Amaël CATTARUZZA

Professeur à l’Institut français de géopolitique, président du Comité national français de géographie (CNFG).

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Vers une géopolitique numérique

La dynamique de numérisation du monde produit, à l’échelle des États comme à celles des entreprises et des individus, de nouvelles dépendances et de nouvelles vulnérabilités. Cyberconflictualité et cybersécurité sont devenues des sujets géopolitiques majeurs. De la carte des câbles transocéaniques aux régulations que cherchent à développer les États et la communauté internationale, les enjeux sont colossaux.

Avec la transformation numérique, notre époque connaît des mutations sans précédent, comparables aux chocs qu’ont pu représenter les révolutions industrielles du XIXe siècle et du début du XXe siècle. En quelques décennies, Internet est passé d’un réseau très élitiste et ponctuel à une gigantesque toile rassemblant près de 4,8 milliards d’utilisateurs en 2020. Et cela ne correspond qu’à la face émergée de la numérisation en cours. En réalité, l’ensemble de nos activités humaines sont aujourd’hui dépendantes de réseaux numériques – qu’il s’agisse des services administratifs ou bancaires, du secteur des transports, du commerce, de la santé, ou encore de l’enseignement ou de la recherche. Cette extension fulgurante du numérique dans notre quotidien est d’ailleurs toujours en progression – des domaines comme la production et la construction pourraient demain être « dématérialisés » avec le développement des imprimantes 3D, tandis que l’expérience du « travail à distance » s’est généralisée en quelques mois pendant la période de confinement que nous avons vécue, laissant entrevoir ce que pourrait être le monde du travail de demain.

Or, ce développement inédit des technologies numériques s’accompagne de conséquences politiques, économiques et sociales de plus en plus visibles et palpables aujourd’hui. Sur la scène internationale, des questions émergent concernant la dépendance accrue de nos sociétés à ces nouveaux outils, que ce soit au niveau des vulnérabilités engendrées, ou au niveau des rivalités interétatiques qui s’amorcent dans ce domaine, avec tout un jeu de stratégies et de concertations nouvelles au niveau des États. Parallèlement, l’émergence de nouveaux acteurs non étatiques, industriels ou civils, aux motivations diverses et plus ou moins louables, transforme en profondeur les équilibres mondiaux. En quelques années, le thème de la géopolitique des données s’est donc élargi et complexifié, au point de couvrir aujourd’hui un gigantesque champ, qu’il serait illusoire de vouloir couvrir dans le cadre de ce court article. Nous nous contenterons donc de proposer un paysage forcément limité de la thématique, en essayant d’esquisser quelques-unes des grandes mutations que les technologies numériques induisent dans la structuration de la scène internationale contemporaine.

Un développement prometteur, mais qui génère de nouvelles vulnérabilités

Difficile aujourd’hui pour un État de ne pas consacrer d’importants investissements au développement de ses infrastructures numériques. En effet, les enjeux économiques, politiques et sociaux de l’essor de ces technologies sont considérables dans de multiples secteurs. Avec l’émergence des services administratifs en ligne et l’accroissement du télétravail, l’accès à Internet sur l’ensemble du territoire est devenu une nécessité pour ne pas pénaliser les espaces et les populations qui n’y auraient pas accès. L’émergence des smart cities et la généralisation des capteurs et des actuateurs permettant de gérer en temps réel la consommation énergétique, la circulation des populations et des marchandises, ou encore les dispositifs de sécurité ou de gestion de crise promettent de devenir des outils de gouvernance urbaine centraux, en particulier du fait de leur dimension « prédictive » (du moins d’un point de vue statistique). Sur le plan industriel, la multiplication des objets connectés et le déploiement annoncé de la 5G sont déjà qualifiés par certains analystes de nouvelle révolution industrielle. En effet, les possibilités ainsi ouvertes sont considérables – avec des capteurs permettant d’anticiper l’usure des machines, de distribuer au mieux une flotte de véhicules ou de gérer des cadences de production pour s’adapter en temps réel à une demande en constante évolution. Les gains de productivité et les économies sont considérables. Ces constats pourraient se multiplier, tant les attentes reposant sur les technologies numériques sont transversales à l’ensemble des activités humaines. De fait, les technologies numériques ont cessé d’être des instruments ponctuels dont on pourrait s’affranchir et s’extraire.

Pour autant, leur omniprésence crée une situation de dépendance toujours plus prégnante qui génère de nouveaux problèmes de sécurité. En effet, une seule faille dans le réseau, et l’ensemble de nos activités est potentiellement perturbé, ou s’arrête. La multiplication des cyberattaques de grande ampleur illustre cette poussée croissante de vulnérabilité globale. En 2017, les attaques de WannaCry et de NotPetya, qui exploitaient des vulnérabilités connues liées à d’anciens systèmes d’exploitation Windows, avaient en quelques heures touché des acteurs privés et publics dans plus de 130 pays – avec des conséquences considérables, affectant autant le ministère de l’Intérieur russe que la Deutsche Bahn, FedEx, Vodafone, Renault ou encore le système national de santé publique britannique. Ces événements étaient révélateurs d’un processus plus profond affectant profondément la cybersécurité, et plus généralement la sécurité mondiale, avec la généralisation des ransomwares frappant tous azimuts. Ainsi, depuis 2020, en pleine période de crise sanitaire, les hôpitaux français ont par exemple été des cibles de choix pour les attaquants. La cybersécurité est ainsi devenue au cours de la dernière décennie un domaine central pour la sécurité nationale des États.

La « cyberguerre », nouvelle forme de conflit entre les États

Dans le même temps, les États se sont équipés pour renforcer leurs capacités offensives dans l’espace numérique. Alors que les tensions se multiplient sur une scène internationale de plus en plus délétère, plusieurs fronts sont ouverts dans le cyberespace – que ce soit par l’intermédiaire d’attaques physiques, de cyberespionnage ou d’actions informationnelles. Loin d’être négligeables, les actions offensives des États dans le cyberespace se sont multipliées ces dernières années, et cette tendance pourrait être durable au vu de l’accroissement rapide de leurs capacités et des difficultés à réguler les comportements de chacun dans ce nouveau domaine. La cyberconflictualité et la cyberguerre sont au cœur des débats internationaux aujourd’hui.

De fait, les actions offensives des États dans le cyberespace sont aujourd’hui avérées, quand bien même l’attribution des cyberattaques reste toujours problématique. Ainsi, l’attaque de mai 2007 contre l’Estonie, qui a paralysé les serveurs administratifs et bancaires du pays pendant plusieurs jours, implique très vraisemblablement la Russie. Les cyberattaques peuvent ainsi prendre différentes formes. Les attaques les plus évidentes sont celles qui vont générer des conséquences physiques contre des administrations ou des infrastructures, comme l’attaque russe contre l’Estonie ou l’attaque israélo-américaine Stuxnet contre des centrifugeuses nucléaires iraniennes. Ce type de cyberattaque a d’ailleurs déjà été utilisé dans le cadre de conflits armés, pour déstabiliser l’adversaire. Les conflits en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014 avaient été l’occasion de ce type d’actions contre les gouvernements géorgien et ukrainien. Mais les cyberattaques peuvent être également plus difficiles à détecter et agir de manière quasi invisible, dans le cas par exemple des actions de renseignement. Les révélations d’Edward Snowden concernant les pratiques de surveillance de masse de la NSA n’ont été que les prémisses de révélations plus larges impliquant de nombreux autres États – comme la Chine et la Russie. Et les récentes découvertes concernant l’utilisation du programme-espion Pegasus par différents acteurs, étatiques et non étatiques, élargissent encore le spectre de ces attaques.

De fait, ce mode d’action prend aujourd’hui une place à part dans l’analyse des rivalités géopolitiques. En effet, la plupart de ces attaques restent au-dessous du seuil de l’acte de guerre, et n’impliquent donc pas de réponses directes. Pour autant, elles sont révélatrices d’une conflictualité quasi permanente sur la scène internationale – ce qui pourrait avoir un effet déstabilisateur sur l’ensemble du système international. Des discussions sont donc lancées depuis plus d’une décennie au niveau des Nations unies et des organisations régionales pour essayer d’encadrer juridiquement les actions cybernétiques et de préconiser des règles et des comportements responsables.

La puissance numérique, nouveau déterminant de la puissance internationale

Comme le remarquait le politologue américain Joseph Nye, inventeur de la notion de soft power dans les années 1990, cette montée en puissance des technologies numériques dans l’arène internationale implique une transformation importante de la notion même de puissance. En effet, la puissance numérique, ou cyber power, devient un déterminant crucial de la puissance internationale – en temps de guerre comme en temps de paix. Pour Nye, la notion de cyber power peut être définie comme « un ensemble de ressources liées à la création, au contrôle et à la communication de l’information électronique et informatique, que ce soit au niveau des infrastructures, des réseaux, des logiciels et des compétences humaines 1 ». Derrière cette définition se trouve, en creux, l’idée d’une redistribution de la puissance entre acteurs publics et acteurs privés, qui sont en grande partie producteurs et propriétaires des infrastructures, des logiciels et/ou des compétences. Mais on peut également entrevoir l’étendue des nouveaux champs ouverts à la concurrence internationale – qui touche toute une gamme de secteurs allant des investissements dans les infrastructures du numérique jusqu’à la formation de ressources humaines compétentes.

De fait, la compétition internationale est perceptible désormais dans l’ensemble de ces domaines. Un des exemples souvent évoqués est le cas des « routes de l’Internet », c’est-à-dire les câbles terrestres et sous-marins par lesquels transitent les données et leurs tracés. Encore aujourd’hui, la lecture de la carte des câbles sous-marins existants montre la domination matérielle des États-Unis sur l’ensemble du réseau. Plus de 90 % des câbles transocéaniques passent ainsi par les États-Unis, ce qui induit des trajets obligés pour les données en circulation. Pour autant, cette carte révèle également un certain nombre d’initiatives étatiques pour s’affranchir de l’attraction américaine, comme les câbles SAIL et SACS, qui relient le Brésil respectivement au Cameroun et à l’Angola. Le Brésil fait, en effet, partie d’un projet de réseaux alternatifs de câbles, dit « câbles des BRICS », car devant à terme connecter le pays à l’Afrique du Sud, à l’Inde, à la Chine et à la Russie. La diversification des routes en cours pourrait ainsi réduire l’influence de la plate-forme américaine, mais elle ouvre aussi un nouveau champ de rivalités.

Ainsi, entre l’Europe et l’Asie, le câble terrestre Transit Europe-Asia (TEA), construit en 2005, est la principale source du réseau Internet pour les pays d’Asie centrale, ce qui les place sous la dépendance de la Russie, au centre de ces flux. Aujourd’hui, les pays d’Asie centrale cherchent à s’affranchir de cette influence en construisant leurs propres câbles sous la mer Caspienne. Dans le cadre de l’initiative One Belt One Road, le projet de route de la soie numérique révèle les ambitions mondiales de la Chine : d’importants investissements sont prévus en Asie, au Moyen-Orient, dans les Balkans ou en Afrique, pour développer les capacités numériques de ces régions et y favoriser l’implantation durable des entreprises chinoises. Évidemment, les enjeux ne sont pas ici que techniques ou économiques. Ils sont également géopolitiques et stratégiques.

De nouveaux acteurs géopolitiques sur la scène internationale

S’il est un caractère inédit dans ces mutations géopolitiques engendrées par la numérisation de nos sociétés, c’est probablement l’émergence de nouveaux acteurs privés dont la puissance économique et politique peut être comparée à certains États. Les géants du Net possèdent aujourd’hui des attributs et des fonctions qui restaient autrefois l’apanage du pouvoir régalien – l’accès à des données généralisées sur des populations et des territoires, la diffusion de l’information et la production de services qui s’apparentent de nos jours à des services publics tant ils sont devenus nécessaires pour chacun d’entre nous. Et, plus que tout, leur poids financier fait d’eux des acteurs incontournables sur la scène internationale.

Parmi eux, nous trouvons bien évidemment les géants américains des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), mais aussi, depuis quelques années, des concurrents chinois, les BATX (Baidu pour le moteur de recherche, Alibaba pour le commerce en ligne, Tencent pour les réseaux sociaux et Xiaomi pour la fabrication de smartphones, Huawei pour les technologies hardware). Or, ces entreprises ne sont que le sommet de l’iceberg d’une nouvelle constellation d’acteurs du numérique qui chamboule totalement et rapidement les anciennes hiérarchies sociales. Les plates-formes, par exemple – comme Uber, Booking, etc. –, offrent des services numériques qui s’insèrent entre producteur et client et deviennent des portes d’entrée incontournables pour des secteurs entiers de l’économie.

Deux niveaux d'analyse

Ainsi, les questions posées par cette nouvelle géopolitique du numérique sont innombrables. Nous pouvons distinguer au moins deux niveaux d’analyse : un point de vue international et un point de vue sociétal.

Au niveau international, la compétition entre les acteurs américains et chinois est symptomatique de rivalités géoéconomiques et géostratégiques plus générales, dont les conséquences politiques pourraient être considérables en matière d’influence et de dépendances nouvelles. Ces conflits passent autant par la conquête de nouveaux marchés (voir par exemple la concurrence sino-américaine dans le secteur de la 5G) que par des actions souterraines (cyberattaques, espionnage, influence informationnelle, etc.). Aussi, il n’est pas de puissance aujourd’hui qui n’ait mis en place une stratégie numérique, incluant des investissements pour soutenir ses acteurs nationaux, un cadre juridique pour protéger son territoire et ses populations, des services dédiés à la cyberdéfense et à la cybersécurité, mais aussi une diplomatie numérique pour s’insérer dans le « grand jeu » actuellement à l’œuvre sur la scène internationale. Et cette stratégie passe par une collaboration étroite entre acteurs publics et privés.

Au niveau sociétal, en revanche, les interrogations sont différentes. Comment des acteurs privés peuvent-ils occuper une place aussi importante aujourd’hui dans notre quotidien et gérer des données sociales de plus en plus intimes ? Quelle est la répartition des pouvoirs à l’œuvre aujourd’hui dans nos sociétés ? Est-ce la fin de l’État régalien tel que nous l’avons connu, avec une délégation progressive de tâches vers ces nouveaux acteurs ? Un sursaut semble être à l’œuvre aujourd’hui (nouvelles lois antitrust aux États-Unis, dispositifs de taxation et de régulation des contenus en Europe, reprise en main des géants du numérique à Pékin, etc.), mais l’avenir de ces relations entre acteurs du numérique, États et société n’est pas encore écrit.


  1. Voir Joseph Nye, Cyber Power, Belfer Center for Science and International Affairs, 2010.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/vers-une-geopolitique-numerique.html?item_id=5807
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