Pierre VERMEREN

Professeur d’histoire contemporaine à Paris 1.

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Les métropoles obsolètes ?

La métropolisation sépare les classes sociales et déconnecte les territoires. La coupure entre France périphérique reléguée et France dynamique célébrée métamorphose une géographie devenant toujours plus problématique. Cette nouvelle configuration du pays nourrit les crises et appelle de nouveaux équilibres.

Au début du XXIe siècle, les élites françaises se sont enthousiasmées pour la « métropolisation », assimilée à la poursuite inéluctable de l’urbanisation. Géographes, urbanistes, hommes politiques, journalistes ont succombé aux charmes de ce phénomène, alors qu’il passait par pertes et profits l’essentiel du pays, vivant à l’écart des métropoles. Celles-ci ne regroupent en effet que 27 % à 28 % de la population française. Que s’est-il passé ?

La France a été tardivement urbanisée, puisqu’il a fallu attendre 1932 pour qu’une moitié des Français habite dans une ville. Le seuil est une commune de plus de 2 000 habitants agglomérés, soit d’insignifiants villages pour nos contemporains ! À la fin des Trente Glorieuses, la France est urbaine à plus de 70 %. Or, depuis 1975, ce taux a peu évolué, d’autant que des centaines de villages périmétropolitains sont devenus de petites « villes ». Aujourd’hui, un peu moins du quart de la population continue d’habiter dans des villages, dont les territoires constituent la plus grande partie de l’espace français. Ajoutés aux habitants des petites villes (de 2 000 à 10 000 habitants), près de 50 % de la population française vit toujours dans un environnement très éloigné des métropoles.

Une métropolisation récente

La métropolisation résulte de la convergence de deux phénomènes au début du XXIe siècle, à l’imitation du Paris de Jacques Chirac (1975-1995) et de l’Île-de- France. Depuis vingt ans se sont constituées une douzaine de métropoles nationales. Il s’agit en fait d’une profonde mutation de l’urbanisation à la française, à l’image de ce que l’on a observé aux États-Unis ou en Angleterre. Elle est intimement liée à la désindustrialisation. Après Paris, de grandes villes, comme Lyon, Bordeaux, Toulouse ou Nantes, ont exfiltré leur classe ouvrière pour la remplacer par des cadres engagés dans la nouvelle économie de services. Cette gentrification du centre des grands centres-villes et de certaines banlieues conjugue une forte croissance du prix de l’immobilier, une production de richesses accrue (les douze métropoles produisent la moitié du PIB français sur 5 % du territoire), et l’émergence de milieux de vie bourgeois homogènes, avec des services idoines. Par ailleurs, la loi SRU de 2000 a obligé ces mêmes métropoles à construire sur place des logements sociaux en nombre croissant, afin de fixer les « populations nomades » qui ont remplacé les anciens prolétaires, surtout des étudiants et des immigrés récents, indispensables aux emplois de services de proximité peu qualifiés.

En sens inverse, un chassé-croisé s’est opéré pour les anciennes classes populaires et les classes moyennes urbaines, incitées par le coût croissant des logements (multiplié par 10 à Paris en quarante ans, et par 3 à Bordeaux en vingt ans) à se réinstaller en banlieue ou dans la « France périphérique » (ce concept est inventé par Christophe Guilluy en 2010 dans Fractures françaises). Ainsi se développe la France périurbaine aux 8 millions de pavillons, qui colonise un espace toujours plus vaste et plus éloigné du centre des grandes villes (les agglomérations principales ont vu leur superficie multipliée par 10, voire par 20). Dans cet immense espace, brutalement urbanisé depuis 1982, sont venues s’agglutiner les activités économiques et sociales chassées de la ville-centre ou de la proche banlieue : le commerce et la grande distribution, un système de rocades et de transports de plus en plus denses, les activités industrielles résiduelles et l’artisanat, mais aussi tout ce qui entravait la gentrification des centres et leur transformation en zones festives et touristiques (hôpitaux, maisons de retraite, funérariums, établissements scolaires, prisons, abattoirs, etc.). En outre, des millions de retraités ou d’ouvriers sont partis s’installer (ou se réinstaller après quelques générations) dans la France des bourgs et des petites villes, tout au moins dans certaines régions (Bretagne, Sud-Ouest, Languedoc, PACA).

Des mutations mal appréciées

Le résultat de ces mutations, internes pour l’essentiel à la France urbaine, est spectaculaire, problématique et de grande ampleur. Le caractère spectaculaire, c’est l’urbanisation (ou l’artificialisation) supplémentaire de 1 % du territoire tous les dix ans depuis quarante ans. Celle-ci a bouleversé et trop souvent saccagé les entrées de villes, faute d’urbanisme réfléchi. Cette « France moche » est aujourd’hui déplorée.

La mutation problématique, c’est la séparation inédite des diverses classes sociales sur le territoire, et la fin de l’ancienne cohabitation des classes sociales. Celles-ci vivent désormais séparément : la bourgeoisie et les cadres dans les centres-villes ou les banlieues aisées (dont les deux tiers dans les centres des métropoles) ; les immigrés récents à proximité immédiate, en centre-ville ou en banlieue plus ou moins proche selon la localisation des logements sociaux ; les classes moyennes pour l’essentiel en banlieue pavillonnaire ; et les classes populaires dans les villages et les villes petites et moyennes. Redisons qu’il s’agit d’une schématisation, car rien n’est totalement étanche.

Ce phénomène est capital à l’échelle nationale : il a en effet déconnecté les diverses parties du territoire français. Les métropolitains vivent en circuit fermé, dans des métropoles reliées par un réseau de transports performants (avions, TGV, autoroutes), connectées au reste de l’Europe et du monde. Elles se sont en revanche coupées de leur arrière-pays, partie de la France périphérique et du réseau des villes petites et moyennes – a fortiori des campagnes –, dont elles n’ont plus besoin pour vivre (à l’exclusion des stations et régions touristiques : littoral breton et méditerranéen, Provence intérieure, côte basque, Alpes du Nord, etc.). De fait, cette France périphérique, majoritaire en population, et qui constitue l’essentiel du territoire national, a de moins en moins de lien avec les métropoles. Ce fut le sens même de la révolte des Gilets jaunes (2018-2019), au cours de laquelle une partie des salariés pauvres de cette France reléguée, dépendants de la voiture faute d’autres moyens de déplacement, ont investi les ronds-points (près de chez eux) et le centre des métropoles pour y crier leur colère. Chassés de Paris il y a quelques décennies, des ouvriers et employés venus de province ont tenté de s’y faire entendre du pouvoir. La même chose s’est produite dans les grandes villes, Toulouse, Nantes ou Bordeaux, métamorphosées par vingt ans de métropolisation.

Un système presque immédiatement en crise

À peine le système métropolitain réalisé, plusieurs crises dévoilent ses fragilités, voire révèlent son obsolescence programmée. Tout a commencé en 2005. Cette année-là, « les banlieues de l’islam » (Gilles Kepel) s’enflamment. Cette révolte des nouveaux « quartiers populaires », qui sont les cités HLM des années 1960 ayant changé de population à la fin du siècle du fait des mutations économiques et migratoires, illustre leur fragilité. Alimentées par un flux migratoire constant, alors que les grandes usines viennent ou sont sur le point de fermer, ces cités aux portes des quartiers gentrifiés sont frappées par une triple dérive : le passage de l’emploi industriel stable à un modèle de services et de petits boulots instables et mal rémunérés ; la fuite des salariés et des familles qui ont réussi leur ascension sociale, et qui font place à de nouveaux immigrants non intégrés ; l’inactivité de 40 % ou plus des jeunes – nés ou non sur place –, aspirés par l’économie délictueuse et ses violences. La révolte de novembre 2005 a été stoppée par un couvre-feu d’un mois et demi. Elle a mis le projecteur sur ces « quartiers populaires » aux portes des métropoles (dont 40 % se situent en Île-de-France). Rien n’indique que la situation se soit améliorée depuis lors. Les flux migratoires se sont intensifiés, les taux d’activité globale ont encore chuté, et les externalités négatives (violences, délinquance et trafic de drogue) ont fortement progressé, suscitant un malaise à l’échelle des agglomérations. À Marseille, près de la moitié de la population vivrait dans des domaines privés gardés.

Quelques mois auparavant, en mai 2005, un autre événement a alerté sur le malaise des citoyens de la France périphérique : le non au traité constitutionnel européen. Comme le Brexit britannique onze ans plus tard, en juin 2016, le vote français s’apparentait à une révolte antiélites issue de la nouvelle configuration sociale, économique et géographique : aux métropoles (le Grand Londres et l’Île-de-France), la création de richesses, l’opulence marchande et culturelle, la société cosmopolite et mondialisée qui regarde le monde ; aux régions désindustrialisées, le sous-emploi, le sous-investissement, la junk-food et la marginalisation scolaire et sociale. Depuis 2005, élection après élection, le malaise citoyen s’amplifie avec la baisse tendancielle de la participation aux élections et la montée des votes antisystèmes majoritaires au premier tour de la présidentielle. Les dirigeants français ne sont maintenant plus élus, à tous les niveaux, que par un quart à un tiers de l’électorat. Enfin, les municipales de 2021 ont montré que les élites des métropoles, bien que loyalistes, ont à leur tour opté pour un vote écologiste de défiance contre la métropolisation forcée. L’arrêt des mises en chantier depuis plus d’un an dans les villes conquises par l’écologie politique est une politique voulue par ses électeurs. Le rejet de la métropole millionnaire bordelaise est significatif.

Mais l’alerte la plus spectaculaire, parce que la plus violente, est venue de l’extérieur des métropoles. En 2018-2019, la révolte des Gilets jaunes, qui n’est pas la première de la France périphérique (Bonnets rouges, Notre-Dame-des-Landes), est une étrange jacquerie dont peu d’analystes ont compris la portée. Avant d’être récupérée et dénaturée par les syndicats et l’extrême gauche, elle a clairement montré, avec le soutien de plus de sept Français sur dix pendant trois mois, que la France abandonnée des campagnes, des bourgs et des villes petites et moyennes, mais aussi des lointaines banlieues pavillonnaires, était exaspérée par la nouvelle répartition des activités, des revenus et des investissements. Qu’il s’agisse de l’école, de la fonction publique (notamment la répartition de ses cadres les mieux rémunérés), de la santé publique, du réseau et de l’investissement dans les transports, de l’installation des unités de production, le déséquilibre en faveur des métropoles est criant et déstructurant. Si la France périphérique est peuplée de lycées où les professeurs et les cadres n’inscriraient pas leurs enfants, et d’hôpitaux périphériques où les médecins de villes ne feraient pas soigner leurs amis et parents, la crise est profonde. De sociale et économique, celle-ci est devenue politique et écologique.

L’abandon du système productif national (le taux d’activité industrielle de la France a été divisé par quatre en un demi-siècle) a profité au commerce et aux activités tertiaires des métropoles : 70 % du PIB est produit, selon Guilluy, dans 25 aires métropolitaines. Celles-ci sont approvisionnées en marchandises (y compris agricoles) venant par camions et par bateaux de l’étranger, tandis que des millions de travailleurs à petit ou moyen revenu rallient ces villes au quotidien par voiture. Le vélo au cœur des métropoles masque le fait que sept Français sur dix sont contraints de se rendre au travail en voiture. La pollution des transports et la surconsommation d’énergie sont consubstantielles du système métropolitain, qui profite à un gros quart des Français. Certes, en régime de démocratie sociale, il s’ensuit une redistribution gigantesque (le « pognon de dingue » cher au Président), mais la structure est viciée de trois manières : le vice écologique de l’hyperconcentration et de la dépendance aux transports de longue distance ; le vice démocratique, car il rend « inutile » une grande partie de la population et des territoires délaissés, sommés d’accepter de vivre d’allocations et de subsides ; le vice économique, car il stérilise le secteur productif et concentre les cadres et les élites loin du corps du peuple, abandonné à son sort.

Faut-il ajouter que la Covid-19 de 2020-2021 a fait un peu plus craquer le modèle ? La France peut-elle durablement vivre (eu égard à ses déficits, qui ont explosé) sans produire de médicaments, d’ordinateurs, d’appareils médicaux et de machines, sans autonomie dans les secteurs de pointe, les terres rares, l’agriculture, etc. ? La crise et les confinements successifs ont dévoilé aux cadres (qui disaient avant la crise à plus de 80 % vouloir quitter l’Île-de-France) et à la jeunesse diplômée qu’une autre vie est possible. Les limites des métropoles sont notoires : pollution, concentration, exiguïté et cherté des logements, faiblesse des espaces verts, dépendance à l’extérieur. Or, le télétravail n’est plus un mythe. Beaucoup d’employés et de cadres ont appris à travailler autrement. La bilocalisation perdurera-t-elle dans certains métiers ?

Sortir de cette impasse, un enjeu majeur de la présidentielle

La France dispose d’un plan B pour dépasser la métropolisation et ses maux. Il en va de l’unité du pays, de son autonomie économique et de la guérison de sa démocratie. Mais cette alternative ne se fera pas sans planification ni coordination publique, de sorte qu’un grand débat public devrait y préparer les citoyens, les esprits et les acteurs.

Il ne s’agit pas de casser les métropoles existantes mais de les resserrer aux plans géographique, économique et administratif. La France dispose d’un dense réseau de villes secondaires, les préfectures, souvent en grande difficulté, que le transfert organisé de services (ministériels, publics), d’institutions et d’emplois de cadres permettrait de relancer. Couplé à une réindustrialisation sélective et décentralisée, il pourrait relancer ces villes moyennes, y stimuler l’immobilier et, par conséquent, ruisseler sur l’ensemble des départements. Les cadres issus des métropoles exigeront de l’État une amélioration drastique de l’école et de la santé publique, conditions nécessaires pour attirer des familles.

En parallèle, les régions doivent favoriser le réaménagement des abords des métropoles resserrées avec des matériaux, une architecture et des paysages plus conformes aux traditions locales, moins criards et bas de gamme, moins standardisés et plus ambitieux. Les régions de caractère (Pays basque ou Aveyron) et certaines zones touristiques préservées témoignent qu’avec des moyens et une volonté, l’esthétique peut aussi avoir droit de cité. Un certain respect de l’histoire patrimoniale est aussi l’une des conditions de l’attractivité touristique de la France de demain.

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