Daniel BEHAR

Géographe, professeur à l’École d’urbanisme de Paris, consultant à la coopérative ACADIE.

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La géographie administrative en mouvement

Les tensions historiques entre jacobins et girondins retentissent sur le millefeuille administratif à la française. Les incantations aux territoires et les appels à la dilatation des périmètres alimentent un mouvement permanent d’élargissements et de rétrécissements. Réformes et contre-réformes se succèdent. Un dépassement est tout de même possible.

Chacun sait combien l’organisation politique et administrative de la France est marquée par l’opposition historique entre jacobins et girondins. Au-delà de la conception du rôle de l’État et de la place à accorder aux pouvoirs décentralisés, cette opposition met en tension deux géographies administratives. D’un côté, les jacobins privilégient celle de la permanence – les départements – comme projection au sol de l’égalité républicaine et expression de la nécessaire dissociation entre la stabilité de la carte politico-administrative et l’évolutivité de la géographie des « espaces vécus ». En regard, les girondins mettent en avant les régions pour incarner l’approche symétrique, celle de l’impératif modernisateur et de la quête d’une coïncidence entre territoires politiques et transformation des espaces fonctionnels.

Présente tout au long des deux derniers siècles 1, cette tension n’est pas arbitrée lors de la mise en place de la décentralisation, en 1981. On ajoute l’échelon régional à ceux du département et de la commune, en leur distribuant, sans les hiérarchiser, les compétences décentralisées.

Toujours présente en arrière-fond des multiples débats qui vont scander ces quatre décennies de décentralisation, cette tension est largement réactivée au début de ce siècle à mesure de la montée en puissance de la question de la globalisation.

La réforme : dilatation, substitution et spécialisation

La globalisation vient donner une nouvelle vigueur à la pensée modernisatrice en mettant à l’agenda de la réforme territoriale deux exigences simultanées. La première, invoquée de façon récurrente, est d’ordre fonctionnel : il faut prendre en compte l’élargissement géographique du fonctionnement des territoires. Les bassins de vie s’étendent, la carte administrative doit s’y adapter. La seconde est plus récente : puisque la globalisation met en concurrence les territoires, il faut agrandir la maille politico-administrative pour que chaque territoire puisse peser au sein de cette concurrence.

Cette double exigence va conduire à penser les réformes territoriales successives autour d’un impératif premier : la dilatation des périmètres administratifs. Il faut tout monter d’un cran. C’est ce que dessine, dès les années 1990, le scénario du « polycentrisme maillé » de la Datar, autour de six méga-régions 2. L’installation des intercommunalités dans le paysage politique en 1999 est largement justifiée sur ce registre 3. Mais c’est surtout entre 2013 et 2015 que cette montée en XXL de l’organisation territoriale française accélère brutalement et apparaît aux yeux du plus grand nombre 4. Après sa généralisation obligatoire en 2010, l’intercommunalité se voit imposer un seuil démographique de 5 000 habitants, et le nombre de régions passe de 22 à 13. Curieusement, seule la création des 22 métropoles se fait à périmètre constant.

Cette dilatation des circonscriptions d’action publique, autour des intercommunalités et des régions, a deux conséquences.

La première est qu’elle porte une logique de substitution au sein du millefeuille territorial français. Pour les modernisateurs, la recomposition de la carte administrative autour de ces deux échelons dilatés rend par contrecoup obsolètes les deux géographies historiques des communes et des départements. Il faut, d’une manière ou d’une autre, les faire passer au second plan, voire les faire disparaître. C’est l’objectif de la fusion de communes, qui a permis de réduire le nombre de communes françaises de 5 % (2 550) depuis 2010. En revanche, les projets successifs de suppression des départements ont tous avorté, qu’il s’agisse d’une disparition totale (annoncée par le gouvernement Valls en 2014) ou partielle, pour le Grand Paris ou autour des métropoles (annoncée par le président Macron en 2017).

La seconde conséquence tient aux risques que porte cette logique de dilatation XXL vis-à-vis du cadre national français – un État unitaire – et de son pendant, le principe constitutionnel de non-tutelle entre les niveaux de collectivités. Pour que ces circonscriptions politiques élargies ne viennent pas, d’un côté, amorcer une logique « fédérale » de déstabilisation de notre modèle national et, de l’autre, instaurer une hiérarchie de fait entre collectivités, un impératif s’impose : renforcer la spécialisation fonctionnelle des différents échelons territoriaux. C’est ce à quoi va s’employer la loi NOTRe, en 2015, en supprimant la clause générale de compétence pour les niveaux intermédiaires (départements et régions) tout en la maintenant pour la commune.

La contre-réforme : retour à la proximité comme alternative à la globalisation

Au-delà des circonstances (crise des Gilets jaunes), cette fuite en avant rapide vers le plus grand a déstabilisé nombre de repères collectifs et suscité de multiples réactions plaidant pour un mouvement inverse. Au travers d’un usage inflationniste du terme « territoires », saturant l’espace public, est mise en avant une nouvelle perspective : celle d’une « France des territoires » qui viendrait construire une alternative à la globalisation. Face à cette dernière, les territoires – et, au travers de ceux-ci, la proximité – constitueraient en quelque sorte le pendant infranational à la mise en avant de la souveraineté nationale comme contrepoids à la mondialisation.

C’est ainsi une véritable contre-réforme qui semble être engagée dans la période récente. Elle prend au moins trois formes simultanées.

En premier lieu, elle se concrétise, du point de vue de l’État, par un retour à la figure historique de la relation entre l’État et les territoires : celle du binôme préfet de département-maire. Convoqué en urgence pour gérer la crise sanitaire en 2020, ce binôme est replacé de façon plus pérenne au centre de l’action publique territoriale, ce qui met un coup d’arrêt à trente années de régionalisation prudente de l’État local.

Le second retour est celui des départements. Alors que leur procès – engagé dès le XIXe siècle – semblait se conclure par une condamnation définitive en ce début de XXIe siècle, la fusion des régions génère un effet boomerang : la réhabilitation des départements. En raison de leur taille, les grandes régions sont contraintes de passer par ces derniers pour mettre en œuvre leurs politiques. Ainsi, alors qu’en 2015, la loi NOTRe leur a conféré la gestion des transports scolaires, jusqu’alors dévolue aux départements, aujourd’hui, la plupart des régions ont délégué cette compétence aux départements.

Dans la même logique, le Premier ministre s’interroge publiquement sur la pertinence des nouvelles régions, qui ne lui paraissent pas « répondre aux besoins grandissants de nos concitoyens pour une action publique de proximité 5 ».

On assiste enfin au retour de la commune. Le projet de loi « différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification » (3DS), encore en examen à l’été 2021 au Parlement, est l’occasion d’une offensive du Sénat et des principales associations de collectivités pour, sous couvert de revenir sur les « irritants de la loi NOTRe », mettre un terme à la montée en puissance continue de l’intercommunalité et, de fait, renforcer le pouvoir municipal. Certains acteurs y voient le signe d’une « dynamique communaliste 6 ».

Dépasser l’alternative : intégration du millefeuille et coopération horizontale

Doit-on conclure de cette rapide mise en perspective que cette tension entre girondins et jacobins, entre modernisateurs et conservateurs, entre stabilité et dilatation de la carte administrative française structure de façon revisitée mais pérenne le débat politique français ? Rien n’est moins sûr. Depuis quelque temps, de multiples prises de position émergent pour proposer un dépassement de cette alternative 7.

La perspective proposée repose sur un premier constat : les deux géographies successives de la réforme et de la contre-réforme territoriales sont en réalité en défaut face à la globalisation. La logique de dilatation des périmètres relève de la fuite en avant sans pour autant répondre aux défis contemporains d’interdépendances généralisées, de toute nature – sociale, économique ou environnementale –, entre les territoires. On n’assiste pas à un élargissement des bassins de vie mais à un basculement vers une société en réseaux, structurant des archipels territoriaux. L’organisation, un peu partout en France, de pôles métropolitains, fédérant en réseaux – ici Lyon, Saint-Étienne et Vienne, ou là Nancy, Metz et Thionville –, illustre bien ce changement de donne. Quelles que soient leurs tailles, les métropoles ne sont pas en mesure de traiter seules leurs problèmes.

De façon symétrique, la fuite en arrière vers la proximité pour retrouver du sens et de la cohérence est une illusion. Le local n’a pas la capacité de constituer une alternative à la globalisation alors qu’il est en réalité davantage globalisé que le niveau national, pris dans des systèmes de flux, d’échanges et d’interdépendances qui le traversent de toutes parts. L’invocation incessante des « territoires » pour exprimer l’attachement aux réalités est en fait une démonstration paradoxale de leur disparition. Le territoire – au sens anthropologique d’une coïncidence géographique entre un espace physique, une communauté humaine et une organisation collective – a disparu. Le local ne fait plus territoire.

Le second constat consiste à considérer que ces deux logiques ne s’opposent pas. Elles répondent à des enjeux différents et complémentaires. L’élargissement territorial est nécessaire pour mettre en place des politiques publiques efficaces : gestion des mobilités, organisation des écosystèmes (eau, énergies, etc.), accompagnement des parcours résidentiels. Mais cet impératif fonctionnel doit être complété par une approche davantage centrée sur des espaces plus réduits, afin de « faire territoire » là où les communautés locales ont implosé. Autrement dit, se joue aujourd’hui une dissociation spatiale entre les échelles pertinentes pour le déploiement des politiques publiques, et celles nécessaires à l’organisation du politique.

Cela conduit à mettre en avant deux lignes de transformation.

La première consiste à raisonner moins en termes de rivalité ou de substitution entre les échelons administratifs (région vs département et intercommunalité vs commune) qu’en termes d’intégration de deux blocs : le bloc local (commune, intercommunalité) et le bloc « mésoterritorial » (département, région). Cette logique d’intégration est déjà largement à l’œuvre dans les pratiques locales. Elle avait été esquissée en 2010 par la loi – abandonnée – créant le « conseiller territorial », commun à la région et au département. Pour lui donner sa pleine efficacité, il reste à rompre avec un dogme de la décentralisation à la française, celui de la spécialisation des compétences sectorielles, aujourd’hui en contradiction absolue avec les exigences d’action globale et systémique. Il s’agirait donc de laisser les collectivités organiser le partage de leurs responsabilités au sein de chaque bloc. Ce serait là la concrétisation du principe de différenciation territoriale, souvent évoqué, mais sans réelle avancée.

Mais, c’est surtout l’obsession très française pour le Meccano des circonscriptions politico-administratives, leur emboîtement vertical, qui paraît singulièrement remis en cause par le fonctionnement systémique des territoires. Ce dernier invite à passer de cette verticalité de l’action publique à l’horizontalisation des politiques publiques. Cela consiste à ne pas chercher à recomposer les périmètres institutionnels en fonction des évolutions territoriales, en quête vaine d’un optimum dimensionnel, mais à davantage, sur la base de périmètres stables, se projeter à différentes échelles selon la nature des problèmes à traiter. De là découle le second mot-clé mis en avant dans ces différents travaux : celui de la coopération entre territoires.

La question de la déstabilisation des organisations politico-administratives face à la globalisation se pose partout et à tous les niveaux géographiques, du local au mondial. Aux échelles supranationales, le débat a largement progressé. La perspective de dilatation et de substitution aux cadres nationaux dont l’Europe a pu être porteuse à un certain moment n’est plus à l’ordre du jour. Si le retour à une souveraineté nationale absolue reste invoqué par certains, il reste cantonné à certains segments de l’opinion publique. Progressent en revanche, tant dans le débat intellectuel que dans les tentatives concrètes, les logiques horizontales de coopération et de régulation interterritoriales afin de mettre l’action politique à hauteur de la nouvelle donne des « inter-socialités » 8. Il faut maintenant installer les termes de ce débat aux niveaux infranationaux.


  1. Voir par exemple Marcel Roncayolo, « Le département », in Lieux de mémoire, tome I, Gallimard, 1993.
  2. Jean-Louis Guigou, Aménager la France de 2020. Mettre les territoires en mouvement, La Documentation française, 2000.
  3. Philippe Estèbe, Gouverner la ville mobile. Intercommunalité et démocratie locale, PUF, 2008.
  4. Avec la succession de trois lois : la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM), la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) et la loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions.
  5. Discours du Premier ministre du 23 janvier 2021 devant les élus de la collectivité européenne d’Alsace.
  6. C’est l’intitulé des 13es Universités d’été de l’Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF), en juillet 2021.
  7. Citons, parmi d’autres, ADGCF, « Entre transmission et transgression : osons la révolution territoriale ! », Actes des 12es Universités d’été (Deauville, les 3, 4 et 5 juillet 2019), www.adgcf.fr/upload/billet/873-actes-ue2019.pdf, et Terra Nova, « Après la décentralisation : 15 propositions pour refonder l’action territoriale », janvier 2021, https://tnova.fr/notes/apres-la-decentralisation-15-propositions-pour-refonder-l-action-territoriale.
  8. Bertrand Badie, Inter-socialités. Le monde n’est plus géopolitique, CNRS Éditions, 2020.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/la-geographie-administrative-en-mouvement.html?item_id=5803
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