Jean-Marc STÉBÉ

Sociologue, professeur à l’université de Lorraine.

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L’INSEE et ses zonages : au-delà de l’opposition urbain-rural

Afin de rendre compte des évolutions des territoires et de leurs réalités, l’INSEE produit des nomenclatures et des périmètres. Ceux-ci dépassent largement le schéma binaire qui distingue le rural et l’urbain. Ces élaborations statistiques procèdent de l’amélioration des méthodes, de la complexification des géographies économiques et sociales, du souci de pouvoir mieux se comparer à l’échelle internationale.

Pendant longtemps, l’INSEE a eu pour ambition de définir, d’un côté, ce qu’était une ville et, de l’autre, ce que recouvrait la campagne. Tant que les espaces urbains et les espaces ruraux s’opposaient de façon marquée et qu’ils étaient principalement caractérisés par des critères morphologiques d’occupation du sol – forte présence de l’agriculture et de la forêt associée à une faible densité de population dans les campagnes, et importante représentation des lieux d’activités secondaires de transformations ou, de plus en plus, tertiaires combinée à une haute densité du bâti dans les villes –, ce découpage semblait cohérent et nécessaire. La lecture socio-économique de la France en termes d’opposition binaire ville-campagne sera donc entretenue, jusque dans les années 1960. Mais à partir du moment où les progrès méthodologiques de l’analyse spatiale font apparaître les différents visages des hameaux, des villages, des bourgs ainsi que des grandes, moyennes et petites agglomérations urbaines, permettant de les disséquer au filtre de nombreuses typologies, il semblera de plus en plus difficile de raisonner en termes d’opposition frontale ville-campagne. Par ailleurs, à partir du moment où les villes s’étalent, où la France se périurbanise et où les individus se déplacent de plus en plus loin grâce à la voiture, les univers urbains et ruraux finissent par se croiser, se mélanger, s’entremêler… jusqu’à constituer des espaces d’interpénétration de la ville et de la campagne. Quoi qu’il en soit, les évolutions rebattent la donne en complexifiant les relations entre urbain et rural et en affaiblissant la portée du modèle d’opposition binaire illustré par les statistiques de l’INSEE. Fort de ce constat, l’Institut n’aura de cesse, autant que faire se peut, depuis plus d’un demi-siècle, de proposer un découpage statistique territorial le plus en adéquation possible avec les transformations du territoire français. Ce découpage sera également en mesure de rendre compte de ces changements de façon aussi fidèle que possible, afin de répondre aux besoins de leurs nombreux utilisateurs, qu’ils soient analystes, chercheurs, aménageurs ou décideurs politiques. La dernière refonte des découpages statistiques de l’INSEE du quatrième trimestre 2020, avec notamment le remplacement du zonage en aires urbaines (ZAU) en un zonage en aires d’attraction des villes (ZAAV) et la restructuration des zones d’emploi, en est, sans conteste, une preuve flagrante. En effet, les nouveaux périmètres avancés ont pour ambition, en s’appuyant sur la méthodologie développée par Eurostat 1, de permettre la comparaison entre pays européens. Cette réorganisation des zonages vise également à simplifier les découpages, à ajuster les critères permettant de déterminer la polarisation exercée par une ville, et surtout à mieux rendre compte du continuum qui existe entre les espaces les plus urbanisés et les espaces les plus isolés et peu peuplés.

Une remise en cause croissante de la bipolarisation rural-urbain

Après la Seconde Guerre mondiale, l’INSEE distingue donc deux grandes catégories d’espaces : d’une part, le rural, et, d’autre part, la ville agglomérée (villecentre et banlieue) appréhendée à partir du zonage en unités urbaines (ZUU). Afin de tenir compte des nouvelles réalités d’occupation des sols et des changements socio-économiques, l’institut introduit en 1962 les zones de peuplement industriel et urbain (ZPIU). Celles-ci permettent d’appréhender l’univers urbain, au-delà de critères morphologiques considérés comme réducteurs, en distinguant « les territoires sous influence urbaine ». Le nouveau périmètre identifiant la périphérie des villes prend sens à partir de trois critères : 1o proportion importante de la population qui ne vit pas de l’agriculture ; 2o migration pendulaire domicile-travail ; 3o croissance continue de la population. Ce zonage, qui prévaut pendant plus de trente ans, distinguait : 1o les unités urbaines, 2o les « communes-dortoirs » et 3o les « communes rurales industrielles ». N’ayant pas connu d’adaptation face aux bouleversements urbains et ruraux au cours de toutes ces années, la nomenclature des ZPIU est devenue au fur et à mesure du temps peu distinctive et donc inopérante : ainsi les ZPIU représentaient en 1990 les trois quarts du territoire métropolitain – contre un tiers en 1975 et la moitié en 1982 – et 96 % de la population 2.

Face à ces limites, le zonage en aires urbaines (ZAU) est introduit en 1996 pour tenter de mieux appréhender et décrire l’urbanisation du territoire. Fondé sur les emplois et les déplacements domicile-travail, le ZAU décline le territoire en quatre catégories : 1o les pôles urbains, 2o les couronnes périurbaines, 3o les communes multipolarisées et 4o le rural. Les trois premières catégories constituent l’espace à dominante urbaine, et la quatrième caractérise l’espace à dominante rurale. Le ZAU, organisé autour de l’aire urbaine, est rapidement devenu un référentiel incontournable. Il s’est imposé comme un cadre de référence, notamment pour la redéfinition des périmètres des intercommunalités imposée en 2015. De même, à travers ses traductions cartographiques locales, ce zonage apparaît dans la plupart des diagnostics territoriaux accompagnant la mise en place des documents d’urbanisme (PLU, PLUi, SCOT) 3.

Sur la base du recensement de la population, l’INSEE a procédé en 2011 à la redéfinition et à l’actualisation du zonage du territoire national en aires urbaines. Le dessein de ce nouveau zonage en aires urbaines visait à mieux appréhender encore l’influence des villes sur l’ensemble du territoire, en privilégiant une approche fonctionnelle du territoire fondée sur l’identification de pôles – unités urbaines 4 concentrant au moins 1 500 emplois –, puis sur la délimitation de leurs aires d’influence en se référant aux trajets domicile-travail de la population des communes avoisinantes. Ainsi, les communes sont désormais réparties en quatre types d’espaces : 1o l’espace des grandes aires urbaines, 2o l’espace des autres aires, 3o les autres communes multipolarisées, 4o les communes isolées hors influence des pôles. Si le nouveau zonage permet de déterminer plus finement tant les dynamiques territoriales que la polarisation exercée par un pôle urbain, il n’en demeure pas moins qu’il saisit encore l’espace selon une logique centre-périphérie assez classique.

Afin de se rapprocher des nouvelles définitions européennes des cities et « aires urbaines fonctionnelles » utilisées par Eurostat et l’OCDE pour analyser le fonctionnement des villes, l’INSEE abandonne en 2020 le zonage en aires urbaines et propose un nouveau périmètre qu’il intitule « zonage en aires d’attraction des villes ». L’objectif d’homogénéiser la statistique spatiale en Europe apparaît bien comme un des moteurs de cette refonte des zonages de l’INSEE.

En 2020, l’INSEE introduit les aires d’attraction des villes…

L’aire d’attraction d’une ville (AAV) est un zonage qui se base sur l’étendue de l’influence d’un pôle urbain sur les communes environnantes. Une aire est composée d’un pôle, défini à partir de critères de densité, d’emplois et de population totale, ainsi que d’une couronne, composée des communes dont au moins 15 % des actifs travaillent dans le pôle. Au sein de ce dernier, la commune la plus peuplée est dénommée « commune-centre ». Ce zonage propose plusieurs catégories d’AAV classées en fonction du nombre d’habitants du pôle urbain. Il facilite les comparaisons internationales et permet également de visualiser l’influence en France des grandes villes étrangères. C’est ainsi que plusieurs AAV ont pour commune-centre une ville localisée à l’étranger (Bâle, Charleroi, Genève, Lausanne, Luxembourg, Monaco et Sarrebruck).

En France, à partir du recensement 2017, plus de 93 % de la population réside dans l’une des 699 AAV, et de façon plus précise, 51 % de la population française habite dans les pôles et 43 % dans les couronnes. Avec 13 millions d’habitants, l’AAV de Paris concentre à elle seule près d’un habitant sur cinq. Précisons par ailleurs que les communes hors attraction des villes regroupent 7 % de la population. Enfin, entre 2007 et 2017, c’est dans les aires de plus de 700 000 habitants (hors Paris) que la croissance de la population a été la plus dynamique.

… tout en conservant les unités urbaines…

Sans doute le mieux implanté dans les consciences collectives, le zonage en unités urbaines est produit par l’INSEE depuis le recensement de la population de 1954. Actualisé à chaque recensement depuis les années 1960, il repose sur une approche morphologique et démographique de catégorisation des communes. Il associe deux critères visant à délimiter les zones de concentration urbaines des populations, d’une part, par l’agglomération du bâti – pas de coupure de plus de 200 mètres entre deux habitations –, et d’autre part, par le nombre d’habitants – au moins 2 000 habitants. Si l’unité urbaine s’agglomère sur une seule commune, elle est dénommée ville isolée. Si l’unité urbaine s’étend sur plusieurs communes, elle est appelée « agglomération multicommunale ».

Au 1er janvier 2020, 2 467 unités urbaines se distribuent sur l’ensemble du territoire français, dont près de 2 000 comptent moins de 10 000 habitants et seulement 36 comportent plus de 200 000 habitants. Si elles représentent 80 % du nombre total d’unités urbaines, les unités urbaines de moins de 10 000 habitants n’accueillent qu’une minorité des 66,8 millions de la population française : 13 % des habitants (8,6 millions), soit moins que dans l’agglomération parisienne (10,8 millions). Soulignons enfin que huit personnes sur dix résident dans une unité urbaine, et près de cinq sur dix dans une unité urbaine de plus de 100 000 habitants 5.

Enfin, la ville – et donc l’unité urbaine – ne doit pas être systématiquement confondue avec la notion administrative de commune. Celle-ci est la plus petite subdivision administrative ; elle peut être assimilée à une partie d’une ville ou à une ville tout entière, à un village ou à une fusion de villages.

… et en introduisant encore d’autres référentiels statistiques

À côté du zonage en aires d’attraction des villes, l’INSEE distingue le zonage en zones d’emploi. Également réorganisée en 2020, afin de permettre des comparaisons entre les pays de l’Union européenne, une zone d’emploi est un espace géographique à l’intérieur duquel la plupart des actifs résident et travaillent. Construit à partir des déplacements domicile-travail, ce découpage constitue un fractionnement du territoire adapté aux études locales sur le marché du travail. Il sert de base à la diffusion des taux de chômage localisés et des estimations d’emplois.

Afin de prendre en compte la population communale et sa répartition dans l’espace, l’INSEE, dans une volonté d’harmonisation des statistiques européennes, introduit en 2015 un référentiel spatial – à l’échelle locale – qu’il dénomme grille communale de densité. Restructurée en 2020 afin de l’harmoniser avec la définition des pôles du ZAAV, cette grille s’appuie sur la distribution de la population à l’intérieur de la commune en découpant le territoire en carreaux homogènes de 1 kilomètre de côté. Elle repère ainsi des zones agglomérées. C’est l’importance de ces zones agglomérées au sein des communes qui permet de les caractériser – et non la densité communale habituelle. À partir de la typologie européenne établie à la suite des travaux d’Eurostat, la grille communale distingue quatre niveaux de densité : les communes densément peuplées ; les communes de densité intermédiaire ; les communes peu denses ; les communes très peu denses. Les deux derniers niveaux constituent les communes rurales.

L’épineuse question du rural

Combien pèsent les territoires ruraux dans la totalité de la population, de l’emploi, des activités économiques, ou dans le nombre de chômeurs ? Quelles sont les dynamiques comparées du rural et de l’urbain ? Existe-t-il des différences manifestes entre ces deux catégories ou au sein de chacune d’elles ? Répondre à ces questions n’est pas chose aisée, et si l’on souhaite y parvenir, il est avant tout nécessaire de s’accorder sur ce qui caractérise un territoire rural. Pendant très longtemps, l’INSEE a défini le rural « en creux » : « est rural un territoire qui n’est pas urbain ». Depuis 1954, plusieurs critères ont donc été additionnés pour définir les territoires urbains : le nombre d’habitants, la continuité du bâti, le déplacement domicile-travail.

Face aux critiques et devant les caractérisations en creux du rural issues des définitions des unités urbaines ou des aires urbaines, l’INSEE, propose une approche nouvelle des espaces ruraux, qui ne soit pas en négatif de la définition de l’urbain. L’Institut va donc définir le rural comme « l’ensemble des communes peu denses et très peu denses ». Cette définition, organisée sur un critère morphologique simple, semble faire consensus, mais la convocation du seul critère de densité permettra-t-elle de rendre compte de la diversité des univers ruraux ? Et ce d’autant plus, comme le note Martin Vanier 6, que le choix opéré par l’INSEE annihile la place des interdépendances entre les différents territoires : n’oublions pas, nous dit le géographe, que les modes de vie urbains et ruraux se combinent voire s’hybrident… Aussi, continuer à penser la statistique nationale sur des catégories anciennes « rural » et « urbain », et traiter celles-ci comme étanches et opposables, ne permet plus d’appréhender finement la réelle géographie et la sociologie complexe de la France du XXIe siècle.

Il n’en demeure pas moins que l’entrée par la densité répond en partie aux critiques formulées depuis nombre d’années, et présente en plus l’avantage de faciliter les comparaisons internationales, notamment européennes. Il devient possible de distinguer : 1o les communes sous influence d’un pôle, qui sont des communes insérées dans la couronne d’une aire d’attraction de 50 000 habitants ou plus ; 2o les communes rurales hors influence d’un pôle, qui sont des communes ne dépendant pas d’une aire d’attraction (communes isolées hors influence des pôles), ou qui sont intégrées à une aire de 50 000 habitants (soit au pôle, soit à la couronne du pôle de ces aires).

In fine, dans une perspective diachronique, lorsqu’on examine le poids du rural et celui de l’urbain en fonction des différents zonages retenus au cours de la dernière décennie, nous constatons, comme l’avaient déjà noté les géographes Pierre Pistre et Frédéric Richard 7, qu’il varie sensiblement. Le « rural » représente de 4,5 % de la population, si l’on retient comme zonage celui en aires urbaines et que l’on définit le « rural » à partir des communes isolées hors influence des pôles, à 32,8 % si l’on prend en compte comme critère les communes très peu denses et peu denses (cf. tableau infra). En fonction du zonage convoqué, nous voyons que le nombre de ruraux passe d’environ 3 millions à près de 22 millions de personnes…


L’importance du rural et de l’urbain en fonction des zonages retenus

Source : les données sont extraites du recensement de 2017. Elles couvrent l’ensemble de la France hors Mayotte. Le tableau construit à partir de la synthèse réalisée par Olivier Bouba Olga, « Qu’est-ce que “le rural” ? Analyse des zonages de l’INSEE en vigueur depuis 2020 », Géoconfluences, mai 2021. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/grille-densite-zonage-aires-urbaines-definition-rural.


  1. Eurostat est une direction générale de la Commission européenne chargée de produire les statistiques officielles de l’Union européenne.
  2. Voir François Cusin, « Y a-t-il un modèle de la ville française ? Structures urbaines et marchés immobiliers », Revue française de sociologie, vol. 57, no1, 2016, pp. 97-129.
  3. PLU : plan local d’urbanisme ; PLUi : plan local d’urbanisme intercommunal ; SCOT : schéma de cohérence territoriale.
  4. Nous reviendrons infra sur cette entité statistique de l’INSEE. Nous pouvons d’ores et déjà définir une unité urbaine comme un ensemble d’une ou plusieurs communes présentant une continuité du tissu bâti et comptant au moins 2 000 habitants.
  5. L’ensemble des chiffres provient du bulletin Insee Focus, no210, 12 octobre 2020.
  6. Martin Vanier, « Deux cartes pour regarder la France au fond des yeux », Slate, 14 décembre 2020. www.slate.fr/story/198142/cartes-france-urbains-ruraux-campagnesvilles-territoires-insee-geopolitique-habitants.
  7. Pierre Pistre, Frédéric Richard, « Seulement 5 ou 15 % de ruraux en France métropolitaine ? Les malentendus du zonage en aires urbaines », Géoconfluences, avril 2018. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/definition-espace-rural-france.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/l-insee-et-ses-zonages-au-dela-de-l-opposition-urbain-rural.html?item_id=5802
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