Luc GWIAZDZINSKI

Géographe, professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse.

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Approche « chronotopique » des mondes en mouvement

Les évolutions du monde commandent de nouvelles représentations. De statique, la cartographie devient plus dynamique, rendant compte à la fois des espaces et des temps. Les géographies s’observent dans un contexte nouveau, à partir de données et d’outils modernes.

La carte n’est pas le territoire 1. C’est une représentation, une modélisation, mais aussi un point de vue qui évolue en fonction des besoins, des techniques et de la situation économique, politique, sociale, environnementale et culturelle du moment. Dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry, le géographe était présenté comme un savant, décrivant des « géographies qui ne se démodent jamais ». Mais les temps changent. Observateur désorienté, il s’interroge sur les dynamiques en cours et sur les modes d’observation et de représentation possibles des « mondes » 2 en mutation rapide. Il doit repenser ses modes d’observation et de représentation de territoires et sociétés « liquides » 3. Il ne s’agit pas d’atteindre l’Aleph, « lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles » 4, mais de réapprendre à observer et à représenter ces nouveaux « mondes » pour y « habiter ».

Monde en mouvement et besoin d’une approche spatio-temporelle

La réflexion se déploie dans un contexte d’éclatement et d’hybridation des espaces, des temps et des mobilités 5, où il est difficile d’observer et de représenter les nouvelles morphologies spatiales, le mobile, l’éphémère, le pluriel, le multiple et la multitude des agencements des mondes en mouvement. Les rythmes de nos vies évoluent rapidement sous l’effet conjugué de plusieurs phénomènes, comme l’individualisation des comportements, l’urbanisation généralisée, la tertiarisation, la diminution du temps de travail, la synchronisation progressive des activités à l’échelle mondiale ; le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui donnent l’illusion d’ubiquité, et l’évolution de la demande des individus, qui veulent souvent tout, tout de suite, partout et sans effort. Ces mutations ont transformé notre rapport à l’espace et au temps, changé les rythmes de nos villes, faisant éclater les cadres spatio-temporels classiques de la quotidienneté et les limites des territoires et des calendriers d’usage. L’unité de temps et de lieu des institutions a vécu. Les grands rythmes collectifs qui scandaient la vie urbaine se sont estompés au profit de temps pivots organisés autour de l’individu. À mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie urbaine, les rythmes des métropoles peuplées, animées et visitées tendent de plus en plus à se caler sur le fonctionnement continu et international de l’économie et des réseaux vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. La flexibilité généralisée des temps sociaux alliée à la diversification des pratiques à l’intérieur de chaque temps social dessine de nouvelles « cartes du temps » 6, de nouveaux régimes temporels, de nouveaux modes de vie et d’habiter, différenciés selon les situations sociales, les sexes, les générations et les territoires. À une concomitance des espaces et des temps a succédé un éclatement, une disjonction conjuguée à une nouvelle temporalité, faisant naître de nouveaux agencements, de nouvelles configurations, de nouvelles territorialités et temporalités, un enchevêtrement de « mondes » en mouvement qu’il faut appréhender, apprendre à lire et à écrire.

Dans ce contexte, les modes d’observation et les approches conventionnelles de la cartographie et de la carte, que l’on définissait généralement comme une représentation géométrique conventionnelle, plane, en positions relatives, de phénomènes concrets ou abstraits, localisables dans l’espace à un moment donné, ne suffisent plus. Habitant souvent avec difficulté les multitudes d’espaces et de temps des mondes contemporains, nous sommes plus que jamais sensibles à leurs vitesses, à leurs rythmes, à leurs épaisseurs, à leurs couleurs, à leurs textures et donc sans doute intéressés à leur représentation mais aussi à leur « design ».

Il faut imaginer des représentations plus adaptées aux mondes en mouvement favorisant « l’imagibilité » 7 de ces systèmes complexes, leur accessibilité. Il nous faut réapprendre à lire nos environnements en mutation, à déchiffrer tout ce qui nous entoure, avant de passer à l’abstraction, à « l’écriture », à la représentation, à la cartographie. Dans ce contexte, le géographe n’est plus seul à élaborer des représentations des « nouvelles géographies » mais doit composer avec d’autres producteurs. L’importance de ces questions, les enjeux en matière de lecture et d’écriture des territoires, les attentes de plus en plus pressantes des professionnels et des citoyens en fait d’expérience et d’existence, obligent naturellement à dépasser le cadre strict de la géographie pour associer d’autres disciplines, d’autres savoirs, d’autres compétences et d’autres acteurs – comme les designers, les artistes et les citoyens eux-mêmes – à nos réflexions. C’est une chance.

Dans ce cadre, la notion de temps est une clé d’entrée centrale pour l’observation et la représentation des systèmes complexes, des organisations, des sociétés et des territoires en mouvement. Le temps, élément essentiel de la dynamique urbaine, produit d’activités sociales et « mesure abstraite de choses concrètes » 8, a longtemps été négligé par les chercheurs, les édiles, les pouvoirs publics et les aménageurs, bien qu’il constitue un aspect essentiel de la dynamique urbaine. Aux deux questions fondamentales de la géographie (où ? pourquoi ?), on doit en ajouter une autre : quand ? Dans la recherche urbaine, où l’on a longtemps privilégié l’analyse des modalités de la formalisation du changement urbain, peu de travaux ont été consacrés au temps, à la relation espace-temps et à sa représentation. Malgré les réflexions de la time geography et des travaux plus récents qui cherchent à combiner l’espace et le temps, peu de recherches ont abouti à des résultats satisfaisants et généralisables. La pensée a peine à jongler avec toutes ces dimensions, et le cartographe s’interroge sur les représentations possibles des territoires et des individus en mouvement. Malgré les difficultés, le besoin d’appréhender simultanément l’espace et le temps est bien présent dans une ville où cohabitent des temps et des rythmes variés.

Associer espace et temps

L’espace dans lequel nous vivons et déployons nos activités n’est pas une matérialité inerte et figée, il est peuplé, animé et visité. La ville tout entière est un univers éphémère, fragile et fugitif, difficile à saisir, un labyrinthe qui évolue dans le temps et dans l’espace selon des rythmes quotidiens, hebdomadaires, mensuels, saisonniers ou séculaires, mais aussi en fonction d’événements, d’accidents et d’usages difficiles à articuler 9. Ces horaires et calendriers d’activités des hommes et des organisations donnent le tempo, règlent l’occupation de l’espace et dessinent les limites de territoires vécus. Des changements perpétuels modifient la matérialité urbaine, affectent l’espace économique et social, l’espace juridique ou politico-administratif. La vie sociale s’écoule dans des temps multiples dont l’unification relative est difficile.

Cette complexité structurelle, l’accélération et l’évolution rapide des modes de vie contemporains nous obligent à changer de regard pour adopter de nouvelles clés de lecture et d’écriture des pratiques des individus et de l’organisation des sociétés et des territoires. Il faut passer à une approche « chronotopique », à l’articulation de l’espace et du temps, imaginer d’autres outils d’observation, de représentation et d’analyse des espaces et des temps de la « ville polychronique » 10. Associer le temps et l’espace dans les représentations permet de spatialiser les changements de structures et les processus qui agissent, mais aussi de les rendre lisibles.

La prise en compte explicite du temps en cartographie, c’est-à-dire l’ajout d’une dimension dynamique, nécessite de recourir à d’autres formes cartographiques faisant appel, entre autres, aux techniques du multimédia. Depuis une quinzaine d’années, une masse de données est désormais accessible grâce à l’information numérique. De nouveaux outils, comme les smartphones et autres objets connectés, rendent possible une collecte continue et quasi automatique de données spatio-temporelles. Ces progrès technologiques ont démocratisé la géolocalisation, offrent des développements sans limites et ouvrent un nouvel horizon à la cartographie et aux représentations. De nouveaux modes de visualisations spatio-temporelles et dynamiques, ont été développés dans le champ de la géographie, de la sociologie, de l’urbanisme, de l’architecture, de la cartographie et de la création artistique.

Au-delà de l’échelle des frises historiques, il est possible de représenter des données thématiques (offres, fréquentations) à différentes échelles temporelles de l’année, au mois en passant par les heures de la journée.

À l’image des dessins animés, la cartographie dynamique permet la représentation spatiale de phénomènes scandés dans le temps. Mieux, les données de nos smartphones permettent aux opérateurs de représenter la dynamique d’une ville, la localisation des habitants permanents ou temporaires en temps réel, pendant les vacances, par exemple, où la population quitte certaines villes pour rejoindre les côtes, la montagne ou la campagne, ou pendant un événement comme un concert, où elles se concentrent en un lieu.

Elle permet également de suivre des populations dans l’espace, d’avoir une représentation de leurs déplacements à différentes échelles.

Elle permet de repérer les dysfonctionnements, les décalages, les conflits d’usage et d’imaginer des arrangements et de nouveaux agencements des calendriers ou des localisations d’équipements.


Touristes présents au 15 août

Source : Direction du tourisme, 2003

Déplacements d’un lycéen sur une semaine

Source : Luc Gwiazdzinski


Vers de possibles chorégraphies urbaines

Ces apports permettent une observation multiscalaire augmentée de l’individu au groupe, dans l’espace et dans le temps. Ils contribuent au renouvellement des travaux pionniers et au développement d’une approche chronotopique des systèmes territoriaux autour de trois fondamentaux, qui se déclinent à différentes échelles : « l’existence d’un ensemble de repères chronotopiques qui montrent comment les pratiques de l’espace et l’expérience du temps s’ancrent dans un ensemble d’organisations et de qualités concrètes à la fois spatiales et temporelles ; l’importance des contraintes temporelles qui structurent l’organisation des temps individuels dans un système d’interdépendances sociales, familiales, professionnelles, religieuses… ; la recherche de possibilités d’appropriation individuelles dans les marges laissées par les temps structurants » 11.

D’un point de vue pratique, ces représentations permettent d’imaginer le déploiement d’un chrono-urbanisme et d’un design spatio-temporel. Elles contribuent au passage d’une approche sectorielle à une intelligence collective – cette « intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences » 12 – des systèmes dynamiques complexes.

Plus précisément, elles permettent une appréhension des comportements spatiaux complexes des individus et des groupes. Pour les pouvoirs publics, ces représentations spatio-temporelles constituent une aide à la réflexion appréciable pour rendre appropriables au plus grand nombre des systèmes complexes, voire pour imaginer des solutions d’aménagement plus adaptées.

Cette réflexion met en avant l’importance du « rythme ». Sur ces bases, on peut imaginer un urbanisme et une « politique des rythmes » qui prennent en compte les mutations actuelles de nos modes de vie et de nos villes, qui permettent d’articuler l’espace et le temps dans une même respiration. Elle permet de dépasser certaines tensions et contradictions, d’imaginer des cohabitations harmonieuses et durables, en englobant le temporaire et le multiple dans une même « chorégraphie », ce bel art de composer et de régler des danses et des ballets, qui pourrait se décliner à l’échelle de nos villes et territoires.


  1. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978.
  2. Philippe Descola, La Composition des mondes, Flammarion, 2014.
  3. Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, Polity Press, 2000.
  4. Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, Gallimard, 1993.
  5. Luc Gwiazdzinski, L’Hybridation des mondes, Elya, 2015.
  6. François Ascher, Francis Godard (dir.), Modernité : la nouvelle carte du temps, L’Aube, 2003.
  7. Kevin Lynch, The Image of the City, The MIT Press, 1960.
  8. Roger Sue, Temps et ordre social, PUF, 1994.
  9. Luc Gwiazdzinski, La Ville 24 heures sur 24, L’Aube, 2003.
  10. Jean-Yves Boulin, Ulrich Mückenberger, La Ville à mille temps, L’Aube, 2002.
  11. Alain Guez, « Note pour une approche chronotopique multiscalaire », in Guillaume Drevon, Luc Gwiazdzinski, Olivier Klein (dir.), Chronotopies, Elya, 2017, pp.121-125
  12. Pierre Lévy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, La Découverte, 1994.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/approche-«-chronotopique-»-des-mondes-en-mouvement.html?item_id=5801
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