et d’autres sciences naturelles encore. Cependant, ce sont les gens qui y vivent, avec leur capacité à reconnaître les réalités du vivre in situ qui s’y pratique, qui peuvent le mieux définir les limites d’une biorégion. » Ainsi cette communauté biotique est à l’origine de la biorégion, bien souvent liée à un bassin-versant. Ce sont du reste les ressources en eau qui déterminent la taille de la population humaine pouvant réhabiter ce lieu, sans en gaspiller les atouts, privilégiant la juste mesure de tout. Autant l’avouer, cela revient à sortir du productivisme pour adopter un mode de vie particulièrement frugal, en harmonie avec les rythmes biologiques de la faune, de la flore et des humains. C’est ce que Kirkpatrick Sale expose dans son essai sur le biorégionalisme, en 1985 : « Les fondements de cette économie reposeraient sur un nombre minimal de biens et la quantité minimale de perturbations environnementales, parallèlement à l’utilisation maximale du travail humain et de son inventivité. […] Sur tous les points, dans tous les processus, les objectifs du système seraient de réduire l’utilisation de l’énergie et des ressources, de minimiser la production et de favoriser la conservation et le recyclage, de maintenir la population et les stocks de produits à un niveau à peu près constant et équilibré. La durabilité et non la croissance serait son objectif. » Pour Mathias Rollot, son traducteur, le biorégionalisme est anticapitaliste (le profit n’est pas recherché, la gratuité est ordinaire), antinationaliste (c’est la décentralisation qui domine et l’humain et le non-humain coopèrent) et antispéciste (toutes les espèces vivantes cohabitent).

Le territoire comme bien en-commun

Alberto Magnaghi (né en 1941) commence à entrecroiser l’évolution des villes et l’écologie dans La Città fabbrica (1970), où il découvre que le fordisme confisque le territoire pour le soumettre à sa seule logique économique productiviste. Si les écologistes s’opposent à tout ce qui peut nuire à la nature, lui se préoccupe principalement de « l’environnement humain », comme il l’explique dans les cinq numéros de sa revue Quaderni del territorio, fondée en 1974, puis dans Il territorio dell’abitare (1990), où il envisage un développement autosoutenable et participatif se substituant à la croissance ininterrompue imposée d’en haut (par les décideurs des firmes multinationales et par les technocrates du pouvoir central) et d’ailleurs (la globalisation possède des relais locaux, mais sa dynamique s’élabore à partir d’une poignée de « villes globales »).

Pour Alberto Magnaghi, l’urbanisation contemporaine détruit à la fois les campagnes et les villes. Il y a urgence à redécouvrir les campagnes (avec la mise en place de nouveaux savoirs, qu’il désigne par l’expression de « rétro-innovations ») et les villes. Ce retour à la ville s’effectuera par la division des mégalopoles en petites unités urbaines mêlant, selon leurs histoires et leurs cultures, les nouvelles campagnes et villes, autogérées, interdépendantes et solidaires. Le territoire deviendra alors un « ensemble de relations », un écosystème d’écosystèmes, ou plus précisément de « néo-écosystèmes ». Qu’entend-il par « biorégion urbaine » ? « La biorégion urbaine, écrit-il, est le référent conceptuel approprié pour traiter d’une manière intégrée les domaines économiques (système local territorial), politiques (autogouvernement), environnementaux (écosystème territorial) et de l’habiter (lieux fonctionnels et lieux de vie dans un ensemble de villes, bourgs et villages) d’un système socio-territorial qui cultive un équilibre de coévolution entre établissement humain et milieu ambiant, rétablissant sous une forme nouvelle les relations de longue durée entre ville et campagne pour atteindre l’équité territoriale. » Il invite aux expérimentations, à la création d’une Société des territorialistes (en 2010, à Florence), à l’ouverture d’un Observatoire des pratiques bioterritoriales et conclut ainsi son traité : « Ces expériences aident l’imaginaire à produire les visions d’une planète foisonnante de biorégions en réseaux, qui coopèrent pour reconstruire le milieu ambiant de l’homme en favorisant une mondialisation par le bas. Cette croissance de projets locaux partagés et des réseaux solidaires globaux peut alimenter le “combat” pour soustraire au monde des marchandises une quantité croissante de biens pour la reproduction individuelle et sociale des styles de vie des habitants en leur confiant la gestion sociale du bien commun territoire. »

Et en France ?

Comme je l’ai souvent indiqué, la biorégion urbaine est avant tout une espérance. Elle n’est pas délimitée une fois pour toutes. Elle regrouperait des habitations isolées, des hameaux, des villages, des villes de tailles diverses en un assemblage territorial décentralisé, déconcentré et autogéré. Chaque configuration écologico-géographique serait singulière, de même sa population, selon les cas, pourrait varier de plus d’un million à 200 000 ou 300 000 habitants. L’État-nation perdrait la plupart de ses prérogatives et une Fédération européenne de biorégions (la FEB) pourrait se déployer, sans attribuer à une ville la fonction de capitale, devenue vaine. La gouvernance territoriale serait au plus près des habitants, la bureaucratie et son pouvoir vertical disparaîtraient au profit de nouvelles modalités politiques collégiales et transversales. L’organisation thématique (le logement, la scolarité, les parcs et jardins, les transports, etc.) serait remplacée par quelques « maisons » aux activités écologisées : la Maison des Temps (qui harmoniserait les temps sociaux aux rythmes de chaque habitant, petits et grands, hommes et femmes, etc.), la Maison du Mieux-Être (qui soignerait les malades, veillerait à une alimentation saine de tous, etc.), la Maison de la Solidarité (qui prendrait soin des plus fragiles, assurerait la redistribution des aides sociales, encourageait les coopérations), la Maison des Gais Savoirs (qui superviserait les écoles, les collèges, les lycées et les universités, les conservatoires, les centres d’apprentissage, les gymnases et stades, les musées, les lieux de création), etc.

Les femmes et hommes politiques « professionnels » seront remplacés par des citoyens tirés au sort pour un mandat d’une année non renouvelable, ainsi, chacune et chacun participera à la vie démocratique. Attention, il ne s’agit aucunement de stimuler une quelconque forme d’autarcie. Chaque biorégion entretiendra avec les autres des échanges équitables. Le biorégionalisme mise sur la valorisation des différences propres à un lieu et à sa population, à son histoire comme à sa langue, à ses savoir-faire, ses matériaux, ses énergies, son agriculture, etc. Inverser les tendances à l’oeuvre revient à se réapproprier des cultures disparues ou ensommeillées en les inscrivant dans un futur qui leur avait été confisqué. Les outils conviviaux, tels qu’Ivan Illich les conçoit, pourront alors se déployer en un éventail enchanteur.

Lectures

  • Berg, Peter (1978), Reinhabiting a Separate Country. A bioregional Antholoy of Northern California, San Francisco, Planet Drum Foundation ;
  • Calthorpe, Peter, Fulton, William (2001), The Regional City : Planning for the End of Sprawl, préface de Robert Fishman, Washington, Island Press ;
  • Charles-Brun, Jean (1911), Le Régionalisme, Paris, Bloud & Cie ;
  • Duhem, Ludovic, Pereira de Moura, Richard (dir) (2020), Design des territoires. L’enseignement de la biorégion, Paris, Eterotopia ;
  • MacKaye, Benton (1928), The New Exploration. A Philosophy of Regional Planning, nouvelle édition, avec une Introduction de Lewis Mumford, Harpers Ferry, The Appalachian Trail Conference ;
  • Magnaghi, Alberto (2012), « Entretien avec Thierry Paquot », Urbanisme, no 384, mai-juin ;
  • Magnaghi, Alberto (2014), La Biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Paris, Eterotopia France ;
  • Paquot, Thierry (2020), Mesure et démesure des villes, Paris, CNRS Éditions ;
  • Rollot, Mathias (2018), Les territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, Paris, Éditions François Bourin ;
  • Sale, Kirkpatrick (1985), Dwellers in the Land : the Bioregional Vision, San Franciso, Sierra Club Books ; L’Art d’habiter la terre. La vision biorégionale, traduction française par Mathias Rollot, Marseille, Wildproject, 2020 ;
  • Sinaï, Agnès, Cochet, Yves, et Thévard, Benoît (2020), Le Grand Paris après l’effondrement. Pistes pour une Île-de-France biorégionale, Marseille, Wildproject ;
  • Van, Andruss, Plant, Christopher, Plant, Judith, Wright, Eleanor (dir), (1990), Home ! A Bioregional Reader, préface de Stephanie Mills, Philadelphia, New Society Publishers.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/vers-des-«-bioregions-urbaines-».html?item_id=5814
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