Sylvie BRUNEL

Professeur de géographie à Sorbonne Université.

Partage

Espaces ruraux sous tension

Autour des espaces ruraux, auxquels la pandémie a conféré une nouvelle attractivité, se jouent aujourd’hui de multiples enjeux. Il s’agit des nécessités d’une agriculture compétitive et nourricière. Il s’agit aussi de la valorisation d’un potentiel touristique. Il s’agit enfin de la réalisation des objectifs de développement durable.

Avec cette question du devenir du foncier rural, c’est toute la complexité d’une période critique, aux enjeux essentiels, qui doit être appréhendée. Enjeux essentiels pour la France, qui présente la double caractéristique d’être à la fois le pilier de la sécurité alimentaire européenne, dont elle assure le cinquième de la production, et la première terre d’accueil des touristes au monde – quand toutefois le monde n’est pas gelé par une pandémie.

En France, la terre est devenue l’objet d’une triple convoitise : agricole, résidentielle, écologique.

Convoitise agricole et nécessité nourricière

Préserver la terre en tant que support des activités nourricières est une question essentielle, partout dans le monde. Alors que les terres cultivables ne représentent qu’environ 1,5 milliard d’hectares – on dit souvent que si la Terre était une pomme, 3 % seulement de cette pomme pourrait être cultivée par l’homme –, 13 millions d’hectares de bonnes terres sont perdus chaque année, en raison de l’extension des villes, des réseaux, de la dégradation de certains écosystèmes. Si nous gagnons des terres agricoles aux hautes latitudes, avec le réchauffement climatique, nous en perdons aux basses. Et c’est précisément là que se concentrent les hommes.

Comment nourrir une humanité croissante sur 3 % des terres ? Miser sur le hors-sol ou sur l’agriculture urbaine, souvent promus avec enthousiasme, ne tient pas compte du rôle des grandes cultures dans l’alimentation mondiale. Elles occupent toujours plus de la moitié des 1,6 milliard d’hectares cultivés sur la planète (12 % des terres émergées) et assurent les deux tiers de la nourriture mondiale.

Les milieux urbains (moins de 1 % de la superficie de la planète libre de glace) ne nourriront pas l’humanité. Comment produire sur le toit d’immeubles ou dans des friches urbaines 600 millions de tonnes de blé, 500 millions de tonnes de riz, 360 millions de tonnes de soja, et surtout plus de 1 milliard de tonnes de maïs, la première céréale mondiale, nécessaire à l’alimentation des hommes, des bêtes qui nourrissent les hommes, à la chimie verte, à la fourniture de biomasse renouvelable fournisseuse d’énergie ?

Demain, nous ne nous nourrirons pas que de légumes et de champignons produits dans des systèmes alternatifs, aussi ingénieux soient-ils, comme la permaculture, autre mode de production, fondé sur le micromaraîchage intensif, qui suscite l’engouement des néoruraux (au moment de l’installation, car peu d’entreprises tiennent sur le long terme).

En France, la question se pose du devenir de l’activité agricole, pour trois raisons : la moitié des agriculteurs vont partir en retraite lors de la prochaine décennie ; une ferme sur trois ne trouve pas de repreneurs ; ceux qui restent ou s’installent ont besoin d’exploitations d’une taille critique suffisante pour pouvoir être compétitifs. Or, la France reste un pays d’exploitations familiales, dont la superficie moyenne, quoiqu’en constante augmentation, reste faible : 68 hectares. Si le premier confinement français, en mars 2020, a permis aux Français de redécouvrir l’attrait des producteurs de proximité, des magasins paysans, de l’alimentation à la ferme, des circuits courts, ils se sont aussi précipités dans les supermarchés pour acheter des denrées de première nécessité. Pouvoir assurer la continuité des chaînes logistiques et des approvisionnements reste vital. La souveraineté alimentaire, l’indépendance alimentaire sont des enjeux de puissance. « Il n’y a pas de grand pays sans agriculture forte », Emmanuel Macron l’a rappelé le 18 mai 2021. « Nous ne pouvons pas déléguer à d’autres le soin de nous nourrir », avait-il déclaré après le premier confinement.

Pendant la crise de la Covid, la malnutrition a augmenté partout dans le monde, au point qu’on a pu parler de pandémie de faim : plus de 100 millions de personnes ont basculé dans l’insécurité alimentaire, voire dans la famine dans les régions en guerre. En France, un million de personnes sont venues s’ajouter aux 9 millions qui n’étaient déjà pas, avant la pandémie, capables de faire trois repas corrects par jour, faute de pouvoir d’achat. Soit 10 millions de pauvres au total. Jamais, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les institutions d’aide alimentaire n’ont eu autant de travail.

Il est donc impératif de continuer à disposer d’une agriculture performante, qui puisse nourrir les Français d’aliments cultivés ou élevés en France, produits en quantité suffisante pour que les prix de la nourriture restent accessibles même aux pauvres, mais aussi d’aliments de qualité pour satisfaire nos attentes culturelles, patrimoniales et touristiques (le repas gastronomique français a été inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2010). Or, notre balance agroalimentaire, qui fut longtemps le deuxième poste de recettes de notre commerce extérieur, se dégrade, au point qu’elle pourrait devenir négative avant 2023. En exigeant de nos agriculteurs le respect de normes de plus en plus exigeantes, nous les décourageons et faisons monter les prix, ce qui nous conduit, et particulièrement la restauration collective, à importer des denrées qui ne répondent pas aux critères phytosanitaires, organoleptiques ou de bien-être animal (pour les poulets, notamment, deuxième viande consommée en France). Nous avons pourtant la chance d’avoir une agriculture qui reste familiale, et est considérée comme l’une des plus durables au monde. Une agriculture qui maintient des territoires vivants, une agriculture qui entretient la biodiversité et fabrique des paysages attractifs.

Maintenir des territoires vivants suppose la pérennité des entreprises agricoles. Or, les nouvelles installations dans l’agriculture concernent souvent des activités de niche, en périurbain, fortement soutenues par des investissements publics pour des raisons idéologiques. S’installer en bio, en circuit court, en permaculture, sur des segments supposés être fortement créateurs de valeur ajoutée, comme les plantes à parfum ou les petits élevages sous label, est tout à fait respectable, mais la contribution de la production ainsi obtenue aux besoins nationaux est faible, voire dérisoire. Et la pérennité de telles activités, discutable : leur viabilité ne dure souvent que le temps des subventions massives qu’elles reçoivent en tant que vitrines idéologiques du verdissement ostentatoire des élites urbaines. Le militantisme initial se lasse rapidement devant les réalités du portefeuille. Lors du troisième confinement français, en 2021, l’évidence s’impose : jamais le discount alimentaire n’a été aussi prisé. Fini les repas mijotés avec amour au domicile, les consommateurs veulent des plats cuisinés. Et la réouverture des restaurants.

Rester compétitif et nourricier s’impose. Les exploitations performantes doivent absolument être préservées. Mais quand la moitié des agriculteurs actuels vont partir en retraite dans la décennie, comment favoriser les nouvelles installations, dans un métier soumis à de plus en plus de contraintes et dont les revenus connaissent une volatilité extrême, alors que les conditions climatiques semblent se dégrader ? Comment permettre une transmission des exploitations actuelles dans les meilleures conditions ? Il faut anticiper les départs, accompagner les installations, les rendre viables en préservant le foncier, assurer même la garantie des fermages impayés en cas de difficultés transitoires. C’est la mission multidimensionnelle des SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), créées en 1960 pour dynamiser l’agriculture, accompagner le développement rural, assurer la transparence du marché foncier et, désormais, protéger les ressources naturelles. Elles ont mis en place des dispositifs de stockage et de portage foncier pour assurer les relais entre l’ancienne génération et la nouvelle sans perdre la terre.

Préserver le foncier, c’est indispensable lorsqu’on sait le gaspillage de terres que produisent chaque année les réseaux, les zones artisanales, l’extension des lotissements, souvent sur les meilleures terres. Bétonner à jamais des sols qui jouent un rôle essentiel dans le rôle nourricier de la France, mais aussi dans la biodiversité et la lutte contre le ruissellement, est un saccage que la France éprouve depuis longtemps : l’équivalent d’un département de bonnes terres agricoles est perdu tous les sept ans (35 000 hectares par an) ! Par des mécanismes de compensation, les opérations « zéro artificialisation nette » visent désormais à limiter le gâchis. Mais morceler une exploitation, bétonner des terres de bonne qualité pour les compenser par d’autres de qualité médiocre reste, hélas, souvent de mise. Et l’imperméabilisation des sols expose les territoires à des phénomènes hydriques violents, tandis que le morcellement des parcelles dégrade la biodiversité.

Convoitise résidentielle et rivalités d’usage

Les confinements ont suscité un nouvel engouement pour la ruralité en donnant des envies de nature aux citadins, particulièrement ceux des grandes métropoles. On observe donc un phénomène qui s’accélère, à rebours des cinquante années d’exode rural qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale : celui de l’exode urbain. Les départs des grandes villes, pour des villes moyennes, des villages, et même des installations à la campagne, sont un phénomène nouveau dans l’histoire de la France.

Mais pour qu’un territoire rural reste vivant, il est essentiel de permettre à tous ceux qui souhaitent continuer de travailler à la campagne et de la campagne d’avoir la possibilité de le faire. Or, plus du quart des nouvelles installations agricoles concernent des personnes qui n’étaient pas initialement issues du milieu agricole. Elles ont envie de pouvoir s’installer à la campagne, de commencer une nouvelle vie, mais elles ne connaissent pas forcément les exigences et les difficultés du travail agricole. Pour que ces installations ne débouchent pas sur des désillusions, il faut leur permettre d’être pérennes, par un accompagnement, des aides : on ne s’improvise pas paysan.

Mais l’envie de ruralité ne concerne pas que le retour à la terre des néoruraux : les attentes résidentielles des citadins éprouvés par les confinements ont suscité un véritable rush sur les maisons de campagne, rush qui a fait flamber les prix du foncier, rendant ce dernier moins accessible aux locaux dans les régions les plus sous tensions, balnéarisées notamment, où pouvoir rester vivre au pays, permettre à ses enfants et petits-enfants de pouvoir acheter une maison ou faire construire est devenu une préoccupation, et même une colère dans certains territoires, particulièrement tendus, au point que certains maires décident aujourd’hui de taxer lourdement les résidences secondaires. Là encore, la puissance publique doit veiller à limiter cette pression foncière, à orienter les usages du territoire pour ne pas laisser le libre-jeu du marché dicter sa loi à des acteurs qui ne sont pas tous égaux face à la raréfaction du foncier et à la flambée des prix.

Certes, pour le monde rural, l’attractivité touristique est aussi une opportunité formidable. La patrimonialisation, et même la disneylandisation, c’est-à-dire la mise en valeur des singularités locales, fussent-elles réduites à des stéréotypes, c’est ce qui vous fait prendre conscience de la qualité, de la valeur du lieu dans lequel vous vivez. Le regard du touriste change votre propre regard et vous rend fier de votre territoire, de votre culture, de vos usages, de votre gastronomie.

Mais là encore, les projets doivent être accompagnés pour pouvoir répondre pleinement aux attentes touristiques, dont il faut se souvenir qu’elles sont saisonnières, et qu’elles doivent surtout représenter un complément d’activité.

Convoitise écologique et attentes environnementales

Le changement climatique est une réalité, qui demande à la fois des politiques d’atténuation (agir sur les causes du changement climatique en limitant les émissions de gaz à effet de serre), mais aussi des politiques d’adaptation (agir sur les conséquences du changement climatique en préparant les territoires dès à présent aux incertitudes de l’avenir). On note une inflation des mesures de protection et des organismes chargés de les mettre en œuvre, engendrant à la fois un mille-feuille législatif – 14 textes de protection se superposent ainsi en Camargue – et un gonflement du secteur de la conservation au détriment des activités productives, menacées partout par le risque de sanctuarisation des territoires. Trente pour cent des terres émergées devraient être protégées d’ici à 2030 (2 % en 1950, 12 % en 1990). Mais protégées de qui, sinon de ceux qui les aménagent et les mettent en valeur ? Il ne faut jamais oublier que la nature en Europe résulte de l’action des hommes. Les Landes, qui sont considérées comme si attractives par les touristes, sont une forêt plantée au XIXe siècle pour retenir et fixer le cordon dunaire littoral et créer de l’emploi dans une région pauvre.

Les injonctions écologiques interrogent. La quête des énergies renouvelables se heurte aux inconvénients visuels et financiers des champs d’éoliennes, qui saccagent les plus beaux sites. Les projets de méthanisation permettent de valoriser les effluents, de créer des engrais organiques, de la chaleur et de la valeur, mais ils se heurtent au syndrome NIMBY (« not in my back yard ») et à la compétition des cultures entre usages alimentaires et usages énergétiques. La France est la première productrice de maïs de l’Union européenne, mais cette céréale est contestée, car perçue comme trop buveuse d’eau. Pourtant, les champs de maïs sont des infrastructures agroécologiques de premier choix, qui permettent de lutter contre l’incendie en été, de fournir des refuges pour une incroyable biodiversité, mais aussi de capter une quantité record de CO2.

Les agriculteurs sont aujourd’hui engagés dans la troisième révolution agricole, qui consiste à continuer de produire, mais en mettant tout en œuvre pour limiter l’usage des intrants et respecter la biodiversité, les sols, le bien-être animal. Mais la sensibilité écologique d’urbains qui ont oublié la peur de manquer devient telle que c’est le principe même de l’activité agricole qui devient contesté. Travailler dans son champ, c’est désormais être soumis au regard inquisiteur, voire agressif, du néorural. Sortir son pulvérisateur, c'est se faire insulter. Or, sans les paysans, qui pilotent 59 % des territoires français, la France ne pourra pas tenir ses engagements environnementaux. Elle risque aussi de perdre son rôle de puissance alimentaire, alors qu’à ses portes, de l’Espagne aux pays du Maghreb, se trouvent des pays en situation de grande dépendance, où le prix de la nourriture conditionne la paix sociale.

Aider les agriculteurs à modifier la conduite de leurs exploitations s’impose, notamment pour gérer au mieux la ressource en eau, en permettant la création de retenues, puisque les pluies ne tombent pas forcément au bon endroit, au bon moment, et que les épisodes climatiques violents ou extrêmes se multiplient. Mettre en œuvre des dispositifs anti-inondations et anticrues, stocker l’eau quand elle abonde pour en disposer quand elle manque, c’est anticiper l’avenir, permettre le maintien de zones humides, grands réservoirs de biodiversité et d’attractivité (baignade, sports, pêche), conserver des territoires ruraux vivants, mais aussi faciliter la transmissibilité des exploitations agricoles. Or, la France est très en retard sur l’irrigation et ne valorise que 3 % de l’eau qui tombe du ciel.

Pour réussir la transition agroécologique, il faut être capable de réunir et de faire dialoguer les différents utilisateurs de la ressource, qu’il s’agisse de la terre ou de l’eau. Si j’ai intitulé mon dernier livre Pourquoi les paysans vont sauver le monde (Buchet Chastel, 2020), c’est que je suis convaincue que l’agriculture n’est pas un problème pour les trois domaines fondamentaux du développement durable que sont le changement climatique, la préservation de la biodiversité et la transition énergétique. Elle est la solution !

Toutes les solutions se trouvent dans une gestion collective, partagée, négociée, intelligente, de l’espace rural, par ses différents utilisateurs. Il ne faut vouloir ni revenir au passé ni figer le présent, car les écosystèmes sont en perpétuelle évolution, et nos paysages, des héritages qu’il nous appartient de faire fructifier. Loin des visions collapsologiques qui nous prédisent le désastre, il est important de se souvenir que nous avons toutes les solutions pour rendre plus habitable le monde, que la notion de capacité de charge d’un territoire, comme celle de ressource, est toujours virtuelle et dépend des techniques dont nous disposons.

Mais il est encore plus important de ne jamais oublier que la question alimentaire reste entière, que la faim peut redevenir une arme, et que donc, en effet, « nous ne pouvons pas déléguer à d’autres le soin de nous nourrir » en laissant se perdre nos savoir-faire et nos terroirs. Nous avons tous la même attente : vivre en paix et en harmonie dans des paysages beaux, accueillants, mais aussi créateurs d’une biodiversité nourricière, sans laquelle il n’est pas de durabilité.

Les agriculteurs ne sont ni des jardiniers ni des décorateurs de la nature, ce sont des chefs d’entreprise, à la tête de structures de plus en plus techniques et de plus en plus complexes, car soumises à nos injonctions contradictoires et versatiles, dans un contexte de volatilité des cours mondiaux et de concurrence déloyale. Ils doivent redevenir stratégiques, d’autant que, sans agriculteurs, un territoire rural meurt.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/espaces-ruraux-sous-tension.html?item_id=5804
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article