Stéphane CORDOBES

Chercheur associé à l’École urbaine de Lyon, conseiller à l’Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT).

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Repenser l’aménagement des territoires

Geste modernisateur par excellence, l’aménagement du territoire se trouve face aux réalités des interdépendances planétaires, du changement climatique et des risques extrêmes. Alors que l’aménagement s’envisageait sans limites, il doit être reconfiguré, afin de s’adapter au nouveau monde.

Partons de l’hypothèse selon laquelle l’aménagement du territoire désigne un champ de savoirs et de pratiques politiques, techniques et spatiaux qui ont largement concouru à la modernisation du pays, autrement dit permis l’accès à un niveau de développement et de qualité de vie, d’alimentation et de soins, d’éducation, de culture et de loisirs, d’habitat et de mobilité, de production et de consommation caractéristique de la société moderne. La politique mise en oeuvre par l’État pour reconstruire la France après la Seconde Guerre mondiale s’inscrivait explicitement dans cette optique. Il en va de même des actions successives déployées avec les collectivités locales pour favoriser la compétitivité des métropoles françaises et autres espaces productifs nationaux ; celles visant à renforcer l’attractivité des territoires résidentiels et touristiques ; ou encore celles visant à assurer dans les territoires les moins favorisés les dynamiques démographiques, sociales et économiques qui garantissent l’accès à un socle de services, de ressources et d’aménités indispensables à ce que tout citoyen, consommateur, habitant s’estime en droit d’attendre d’une société moderne. Cette hypothèse n’implique évidemment pas que les priorités retenues, qui ont alterné selon les périodes historiques et les gouvernements successifs, aient suscité une adhésion sans réserve ou que les arbitrages rendus aient obtenu tous les résultats attendus. La controverse est sans doute une caractéristique clé de l’aménagement, source inépuisable de débat. Reste que ces orientations s’inscrivaient toutes dans ce cadre moderne.

Modernité, aménagement et changement global

C’est sur cette appartenance à la modernité que j’aimerais réfléchir, en me demandant si la situation actuelle, le défi posé par le changement climatique et la crise écologique ne rend pas caducs certains des présupposés modernes de l’aménagement du territoire et, partant, oblige à repenser en profondeur cette politique.

Entendons-nous, je ne souhaite pas aborder la question de la modernité en général, ni a fortiori chercher à la juger et à la condamner. D’autres s’en chargent. Mon intention se résume à interroger la manière dont cette modernité s’est inscrite dans nos politiques d’aménagement, marquant ainsi de son sceau notre art de faire territoire. Cette interrogation me paraît d’autant plus justifiée que nous savons maintenant à l’échelle de la planète ce que notre mode de développement moderne, au-delà de ses promesses de richesse et de progrès, de confort et de liberté, a produit aussi d’inégalités socio-économiques et de déséquilibres environnementaux par ses logiques d’accaparement, d’extraction, de production, de consommation et de pollution sans limites. Il débouche sur ce bouleversement communément appelé aujourd’hui changement global ou anthropocène, dont le réchauffement climatique n’est qu’un aspect. Ce changement global, si rien n’est fait pour l’atténuer et s’y adapter, pourrait littéralement remettre en cause notre existence ainsi que celle de nombreuses autres espèces vivantes. Le changement climatique et la multiplication des épisodes extrêmes – tempêtes, submersions, vagues de chaleurs extrêmes et de sécheresse, fonte des glaces, feux de forêt, etc. – auxquels nous assistons, sidérés, en sont les premiers signes et conséquences, tout comme la chute de la biodiversité ou encore la pandémie de la Covid-19. Par la reconnaissance de notre responsabilité et la nécessité de limiter autant que faire se peut l’ampleur des dégâts, nous voilà embarqués dans une entreprise urgente d’adaptation à ce nouveau monde. Les répercussions sur les territoires et l’aménagement seront importantes : parce que ceux-ci seront de plus en plus impactés par ces transformations ; qu’ils sont attendus pour apporter des réponses à ce défi de transition écologique ; que leur aménagement étant partie prenante du projet moderne, on imagine mal ne pas l’interroger et le reconsidérer.

Aménager face aux aléas extrêmes ?

Une des premières manières d’interroger cette « modernité spatiale » vient de cette sidération que nous ressentons en observant les manifestations intempestives de la nature. Non pas que les aléas qui remettent en cause nos installations humaines – ce qui relève en fait depuis longtemps de la gestion des risques naturels – soient fondamentalement nouveaux, mais alors que, d’un côté, l’urbanisation généralisée de nos espaces, leur large occupation et artificialisation renforçaient notre exposition, de l’autre côté, les aléas naturels changeaient de nature. Leur fréquence est maintenant plus élevée, et les espaces où ils se manifestent, plus nombreux et plus vastes. Leur intensité s’est accrue. Ces épisodes extrêmes avaient jusqu’alors une sorte de permanence – rareté temporelle et géographique, constance physique – qui les rendait, dans une certaine mesure, prévisibles, contrôlables et, en termes probabilistes et assurantiels, acceptables. Avec le changement global, cette permanence ne tient plus.

D’une manière générale, notre modernité, qui s’est construite sur la croyance à une sorte d’immuabilité de la nature, est prise en défaut. À la suite des conflits mondiaux et avec la Guerre froide, la crainte de voir l’humanité anéantie était ainsi liée aux vicissitudes historiques et politiques. Pensons à la peur de l’hiver nucléaire, par exemple. La nature, malgré sa dangerosité potentielle, dans les pays occidentaux, était plutôt gage de stabilité et d’éternité : ses transformations se jouaient sur des échelles de temps suffisamment grandes pour être hors de la perception humaine. C’est sur la base de cette stabilité supposée que nous avons aménagé le territoire en considérant que nous pouvions, dans la plupart des espaces, nous installer sans craindre plus que de mesure les aléas naturels. Quand aujourd’hui les sécheresses nous privent d’eau au point d’empêcher l’irrigation des cultures ou le refroidissement des centrales nucléaires ; quand les tempêtes frappent les littoraux avec violence, submergeant les territoires habités, détruisant les installations humaines, accélérant l’érosion du littoral ; quand les incendies de forêt changent de nature – on les appelle mégafeux – et deviennent plus imprévisibles, destructeurs et impossibles à maîtriser avec nos techniques actuelles, c’est cette croyance profondément ancrée en la permanence de la nature et en sa relative bienveillance, cette certitude que nous pouvons sans risques nous installer où bon nous semble qui est remise en question, en même temps qu’un credo de l’aménagement et assurément un pan de notre liberté moderne.

Incertitudes et limites techniques

Concomitamment à cette impermanence, émergent – ou plutôt réémergent des confins où la modernité s’était évertuée à les cantonner et à les oublier – deux autres dimensions que l’aménagement n’a eu de cesse de combattre. La première est l’incertitude ; la seconde, la non-maîtrise. L’aménagement du territoire a en effet été édifié selon la doxa positiviste, selon laquelle l’acquisition de connaissance scientifique et la puissance technique assuraient à l’homme une domination quasi totale sur son milieu de vie. La culture produite par des experts, des techniciens, des élus, des décideurs s’est instituée en ingénierie et politique à disposition de l’État, des collectivités locales et de leurs partenaires pour s’approprier, transformer, organiser et exploiter les espaces au bénéfice de l’implantation et du développement humains. Il y a incontestablement dans l’aménagement une intention et un fond colonisateur d’autant plus dominateur qu’il était épaulé par la puissance scientifique et technique, une volonté de maîtrise et d’asservissement de la nature garante de la liberté humaine. Le savoir scientifique apporte la certitude ; la capacité technique, la maîtrise sur l’environnement et son anthropisation. Ainsi, par sa production de connaissances – qu’elles relèvent de l’analyse géographique, cartographique, prospective ou prévisionnelle – jusqu’à la réalisation du projet – de la planification jusqu’à la construction et la gestion –, et cela même, comme il le fait de plus en plus, en s’intéressant à la préservation de l’environnement, l’aménagement s’inscrit dans la plus pure tradition rationaliste et productiviste du monde moderne : la nature est une ressource à aménager pour l’exploiter.

À sa permanence, qui autorise d’y faire ce que l’on veut sans conséquence négative pour nous, s’ajoute la certitude que nos capacités cognitives et techniques permettront de transformer les espaces-ressources sans autres limites que celles de nos désirs et besoins. Ce poids de la certitude et de la maîtrise est prégnant jusqu’à notre façon de gérer les risques, où par définition l’on estime que l’incident a une chance infinitésimale de se produire, et que s’il se produit, nos schémas et plans nous prémuniront et nous permettront de garder le contrôle de la situation. L’aménagement comme la culture moderne reposent sur l’assurance que nous maîtrisons notre environnement. Au point que l’ampleur de notre « contrôle » finit par remettre en cause cet environnement lui-même et nous fait basculer dans l’anthropocène. Que devient l’aménagement du territoire si nous le privons, comme la situation terrestre actuelle nous y incite, de cette certitude et de cette maîtrise ? Si nous prenons en compte avec sérieux la vulnérabilité généralisée qui signe notre entrée dans l’anthropocène. Les inondations en Allemagne, les mégafeux en Grèce, en Californie et en France ont montré, à l’été 2021, combien nos espaces habités sont d’ores et déjà soumis à de nouveaux dangers et menaces. Passer d’une posture démiurgique à une forme d’humilité aménagiste ? Renoncer à habiter certains espaces devenus inhospitaliers ? Faire de la protection, de la réparation et du soin de nos « socio-écosystèmes » des priorités qui supplantent extension, croissance et développement ? Autant dire opérer un tournant aménagiste majeur.

Aménager la sobriété

Le dernier soubassement de l’aménagement moderne que j’aimerais aborder est celui de l’abondance. L’aménagement est consubstantiellement lié à la notion de développement. La finalité première de cette politique est de produire dans tous les territoires des conditions favorables au développement. Et encore aujourd’hui, après trois décennies d’attention plus ou moins soutenue portée à la durabilité, un projet d’aménagement réussi se doit avant toute chose de générer de la croissance démographique et économique. Or, cette croissance, devenue au fil du temps le Graal de la quête moderne, présuppose que nous vivions dans un monde d’abondance, un monde aux ressources inépuisables : abondance d’espaces disponibles pour continuer à construire, à équiper, à héberger, à produire, à consommer, à se distraire ; abondance de ressources naturelles – de l’énergie à l’eau, des matières premières jusqu’à la biomasse – pour bâtir, se loger, se déplacer, se nourrir, s’habiller, se chauffer ; abondance de vie qui permet de pêcher, de chasser, de se servir au point d’abîmer les écosystèmes ; abondance de capacité de régénération de la planète pour supporter ces ponctions et la production de déchets et autres externalités négatives générées par notre développement ; abondance de croissance, enfin, pour satisfaire une humanité dont la population augmente aussi vite que le souhait d’accéder à la modernité et à son mode de vie consumériste.

Or, l’abondance est une fiction qui résiste mal au constat qui s’impose des limites planétaires et à l’irréversibilité qui découle de leur surconsommation. Sans abondance s’écroule aussi le mythe d’une croissance qui, atteignant un niveau suffisant – toujours repoussé –, permettrait de satisfaire équitablement l’ensemble des besoins « modernes » de l’humanité. La globalisation économique a porté à son comble le culte de la croissance irraisonnée, mais en faisant le tour de la planète elle a également rendu visible le caractère épuisable de ses ressources et de sa capacité à supporter un tel traitement sans conséquence pour l’avenir de l’humanité. Les tensions sur les matières premières et les ressources, le manque d’espace disponible et les conflits qui surviennent, l’incapacité à traiter nos propres nuisances et déchets et le recours de plus en plus contesté à leur exportation, la fragilité d’une économie globale et les vulnérabilités qui découlent des dépendances non nécessaires et dangereuses qu’elles génèrent – largement révélées par la Covid – ajoutés à la destruction des milieux naturels et des services indispensables qu’ils rendent dévoilent l’illusion de l’abondance et nous font basculer dans le monde de la rareté et de la frugalité. Que devient l’aménagement du territoire lorsque l’espace et les ressources se font rares, lorsqu’il faut intégrer dans ces projets le juste coût de l’énergie, des matériaux, de la pollution, des déchets générés ?

Sur le terrain, on ne peut suivre qu’avec intérêt la multitude d’initiatives qui tiennent compte de cette fin de l’abondance et de l’inaltérabilité de la nature, de ces nouvelles vulnérabilités et incertitudes. Zéro artificialisation, zéro déchet, zéro carbone, zéro friche, etc., marquent bien un tournant en train de se faire, tout comme la relocalisation des activités, les circuits courts et les boucles locales, la réhabilitation des petites centralités urbaines, la transition écologique de l’agriculture, le souci des paysages et le renforcement des mesures de protection de la biodiversité. Les projets de résilience territoriale, de coopération interterritoriale et de solidarités, en particulier alimentaires, qui ont émergé durant les confinements liés à la Covid s’inscrivent dans cette même dynamique. Il en va de même en ce qui concerne l’essor des conventions citoyennes, des concertations et débats publics, les expérimentations menées dans les ZAD, sur les ronds-points et autres lieux de contestation, le basculement des représentations et les attentes revendiquées avec de plus en plus de force pour que l’aménagement prenne en considération toutes les populations et tous les territoires, dont les moins visibles et les plus fragiles.

Assurément, les signes se multiplient prouvant qu’une nouvelle manière d’habiter la terre et de faire territoire est en train d’être expérimentée et réfléchie, que l’aménagement de nos espaces est en train d’être repensé, refondé. Reste à conforter ces signes, à les multiplier, à les articuler, à les rendre socialement et économiquement viables, à les diffuser suffisamment largement pour qu’en changeant d’échelle ils forment une nouvelle langue, celle d’un aménagement du territoire véritablement à la hauteur de l’épreuve anthropocène et de la nécessité d’édifier un nouveau monde où nous pourrons demain vivre dignement.


Enrochement qui protège l’espace portuaire de Miquelon

Le bourg, dont l’exposition au risque de submersion s’accroît avec le changement climatique, devra être déplacé à moyen terme.

Photographie extraite de l’essai de Stéphane Cordobes, Si le temps le permet, éditions Berger Levrault, 2020.

Crédits photographiques Stéphane Cordobes.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/repenser-l-amenagement-des-territoires.html?item_id=5810
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