Pierre ROYER

Professeur d’histoire-géographie et de géopolitique.

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L’espace et l’océan : nouvelle(s) frontière(s)

L’espace et l’océan, immensités hostiles à l’humanité, se conquièrent. Le droit et les technologies dessinent des délimitations pour ces deux réalités géographiques aux confins encore à explorer et aux ressources à exploiter.

Commençons par deux définitions. L’océan, parfois qualifié de « mondial », désigne l’« ensemble des eaux salées en communication libre et naturelle », selon les termes de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, signée à Montego Bay (Jamaïque) en 1982 (ci-après UNCLOS). Le terme englobe donc tous les espaces maritimes, qu’ils portent le nom de mer ou d’océan 1, et en souligne l’originalité : ils ne constituent qu’un seul et même espace puisqu’ils communiquent les uns avec les autres, contrairement aux espaces terrestres, qu’ils segmentent. Dans le même esprit, nous désignerons par « espace » ce qui s’appelle scientifiquement espace extra-atmosphérique, donc l’ensemble des zones et objets situés au-delà de l’atmosphère terrestre.

Ces deux entités, l’espace et l’océan, sont ce que les géographes appellent des « espaces », c’est-à-dire des zones homogènes au regard d’un caractère naturel, culturel ou juridique spécifique. Ils ont en commun de se définir hors du cadre politique des États, qui quadrillent les espaces terrestres et en font des « territoires », c’est-à-dire des zones soumises à une autorité et à un principe d’organisation et d’exploitation. Mais l’un comme l’autre connaissent un processus de « territorialisation », selon l’expression de Michel Foucher, donc d’appropriation par les États et d’entrée dans une logique d’occupation-exploitation- préservation. Ce processus est nettement plus affirmé et avancé pour les espaces océaniques – l’UNCLOS en témoigne –, ce qui nous permet d’anticiper ce qui pourrait advenir dans l’espace.

Deux espaces miroirs

S’ils peuvent paraître aux antipodes l’un de l’autre à un regard superficiel, ces deux espaces sont en fait étroitement liés. Par certains caractères physiques, en premier lieu, qui limitent la présence humaine dans le temps et rendent toute occupation permanente impossible. Ils incarnent l’un et l’autre l’immensité, relative dans le cas de l’océan, absolue et même infinie pour l’espace. Si l’augmentation de vitesse des navires a réduit la durée des transits, le transport maritime est encore une des dernières activités économiques où les délais se comptent en jours, voire en semaines, quand les autres transports s’évaluent en heures, que les transferts de données s’effectuent en quelques secondes et que la finance a même accès à la milliseconde. C’est l’ultime résistance à la folle contraction de l’espace-temps qui est peut-être la caractéristique essentielle, sur un plan géographique, de la célèbre « mondialisation ». Les déplacements dans l’espace, malgré une vitesse bien plus rapide que celle des avions, se comptent également en jours – il en fallait près de trois aux missions Apollo pour atteindre la Lune – voire en mois : Mars, la prochaine destination de la conquête spatiale, et la seule réellement accessible à l’homme, est 200 fois plus loin que la Lune !

Ces deux espaces sont liés aussi par leur hostilité radicale à la présence humaine. L’homme ne peut y survivre, y travailler, que dans des conditions précaires et donc pour de faibles durées. C’est en particulier vrai pour les sorties dans l’espace comme pour le travail dans les profondeurs marines, en raison du froid, du manque d’oxygène et des pressions colossales qui s’y exercent, sans parler de l’obscurité qui règne au-delà de 200 mètres de fond. Ces difficultés expliquent que ces milieux soient encore peu explorés, et donc méconnus. Par une forme de paradoxe technologique, les progrès des connaissances spatiales ont été plus rapides que ceux sur les abysses, réputés désertiques jusqu’au XIXe siècle. Ce n’est qu’en 1905 qu’est publiée la première cartographie complète des fonds marins, grâce au prince Albert Ier de Monaco (1848-1922). Il n’y a que neuf ans d’écart entre le record du bathyscaphe Trieste dans la fosse des Mariannes, à 10 916 mètres de profondeur (1960), et l’alunissage d’Apollo XI (1969), qui précède lui-même la découverte des sources hydrothermales (1977), qui ne sont pourtant situées qu’entre 2 000 et 3 000 mètres de profondeur.

Enfin, ces deux espaces sont liés de façon fonctionnelle : perdus en pleine mer, les marins ne trouvaient de repères que dans cette autre immensité qu’est l’espace, où les astres leur permettaient de suivre leur route sur les cartes, et c’est encore vrai de nos jours, même si les satellites des systèmes de localisation (GPS, Galileo, Glonass) ont remplacé les étoiles ou le soleil. Quant à l’océan, il est indispensable au réseau mondial de communications et d’échanges auquel participent les satellites, puisque plus de 90 % des communications internationales transitent par les quelque 450 câbles posés sur le fond des mers et dont la capacité, depuis l’usage de la fibre optique, est nettement supérieure aux transmissions par satellite. Malgré son caractère virtuel et numérique, Internet dépend infiniment plus de l’océan que de l’espace. Le rétrécissement du monde, qui repose sur la capacité à échanger quasi instantanément des données avec des objets précisément localisés, dépend totalement de ces deux espaces fonctionnant en miroir l’un de l’autre.

Une nouvelle frontière

Après son investiture par le Parti démocrate, le futur président John F. Kennedy prononça, le 15 juillet 1960, un discours où il avouait se sentir devant une « Nouvelle Frontière », thème qui serait le leitmotiv de sa campagne et de sa politique. Le terme était évidemment à prendre au sens américain, sens dont l’historien Frederick Turner (1861-1932) a souligné la singularité dans The Frontier in American History (1920) : la « frontier », réalité statistique mesurée par les recensements décennaux jusqu’en 1890, où elle est officiellement déclarée close, marquait la limite entre le monde « civilisé », approprié, organisé – les géographes diraient les « territoires » – et la wilderness, l’espace sauvage et anarchique. Turner voyait dans son refoulement progressif la matrice de la société et de la démocratie américaines.

Aux États-Unis, la frontière est donc synonyme de défi, mais aussi d’opportunité, de but à atteindre, avec la quasi-certitude d’y parvenir – la grande force des Américains étant de ne jamais douter d’eux-mêmes, ou alors pas longtemps. Avec l’expression « Nouvelle Frontière », Kennedy évoquait bien sûr la conquête spatiale, et son objectif d’envoyer un Américain sur la Lune avant la fin de la décennie, mais aussi la paix dans le monde, les inégalités sociales et la situation des Noirs aux Etats- Unis, etc. Dans le même ordre d’idées, le terme de frontière s’applique à l’océan et à l’espace en tant qu’ils représentent les ultimes défis et l’ultime opportunité pour l’humanité. Sans adhérer aux vues extrêmes d’un Elon Musk, le peu que l’on sait de ces espaces laisse à penser qu’ils pourraient fournir des ressources supplémentaires ou inédites, ainsi qu’une amélioration de nos connaissances dans bien des domaines (climatologie, biochimie, génétique, géologie, etc.).

L’océan, dont l’homme connaît à peine 10 % des profondeurs, semble évidemment le plus prometteur. La ressource la plus connue, et déjà bien exploitée, est les hydrocarbures : un tiers de la consommation de pétrole et de gaz provient déjà de gisements offshore, et c’est une des grandes réserves encore disponibles, avec les hydrocarbures non conventionnels, puisque la profondeur des forages ne cesse d’augmenter – on en est aujourd’hui à des forages sous 3 000 mètres de colonne d’eau. L’autre ressource ayant accédé à une certaine célébrité médiatique est celle des nodules polymétalliques, ces boules de 5 à 10 centimètres de diamètre, reposant à des profondeurs de 3 000 à 4 000 mètres, et renfermant plusieurs minerais. Un rapport conjoint du CNRS et de l’Ifremer publié en 2014 estimait que le seul « champ » de nodules de la zone Clarion- Clipperton (9 millions de km², soit 5 % de l’océan Pacifique) recélait 6 000 fois plus de thallium, 3 fois plus de cobalt et plus de manganèse et de nickel que l’ensemble des ressources identifiées hors des océans. Et les Japonais ont découvert en 2018 un gisement de boues sous-marines censé fournir pour plusieurs siècles l’approvisionnement en terres rares, ces éléments indispensables aux technologies électroniques et numériques dont la Chine est actuellement le principal fournisseur.

Toutefois, l’exploitation de ces ressources n’est pas pour tout de suite. Si un projet de mine sous-marine est toujours d’actualité en Papouasie pour exploiter des sulfures par 1 600 mètres de fond, nous ne savons pas encore comment « cueillir » des nodules à des profondeurs deux à trois fois supérieures, et il n’y a pas vraiment d’urgence, les réserves terrestres étant encore abondantes 2. Il y a donc un défi technologique à relever pour améliorer l’efficacité du travail humain dans ces espaces – et les difficultés similaires des interventions dans l’espace laissent à penser que les solutions trouvées dans un cas pourraient inspirer celles applicables à l’autre. D’autant que l’exploitation dans ces milieux extrêmes devra tenir compte aussi de la sensibilité plus grande des opinions publiques, notamment occidentales, à la préservation de l’environnement. Assurer le délicat équilibre entre exploitation et protection, voilà qui ne peut se faire sans intervention du droit, autre problématique emblématique de la « frontière ».

L’inévitable « territorialisation »

L’espace et l’océan posent à l’esprit humain le même problème : celui de l’immatérialité de la frontière. Impossible, en effet, de rendre concrète une délimitation continue dans ces deux milieux. Pendant des siècles, l’océan a donc été considéré comme une zone extraterritoriale, sinon comme une zone de non-droit : à quoi bon édicter des règles dont on n’est pas capable de veiller à l’application ? À partir du XVIIe siècle, néanmoins, la multiplication des échanges maritimes et les progrès de la cartographie entraînent une première tentative de formalisation des frontières et l’émergence d’un débat sur les règles de droit applicables aux océans. En 1604, Jacques Ier d’Angleterre instaure les « Chambres du roi », première ébauche des eaux territoriales, cette zone jouxtant les côtes où l’État riverain revendique une pleine et totale souveraineté. La libre diffusion de cartes marines de plus en plus précises, qui relevaient un siècle auparavant du plus strict secret d’État (ou commercial), rendait la concrétisation des limites possible sur le papier, et transposable dans le réel par un simple relevé de position, opération à laquelle les marins sont rodés, qu’il s’agisse d’une triangulation à partir de repères côtiers (les amers) ou de relèvements astronomiques en haute mer.

C’est au XXe siècle que l’hypothèse des frontières en mer devint plus concrète, en partie grâce à l’espace. Les aéronefs, et plus encore les satellites, donnent en effet aux États la faculté de déterminer avec précision jusqu’où s’étend leur souveraineté, donc d’exercer un pouvoir de contrôle. En échange du maintien du principe séculaire de liberté de navigation, y compris pour les navires de guerre, la communauté internationale, et en particulier les grandes puissances navales, accepta à travers l’UNCLOS d’étendre les droits économiques et de police des riverains, en poussant la mer territoriale jusqu’à 12 milles marins des côtes (22 kilomètres) et en créant une zone économique exclusive (ZEE) s’étendant jusqu’à 200 milles (370 kilomètres), où toute exploitation (pêche, forages, etc.) est soumise à l’autorisation préalable de l’État riverain.

La création des ZEE, et celle du plateau continental, qui peut prolonger les droits sur le sous-sol jusqu’à 350 milles, selon des critères géologiques précis, ont placé environ un tiers des océans sous juridiction des États 3. Le reste, la « haute mer », relève du patrimoine commun de l’humanité, donc d’une impossibilité théorique d’appropriation, comme d’ailleurs l’espace, dont le statut juridique s’ébauche à la même période avec le traité de 1967. Sans qu’il y ait délimitation précise avec l’espace aérien, qui n’est que la prolongation verticale de l’espace sous-jacent, terre ou eau, l’espace extra-atmosphérique et les corps célestes obéissent à une règle de libre accès similaire à celle des mers et d’impossibilité de revendication ou d’occupation permanente. Il faut dire qu’à cette époque, les acteurs intervenant dans l’espace sont exclusivement publics et issus d’un petit nombre de puissances, et la préoccupation majeure est de ne pas transposer au-dessus de nos têtes les conflits terrestres, singulièrement la Guerre froide.

Avec la multiplication des intervenants, tant publics que privés, et les perspectives d’installation prolongée, voire d’exploitation de ressources spatiales, l’« infécondité diplomatique » que déplore la professeure Mireille Couston depuis 1979 devrait se terminer. La NASA a déjà annoncé, en 2020, avoir rallié 7 pays à sa charte de bonne conduite pour les futures activités lunaires. Le statut de l’espace, ou de ses composants les plus accessibles à l’homme, devrait se préciser. Comme pour la haute mer, sur laquelle l’ONU a engagé un nouveau cycle de négociations en 2018, destiné à compléter l’UNCLOS.

Pour invisibles qu’elles soient, de nouvelles frontières risquent donc bien de se déployer dans l’océan et l’espace. Faut-il s’en alarmer ? Pas nécessairement. L’appropriation par les États permet autant la préservation que l’exploitation et introduit, comme en droit privé, un principe de responsabilité bien difficile à appliquer à des biens communs. Et comme le rappelle le géographe Michel Foucher, « un monde sans frontières est un monde barbare », car les conflits qu’on appelle frontaliers résultent d’une absence d’accord sur la frontière, pas de l’existence de la frontière elle-même.


  1. Le nom de mer est parfois donné à des entités qui ne correspondent pas à cette définition et sont, à proprement parler, des lacs, même si leurs eaux sont salées : ainsi de la mer Morte, de la mer Caspienne ou de la mer d’Aral.
  2. Sauf peut-être celles de nickel, qui ne représentent qu’une trentaine d’années de la consommation actuelle.
  3. La France dispose du premier domaine sous-maritime mondial, avec près de 11 millions de km², dont 700 000 km² d’extension du plateau continental, et a demandé la reconnaissance de 500 000 km² supplémentaires.
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