Xavier DESJARDINS

Professeur en aménagement de l’espace et urbanisme à Sorbonne Université, consultant à la coopérative ACADIE.

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Des territoires déformés par les mobilités ?

Les évolutions et l’intensification des mobilités produisent, notamment, une dissociation croissante entre lieu de résidence et présence effective. Plus largement, dans une société mobile, les géographies se reconfigurent en fonction des modes de vie bien davantage que des politiques d’aménagement. Les enjeux sont majeurs, tant en termes sociaux qu’environnementaux.

Les Français se déplacent de plus en plus vite et de plus en plus loin depuis les années 1960. Un écologue pourrait dire qu’ils ont étendu leur « niche écologique » en deux générations. En 2019, à l’intérieur du territoire national, les habitants ont parcouru 940 milliards de kilomètres, dont plus de 80 % en automobile. Cette distance cumulée était de 730 milliards en 1990. Les déplacements vers l’étranger se sont également multipliés. Le nombre de départs en avion vers l’étranger a été multiplié par près de quatre entre 1990 et 2018, de 37 à 136 millions. Rappelons que le temps passé à se déplacer n’a augmenté que légèrement et que la part moyenne du budget des ménages consacré au transport a été presque stabilisée. L’augmentation du pouvoir d’achat et les améliorations technologiques et organisationnelles ont, en effet, rendu possible cette mutation des modes de vie. Les territoires ont-ils été déformés par les mobilités ? Trois notions nous semblent être de précieux guides pour comprendre cette mutation géographique : la métropolisation, la présence et l’immobilité. Ces termes nous permettent d’appréhender les mutations en cours ainsi que les enjeux qu’elles posent aux acteurs territoriaux.

Métropolisation, présence et immobilités

La métropolisation

Ce mot est sorti du vocabulaire des sciences sociales pour entrer dans le champ politique et administratif. Depuis 2010, certains groupements de communes se nomment « métropoles ». En raison de son succès, le terme est utilisé avec des significations et des connotations très diverses.

Pour les géographes, la métropolisation est un processus de concentration des fonctions rares. Universités, Bourses, pouvoirs politiques ou économiques, médias et productions culturelles tendent à se concentrer en quelques lieux bien accessibles, le plus souvent des grandes villes. En ce sens, la métropolisation est également un processus d’interdépendance croissante entre les métropoles et les autres territoires. Ce phénomène n’est évidemment pas nouveau : Paris concentre en France le pouvoir politique, économique et universitaire depuis le XIIIe siècle. Son déploiement contemporain pose néanmoins des problèmes inédits, car il est marqué par une intensification et une fragilisation.

La métropolisation est plus intense. Certes, la population ne se concentre plus massivement dans les plus grandes villes. En France, entre 1961 et 2011, la population des agglomérations de plus de 500 000 habitants a crû d’environ 40 %, soit au même rythme que l’ensemble de la population 1. Mais les emplois, et notamment les plus qualifiés, se concentrent davantage. Au cours de la décennie 2010, plus de la moitié des créations d’emplois ont eu lieu dans dix communes-centres de grandes villes. Si le télétravail permet à davantage de personnes de travailler quelques jours par semaine à distance de la grande ville, les « commutateurs » que représentent les métropoles restent essentiels pour faciliter les rencontres physiques, encore si déterminantes.

De nombreux territoires sont fragilisés par ces dynamiques de métropolisation. Non parce que les territoires hors des métropoles ne sont pas également des lieux d’innovation et de création d’emplois, mais parce que les liens entre les métropoles et les territoires qui les environnent sont de moins en moins évidents. En effet, grâce à l’amélioration des conditions de transport, les métropoles peuvent avoir moins besoin des campagnes et des petites villes qui les environnent. Prenons l’exemple des relations entre Paris et le Bassin parisien. Le Bassin parisien est, jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’espace presque exclusif d’approvisionnement alimentaire de la capitale. Cerise de Montmorency et camembert de Normandie doivent leur renommée à leur place sur les tables parisiennes. Aujourd’hui, une table francilienne comprend une proportion bien faible de produits locaux. La Beauce et la Brie ont vu disparaître les élevages pour se spécialiser dans des cultures céréalières et oléagineuses très productives pour les marchés mondiaux. Dans le domaine du tourisme et des loisirs, TGV et avions bon marché ont ouvert un champ d’escapade de fin de semaine beaucoup plus large que le Bassin parisien pour les Parisiens aisés. Deauville et Le Touquet- « Paris-Plage » sont concurrencés par le Luberon, Barcelone ou le Maroc. Dans le domaine industriel également, les liens se distendent. Dans les années 1960, la régie Renault faisait figure de modèle dans les manuels de géographie économique par la complémentarité entre ses centres de direction et d’innovation parisiens et ses usines normandes de Cléon et de Sandouville. Aujourd’hui, la fabrication des automobiles est une affaire mondiale dans laquelle la proximité entre lieux de conception et lieux de fabrication joue un rôle non pas négligeable, mais assurément marginal.

Du point de vue des ressources financières, les territoires sont fermement rendus solidaires par de puissants mécanismes d’État providence 2. Mais en matière de complémentarité productive comme de mode de vie, la solidarité par la proximité n’est plus évidente.

Géographie de la résidence, géographie de la présence

L’accroissement des mobilités tend également à dissocier de plus en plus fortement présence et résidence. Les navettes domicile-travail ont des distances moyennes qui se stabilisent, mais à un niveau élevé. Comme la géographie des emplois n’est pas celle des résidences, beaucoup de quartiers sont spécialisés dans les fonctions « dortoirs » et, aujourd’hui, « jours de télétravail ».

À une autre échelle, cette dissociation est aussi très nette avec le développement des loisirs : la géographie de la population du 15 août ne ressemble pas du tout à la géographie des listes électorales. Enfin, au-delà des traditionnelles résidences secondaires (au sens classique de la « maison de vacances »), beaucoup connaissent une résidence seconde. Amoureux cohabitants occasionnels, étudiants partagés entre leur logement et celui ou ceux de leurs parents ou autres, ces « birésidents habituels » peuvent former jusqu’à 10 % des adultes de moins de 40 ans 3.

Les immobilités

Une enquête du Forum des vies mobiles signale que les 10 % des Français qui se déplacent le moins passent une heure par semaine à se déplacer environ, contre près de 34 heures par semaines, soit 5 heures par jour, pour les 10 % qui se déplacent le plus. Le temps consacré varie de 1 à 30 entre le premier et le neuvième décile ! 4 Les enquêtes sur les déplacements quotidiens nous apprennent qu’environ 10 % des individus ne se sont pas déplacés le jour de l’enquête.

Les plus âgés et les plus pauvres ont toujours beaucoup de difficultés pour se déplacer. Ces inégalités face à la mobilité quotidienne se retrouvent bien sûr face à la mobilité touristique ou à la mobilité résidentielle. La part des habitants qui vivent dans leur département de naissance est de 29 % en Île-de- France, 45 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur, 71 % dans les Hauts-de-France et 85 % en Martinique en 2014. Une faible propension à la mobilité résidentielle de longue distance peut contribuer à renforcer le risque de chômage.

Dans une société qui devient plus mobile, les différentiels d’opportunités entre les « immobiles » et les « peu mobiles » et les autres s’accroissent de manière très forte. Et ceci peut contribuer à expliquer la montée en puissance du sentiment d’inégalité dans une société qui a globalement maintenu les différences de revenu depuis trois décennies 5.


Part des individus nés dans le département où ils résident (en %)

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Source : INSEE, CGET, 2018.


Des politiques territoriales percutées

Cette reconfiguration des territoires par la mobilité constitue un défi majeur pour l’aménagement du territoire. À l’heure d’une montée en puissance des enjeux environnementaux, ces évolutions devraient conduire à une mutation radicale de ses méthodes et principes.

Les compromis sociaux des raretés volontaires

L’augmentation des mobilités a été rendue possible par une forme d’insouciance vis-à-vis de ses effets sur le sol et l’énergie. La mobilité facilitée incite à l’artificialisation des sols : pendant de nombreuses années, pour les ménages populaires, le permis de conduire a résolu le problème du permis de construire en périphérie des villes, en permettant d’accéder à de nombreux terrains constructibles peu chers. Depuis les années 1970, le problème est bien diagnostiqué. Quelles sont les solutions ? L’évolution des technologies, notamment des moteurs, est un élément déterminant pour réduire le poids carbone des déplacements. Toutefois, ces technologies ne seront pas suffisantes pour résoudre de nombreux problèmes environnementaux, notamment pour le bruit ou l’imperméabilisation des sols. Transports collectifs, vélos et marche ont un rôle important à jouer. L’enjeu environnemental des mobilités passe donc par un nouvel urbanisme 6.

Une des difficultés majeures de cette transition réside moins dans l’énonciation d’un modèle urbain souhaitable que dans la réduction des obstacles politiques et sociaux à son déploiement. L’obstacle politique est, en France, à rechercher du côté d’un poids encore déterminant des pouvoirs municipaux, malgré des décennies d’incantation à l’intercommunalité, afin d’éviter une urbanisation émiettée dans les périphéries urbaines. Le problème est en cours de résolution avec la (très lente) montée en puissance des intercommunalités. L’obstacle social est certainement plus délicat à lever. Pour réduire les déplacements automobiles (ou autres types de déplacements énergivores), on peut jouer par le prix (mais alors quid des plus pauvres ?), par la réduction des voiries (mais alors quid des individus qui vivent loin des arrêts de transports collectifs, parfois pauvres ?), par un quota carbone individuel (mais alors quid des différences que peut justifier la variété des métiers et des organisations familiales) ? Afin de réduire la consommation foncière, la limitation du foncier constructible que promet l’objectif nouveau de « zéro artificialisation nette » ne risque-t-il pas de renchérir le prix des logements ? On l’aura compris : la réaction des Gilets jaunes à la taxe carbone sur l’essence n’a peut-être été qu’une étape dans la série des mouvements sociaux que pourraient provoquer ces politiques de rareté volontaire sur certaines ressources (autre nom de la transition écologique) dont les effets sont très contrastés entre les individus selon leurs revenus, leurs lieux de résidence, leurs habitudes, etc.

De l’égalité aux complémentarités

Pendant longtemps, la politique d’aménagement du territoire a consisté à réduire les différentiels d’accessibilité aux services : lycées, hôpitaux, bureaux de poste et gares devaient être justement distribués. Cette problématique est toujours d’actualité, notamment pour la fibre optique. L’aménagement est ainsi compris comme une mise à niveau de territoires désavantagés par le marché, la topographie ou les faibles densités. L’aménagement vise ainsi une égalité des territoires 7.

Pourquoi cette tradition de l’égalité des territoires – dont il faut assurément conserver certains acquis – ne peut-elle plus être l’unique boussole pour l’aménagement de l’espace d’une société mobile ? Tout d’abord en raison de nos de modes de vie. Avec les déplacements facilités, les services de proximité ne sont parfois que peu utilisés, faute d’une clientèle suffisante : bureaux de poste, collèges ou supérettes sont parfois « zappés » par des individus qui recherchent quelques kilomètres plus loin des commerces qui leur semblent plus agréables ou des écoles plus prometteuses pour leurs enfants. Nos modes de vie sont souvent plus fatals aux services de proximité que les grands programmes publics de rationalisation des coûts.

Par ailleurs, avec les enjeux de complémentarité à recréer entre les territoires, notamment entre les métropoles et leur arrière-pays dans les champs alimentaires, culturels, productifs ou encore sociaux, c’est à une nouvelle finalité que sont conviés les acteurs territoriaux : celle de jouer habilement des différences et des complémentarités pour resserrer le « métabolisme » territorial 8. La tâche est ardue.

Historiquement, les collectivités agissent souvent à la manière de « petites patries » jalouses de leurs spécificités. Depuis une dizaine d’années, les territoires coopèrent pour renouer ces liens. Mais quelques carottes cultivées à proximité des cantines et le partage de quelques spectacles sont-ils des gadgets ou les annonciateurs plus substantiels d’un renforcement de ces liens ? Comment organiser et faire vivre ces solidarités horizontales dont le déploiement heurte des filières productives, notamment alimentaires et énergétiques, solidement insérées dans des logiques marchandes mondiales ?

Conclusion : la mobilité, un fait géographique total

Une société plus mobile, ce n’est pas seulement une société dans laquelle on se déplace davantage, ce qui permet de mettre un peu plus de distance entre les logements, le travail et les lieux de consommation, de production et de loisirs. Une société plus mobile transforme les territoires, nos modes de vie et les relations entre les territoires.

Au-delà d’une réduction des nuisances environnementales des déplacements, comment construire les nouveaux compromis sociaux qui peuvent la rendre acceptable ? Pour recoudre les liens de proximité entre les territoires, les solidarités horizontales sont à consolider pour passer de quelques success stories à une véritable grammaire de l’aménagement des territoires. Le territoire s’est déformé plus rapidement que les politiques conçues pour assurer son aménagement. Celles-ci pensent encore davantage en catégories de territoires (villes moyennes, petites villes, etc.) qu’en termes de gestion des liens, humains comme non humains, entre les territoires.


  1. Xavier Desjardins et Philippe Estèbe, Villes petites et moyennes et aménagement territorial. Éclairages anglais, allemands et italiens sur le cas français, PUCA, 2019.
  2. Laurent Davezies, L’État a toujours soutenu ses territoires, Éditions du Seuil, 2021.
  3. Chistophe Imbert, Éva Lelièvre, David Lessault (dir.), La famille à distance. Mobilités, territoires et liens familiaux, INED, 2018.
  4. Forum des vies mobiles, Enquête nationale mobilités et modes de vie 2020, disponible sur le site Internet de l’association.
  5. Hervé Le Bras, Se sentir mal dans une France qui va bien. La société paradoxale, éditions de l’Aube, 2019.
  6. Xavier Desjardins, Urbanisme et mobilité. De nouvelles pistes pour l’action, Éditions de la Sorbonne, 2017.
  7. Philippe Estèbe, L’égalité des territoires, une passion française, PUF, 2015.
  8. Sabine Barles, Marc Dumont, Métabolisme et métropole : la métropole lilloise, entre mondialisation et interterritorialité, Autrement, 2021.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/des-territoires-deformes-par-les-mobilites.html?item_id=5808
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