Magali TALANDIER

Professeure en urbanisme et aménagement du territoire à l’université de Grenoble.

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Télétravail et recompositions territoriales : les Zoom towns

L’extension du télétravail, accélérée par la crise de la Covid, affecte différemment les professions et les territoires. De nouvelles stratégies résidentielles et de nouvelles réalités immobilières s’avèrent favorables aux villes moyennes, mais les dynamiques en cours contribuent également à une recomposition des inégalités.

Le télétravail bouleverse l’organisation des entreprises et des ménages, mais pourrait également recomposer les dynamiques territoriales. En modifiant les unités de temps, de lieu et d’action liées au monde du travail, cette pratique introduit une grande flexibilité et fait naître de nouvelles questions pour l’aménagement. Immobilier d’entreprise, mobilités quotidiennes, stratégies résidentielles sont autant de sujets bousculés par ces réorganisations. Une question émerge, celle de la place des villes moyennes dans ces nouvelles configurations. Allons-nous assister à l’avènement de Zoom towns à la française ?

Le télétravail, vieil espoir devenu réalité

En soi, le télétravail n’est pas nouveau. Défini comme un travail réalisé hors du lieu habituel, mais connecté à celui-ci par des moyens de télécommunications, il peut se pratiquer à domicile, mais aussi dans des tiers-lieux variés. Plébiscité depuis longtemps pour son potentiel de croissance économique, ses impacts sociaux et écologiques positifs, il a fait naître de nombreux espoirs dans le passé. En 2009, par exemple, le Centre d’analyse stratégique annonçait que « le télétravail a un fort potentiel de développement qui pourrait concerner jusqu’à 50 % de la population active en 2015 1 ». Espoirs déçus, car, en réalité, toutes les études montrent que le télétravail n’avait jamais convaincu, avant la crise de la Covid, les entreprises et les salariés en France. Ainsi, seulement 12 % de salariés français des grandes entreprises télétravaillaient au moins huit heures par mois en 2012, ce taux tombait même à 8 % pour l’ensemble des actifs 2.

La pandémie marque évidemment une rupture majeure dans cette pratique. Imposé par la situation sanitaire, le télétravail est devenu une « obligation temporaire », qui pourrait se prolonger un peu. Les méfiances du côté des employeurs (perte de contrôle) et des salariés (flexibilité et exploitation) se sont considérablement amoindries. Le télétravail génère pourtant de nouvelles inégalités. Toutes les professions ne peuvent y avoir accès, et tous les actifs n’ont pas le même confort de télétravail chez eux ou à proximité. Tous ces éléments impactent les recompositions territoriales.

Télétravail, pour qui ? pour où ?

Le nombre d’emplois potentiellement compatibles avec une situation de télétravail peut être estimé à partir des données des professions détaillées par l’INSEE. Par exemple, les artisans et ouvriers, les enseignants, les agents de sécurité… sont considérés comme ne pouvant pas télétravailler. Inversement, les secrétaires, les techniciens d’études et de recherche peuvent exercer une partie de leur activité en dehors de leur lieu de travail habituel. Les estimations que j’ai pu réaliser montrent que 29 % des emplois sont compatibles avec le télétravail. Ces chiffres sont à peu près identiques à ceux calculés par l’Institut Montaigne en France, mais aussi avec la plupart des ratios obtenus dans les pays de l’OCDE.


Répartition des télétravailleurs potentiels, données 2016 (en %)

Source : Magali Talandier, 2021, d’après INSEE/RGP (Recensement général de la population).


L’analyse plus détaillée montre une nette surreprésentation des cadres et des professions intellectuelles dans les télétravailleurs potentiels : 78 % des actifs de cette catégorie occupent une profession compatible avec le télétravail. Ce taux est de 29 % pour les employés, d’un quart pour les professions intermédiaires, et tombe en deçà de 15 % pour les autres catégories. Par ailleurs, 44 % des usagers de transport en commun seraient des télétravailleurs potentiels, soit une part nettement plus importante que la moyenne. Une stratégie résidentielle visant à s’éloigner du lieu de travail pourrait donc se traduire aussi par une réduction des navettes quotidiennes en transport en commun au profit de déplacements plus rares, mais réalisés en voiture. Le gain éventuel en termes de pollution, de réduction des achats de véhicules n’est pas totalement évident. La géographie de ces télétravailleurs potentiels est également instructive.


Géographie des potentiels télétravailleurs

Source : Magali Talandier, 2021, d’après INSEE/RGP


La carte représente le poids des actifs dans l’emploi local susceptibles de devenir les télétravailleurs de demain, à l’échelle des zones d’emploi 3 de l’INSEE. Sans grande surprise, les grandes villes et la région francilienne se détachent. À Paris, notamment, près d’un emploi sur deux est compatible avec une modalité de télétravail ! Ce taux est de 44 % à Saclay, de 40 % à Marne-la-Vallée.

Les zones d’emplois d’Aix-en-Provence, de Lyon, de Lille et de Toulouse ont des taux proches de 40 %. À Grenoble, Strasbourg, Nantes, Marseille, un tiers des emplois sont concernés. Ainsi, les espaces ruraux, mais également les petites villes et les villes moyennes situées à proximité de ces foyers de télétravailleurs pourraient bien connaître une arrivée massive de nouveaux habitants, télétravailleurs à domicile, ou recherchant des tiers-lieux adaptés. À l’opposé, dans les zones d’emplois rurales ou de plus petite taille, les taux atteignent rarement 20 %. Ils sont au plus bas, par exemple, à Mauriac ou à Saint- Flour, dans le Cantal, avec moins de 15 %.

Libérés de la contrainte quotidienne de devoir « venir au bureau », les arbitrages résidentiels des actifs peuvent s’en trouver totalement modifiés. En reconnectant le lieu de travail avec le lieu de domicile (chez soi ou dans un tiers-lieu), l’horizon des possibles s’ouvre. C’est dans ce contexte que le concept de Zoom town émerge.

Zoom town, un concept importé

Associant l’expression « boom town » 4 et le nom du logiciel de visioconférence, les Zoom towns ont très vite été repérées comme l’un des phénomènes résidentiels de la Covid-19. L’expression apparaît dans la presse américaine dès le printemps 2020 pour désigner les petites villes qui attirent de nouveaux télétravailleurs. Un plus grand espace de vie, moins de transport quotidien, la proximité de la nature sont les critères mis en avant par les actifs concernés. Aux États-Unis, ces villes ont en moyenne 25 000 habitants. Elles sont situées à 25 kilomètres environ d’un plus grand pôle urbain et permettent d’accéder rapidement à une offre de services supérieure et, surtout, elles s’inscrivent dans des lieux à fortes aménités environnementales et paysagères (proximité de la mer, de la montagne, des stations de ski, des Grands Lacs). Fréquentées jusque-là pour des séjours touristiques, ces villes deviennent, grâce au télétravail, des lieux de résidence à temps complet. Les millennials, cette génération Y née entre 1980 et 2000, semblent particulièrement concernés, tout comme les travailleurs qualifiés. La « classe créative », chère au géographe américain Richard Florida 5, déménagerait donc massivement vers ces nouveaux eldorados que sont, par exemple, Kingston, près de la Hudson River, les Hamptons dans l’État de New York, Lewisburg dans le Tennessee, Martha’s Vineyard ou Cape Cod dans le Massachusetts, Butte dans les montagnes du Montana ou la station de ski très prisée d’Aspen dans le Colorado. Au total, les premières estimations indiquent que plus de 2 millions d’Américains souhaiteraient devenir propriétaires d’une maison dans ce type de villes.

Ce phénomène territorial est donc assez bien identifié aux États-Unis, où le télétravail est largement généralisé depuis plusieurs années. Qu’en est-il du contexte français ?

Migrations résidentielles inversées ou l’appel des campagnes

Quitter la ville pour s’installer en périphérie proche ou plus lointaine n’est pas, non plus, un phénomène nouveau. Notamment, les campagnes françaises bénéficient depuis les années 1990 de soldes migratoires positifs et, pour une large part d’entre elles, se repeuplent grâce à cette attractivité retrouvée. Ce phénomène de migration d’agrément a été très étudié au début des années 2000. Ces migrations sont motivées par la recherche d’un cadre de vie et d’un environnement plus agréables, et non par les critères économiques habituels (coût du foncier, recherche d’emploi, par exemple).

Ces migrations concernent essentiellement des retraités, des inactifs, ou des actifs qui décident de changer radicalement de mode de vie, et donc aussi de travail, voire de métier. Le renouveau des espaces ruraux français s’explique en grande partie par ces dynamiques, et non – jusqu’à présent – par le télétravail. Or, sa généralisation récente ouvre de nouvelles perspectives pour les campagnes. La presse et les sites spécialisés dans l’immobilier indiquent d’ailleurs une envolée des achats dans certaines zones rurales françaises dès le printemps 2020. Néanmoins, il semblerait qu’une large part de ces achats soit plutôt destinée à l’acquisition de résidences secondaires dans des campagnes déjà touristiques et convoitées (Bretagne ou Diois, par exemple), tendance qu’il conviendra quand même de confirmer ou non. Mais une autre dynamique, beaucoup moins commentée par la presse généraliste, doit attirer notre attention.

Zoom towns ou la reconquête des villes moyennes

Il est un phénomène que peu d’experts ont repéré. L’exploitation du dernier recensement de l’INSEE montre qu’entre 2012 et 2017, le solde migratoire de ce que l’on peut appeler les villes moyennes 6 est redevenu positif ! Ce revirement majeur pour l’avenir des villes moyennes pourrait s’accélérer avec l’essor du télétravail. Les experts des marchés immobiliers confirment pour partie cette intuition. Depuis l’été 2020, ils observent une demande croissante de biens dans de nombreuses villes moyennes. Angers, Nîmes, Caen, Le Mans, mais aussi des villes moyennes situées dans la périphérie de Paris ou de Bordeaux, sont souvent cités en exemple. Plus récemment, une hausse des prix immobiliers est également constatée dans des villes moyennes, cœurs de métropoles, à l’image de Grenoble. Il est bien sûr difficile de tirer des conclusions définitives de ces frémissements immobiliers constatés, certes, dans des villes moyennes, mais aussi dans d’autres types de villes, à l’image de Marseille, qui a également connu une forte pression sur les prix immobiliers.

En lien avec cette nouvelle attractivité, les villes moyennes bénéficient de représentations très positives chez les Français. De premiers retours d’enquêtes réalisées par la Fabrique de la cité 7 montrent qu’elles apparaissent comme le territoire le plus adapté pour élever ses enfants (selon 35 % des Français), dans la mesure où elles allient les avantages de la grande ville (écoles, commerces, services publics, innovation) et des plus petites (proximité de la nature, qualité de vie, prix foncier). Ainsi, les villes moyennes additionnent les bons points dans l’imaginaire français : tranquillité, sécurité, proximité de la nature, pouvoir d’achat accru, accessibilité, mais également une image de dynamisme économique qui s’est largement affirmée depuis une dizaine d’années. Au regard de ces éléments, la ville moyenne semble disposer de nouveaux atouts pour attirer des ménages plutôt jeunes et en âge d’avoir des enfants, hyperqualifiés, et donc partiellement télétravailleurs. Cependant, la notion même de ville moyenne est très large, notamment dans le cas français. De la ville résidentielle et touristique de 25 000 habitants, à l’image de la Zoom town américaine, aux villes moyennes plus diversifiées (Valence, Avignon, Angers), ou bien encore en déprise jusqu’à récemment (Romans-sur-Isère), les opportunités diffèrent. Enfin, ce qui se dégage de ces premières tendances, c’est peut-être moins les oppositions génériques et classiques que l’on a vues ressusciter entre ville et campagne, ou entre centre et périphérie, qu’une forte recomposition de la demande résidentielle des actifs parisiens, puis franciliens, qui pourrait impacter de nombreuses communes françaises. D’ailleurs, l’étude de la Fabrique de la cité montre que 36 % des Franciliens envisagent davantage de quitter leur lieu de vie depuis la pandémie, un taux qui n’est « que de » 21 % ailleurs en France.

De nombreux territoires pourraient donc se trouver bousculés par les nouvelles stratégies résidentielles que permet le télétravail. Cela ne concerne néanmoins qu’une partie des actifs, le plus souvent hyperqualifiés. On l’a vu, la crise sanitaire, et demain peut-être la crise économique, frappe de façon très inégalitaire les ménages. Derrière les apparentes bonnes nouvelles pour ce qui est du rééquilibrage ou de la reconquête de certains espaces laissés jusque-là en marge de la métropolisation se cachent de sérieux risques d’accroître encore un peu plus les inégalités sociales et spatiales. La prudence reste de mise, et quoi qu’il en soit, les conséquences de ces possibles processus méritent dès à présent toute notre attention.


  1. Centre d’analyse stratégique, Le développement du télétravail dans la société numérique de demain, Rapport remis au Premier ministre, 2009. www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/094000573.pdf.
  2. Anne Aguilera, Virginie Lethiais, Alain Rallet, Laurent Proulhac, « Le télétravail, un objet sans désir ? », Revue d’économie régionale et urbaine, no 1, 2016, pp. 245-266.
  3. Il serait intéressant de mener ces calculs à une échelle plus fine, mais les données de l’INSEE disponibles pour les chercheurs ne permettent pas ce type de calcul pour l’instant à d’autres échelles.
  4. Ce terme désigne une petite ville qui se développe soudainement en raison d’une augmentation de l’activité économique.
  5. Richard Florida explique le développement économique en milieu urbain par la présence de la « classe créative », une conception innovante de la notion de capital humain qu’il fonde en s’appuyant sur les personnes à fort capital créatif (ingénieurs, chercheurs, artistes). Voir son ouvrage Cities and the Creative Class, Routledge, 2005.
  6. Ville-centre d’une aire d’attraction de taille moyenne (10 000 à 100 000 habitants).
  7. Voir l’étude « Les perceptions des villes moyennes par les Français » de novembre 2020. www.lafabriquedelacite.com/actualites/la-fabrique-de-la-cite-publie-les-resultatsdune-enquete-inedite-sur-les-perceptions-des-villes-moyennes-par-les-francais/.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/teletravail-et-recompositions-territoriales-les-zoom-towns.html?item_id=5809
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