Paul VIDAL DE LA BLACHE

Géographe français

Partage

Des caractères distinctifs de la géographie

Souvent présenté comme le père fondateur d’une école française de géographie, Paul Vidal de La Blache (1845-1918) multiplia enseignements, textes et cartes. Celles-ci ont orné, pendant des décennies, les murs des écoles et marqué l’esprit des écoliers. Dans cet article, publié en 1913 par la revue qu’il a contribué à fonder, les Annales de géographie, il souligne les visées et les caractéristiques de la science géographique.

La géographie est tenue de puiser aux mêmes sources de faits que la géologie, la physique, les sciences naturelles et, à certains égards, les sciences sociologiques. Elle se sert de notions dont quelques-unes sont l’objet d’études approfondies dans des sciences voisines. De la` vient, pour le dire en passant, le reproche qui lui est parfois adresse´ de vivre d’emprunts, d’intervenir indiscrètement dans le champ d’autrui comme s’il y avait des compartiments réservés dans le domaine de la science. Dans la complexité des phénomènes qui s’entrecroisent dans la nature, il ne doit pas avoir une seule manière d’aborder l’étude des faits. Et si la géographie reprend à son compte certaines données qui portent une autre estampille, il n’y a rien dans cette appropriation qu’on puisse taxer d’antiscientifique.

L’unité terrestre

La géographie comprend par définition l’ensemble de la Terre. Ce fut le mérite des mathématiciens-géographes de l’Antiquité de poser en principe l’unité terrestre, de faire prévaloir cette notion au-dessus des descriptions empiriques de contrées. C’est sur cette base que la géographie put se développer comme science. L’idée de correspondance, de solidarité entre les phénomènes terrestres, a pénétré ainsi et pris corps, fort lentement il est vrai, car il s’agissait de l’appuyer sur des faits, et non sur de simples hypothèses.

Tous les progrès accomplis dans la connaissance de la Terre se sont accordés à mieux mettre en lumière ce principe d’unité. S’il est un domaine où il se manifeste avec une souveraine clarté, c’est celui des masses liquides qui couvrent les trois quarts du globe et de l’océan atmosphérique qui l’enveloppe. C’est ainsi qu’en se répercutant, les bourrasques formées aux abords de Terre-Neuve abordent les côtes de l’Europe occidentale et par contrecoup le nord de la Méditerranée. Les parties de l’océan sont mises en communication intime par une circulation de fonds et de surface. La partie solide du globe ne subit pas moins l’action d’une dynamique générale. Cette idée d’unité est commune sans doute à toutes les sciences qui touchent à la physique terrestre, de même qu’à celles qui étudient la répartition de la vie.


Parmi les cartes scolaires dites « Vidal-Lablache »,
celle des départements était à apprendre par cœur


La combinaison des phénomènes.

La géographie, s’inspirant comme les sciences voisines de l’idée d’unité terrestre, a pour mission spéciale de chercher comment les lois physiques ou biologiques qui régissent le globe se combinent et se modifient en s’appliquant aux diverses parties de la surface. Elle les suit dans leurs combinaisons et leurs interférences. La Terre lui fournit pour cela un champ presque inépuisable d’observations et d’expériences. Elle a pour charge spéciale d’étudier les expressions changeantes que revêt, suivant les lieux, la physionomie de la Terre.

Le modelé du sol résulte du conflit entre les énergies que déploient pour l’attaque les agents météoriques et la force de résistance que leur opposent les roches. Mais ce conflit s’exerce sur un champ qui a déjà été remanié dans le cours des âges et qui l’est encore incessamment suivant les modifications des niveaux de base et les oscillations de climat. Ce qu’on appelle le climat d’une contrée est une moyenne à laquelle contribuent la température, l’humidité, la luminosité, les vents. Mais l’évaluation de ces divers éléments ne donnerait qu’une idée fort incomplète si on ne cherchait pas de quelle façon ils se combinent, non seulement entre eux, mais avec le relief, l’orientation, les formes du sol, la végétation et même les cultures.

La diversité d’éléments à considérer n’est pas moindre dans le domaine des êtres vivants. La végétation d’une contrée est un ensemble composite, dans lequel on distingue des plantes de provenances diverses : les unes envahissantes, les autres réfugiées, d’autres qui sont des legs de climats antérieurs, d’autres qui ont suivi d’elles-mêmes les cultures de l’homme. Tout indique aussi, à mesure que l’on avance dans l’examen et l’analyse des faunes régionales, leur caractère composite. Des migrations, dont le sens et les dates nous échappent le plus souvent, ont brassé les tribus d’êtres vivants, y compris les hommes.

L’analyse de ces éléments, l’étude de leurs rapports et de leurs combinaisons composent la trame de toute recherche géographique.

Les surfaces

Le champ d’étude par excellence de la géographie, c’est la surface ; c’est-à-dire l’ensemble des phénomènes qui se produisent dans la zone de contact entre les masses solides, liquides et gazeuses qui constituent la planète. Ce contact est le principe de phénomènes sans nombre, dont quelques-uns à peine soupçonnés encore. Il agit comme un réactif pour mettre en évidence les énergies terrestres.

Sans doute l’intérieur de la Terre est le siège d’autres phénomènes de transformation, d’incalculable portée. La géographie toutefois n’y est qu’indirectement intéressée. S’il est à peu près certain que les plissements et renversements qui prennent un aspect si saisissant dans certaines chaînes de montagnes se sont formés en profondeur, sous l’effort de pressions et de contractions énormes, cette œuvre souterraine ne devient un objet géographique que lorsque, par l’action combinée des soulèvements et des dénudations, elle apparaît à la surface. Elle prend alors place dans le relief, s’associe aux autres formes du sol, influe sur le modelé de ce qui l’entoure. Elle devient un des plus puissants centres d’action sur le climat, l’hydrographie, la végétation et les hommes.

L’aspect de la surface solide se décèle comme le résultat de modifications sans cesse remaniées d’âge en âge. Il représente une suite et non un état une fois donné et atteint d’emblée. Les formes actuelles ne sont intelligibles que si on les envisage dans la succession dont elles font partie.

La force du milieu et de l’adaptation

Si l’on vient à se placer dans l’état d’esprit du géographe, on se voit aux prises avec des facteurs d’ordre divers, de provenance hétérogène, et formant entre eux des combinaisons multiples ; on sent que l’équilibre qui résulte de ces combinaisons n’a rien d’absolument stable, qu’il est à la merci de modifications auxquelles la multiplicité des facteurs ouvre une ample marge.

Ce que l’observation et l’analyse rencontrent sur ces surfaces où s’impriment les phénomènes, ce ne sont pas des cas isolés, des traits incohérents, mais des groupes de formes obéissant à une action d’ensemble, liées par des affinités, et travaillant de concert à éliminer de la surface ce qui ne convient plus aux conditions actuelles.

Là où les cours d’eau n’ont plus la force d’entraîner les débris de destruction des roches, l’aspect tout entier du modelé porte l’empreinte de cette impuissance : d’étroites berges terreuses, de grandes surfaces unies au-dessus desquelles émergent çà et là des sommets coniques composent, d’une diversité de traits qui néanmoins convergent, l’ensemble classique du paysage de région aride.

Le nom de littoral caractérise une affluence de formes qui, variées en elles-mêmes, n’apparaissent guère l’une sans l’autre : ici des fjords surmontés de lacs intérieurs et prolongés vers la mer par cette bordure déchiquetée d’îles et d’écueils ; ailleurs la rangée uniforme des lagunes, des barres fluviales et des cordons littoraux. Chacun de ces types se compose de formes en dépendance réciproque.

Si dans le monde des formes inanimées les traits se coordonnent, cette adaptation réciproque n’est pas moins sensible entre les êtres vivants, mais elle s’exerce différemment. Les plantes qui peuplent une contrée, les animaux auxquels ces plantes servent de nourriture et jusqu’à un certain point même les groupes humains qui trouvent dans cet entourage, cet « environnement » suivant l’expression anglaise, le principe d’un genre de vie sont composés d’éléments disparates.

Une forêt est une sorte d’être collectif où coexistent, dans une harmonie provisoire et non à l’épreuve des changements, des arbres, des végétaux de sous-bois, des champignons et une foule d’hôtes également attitrés : insectes, termites, fourmis. Ainsi les choses se présentent à nous en groupes organisés, en associations régies par un équilibre que l’homme dérange incessamment ou, suivant les cas, redresse en y portant la main.


Dans son Atlas général (1894), encore réédité aujourd’hui,
Vidal de La Blache fait le tour du monde en 400 planches et 50 000 noms de lieux.


La méthode descriptive

On peut juger, par ce qui vient d’être dit, quel rôle capital joue en tout ceci la description. La géographie se distingue comme science essentiellement descriptive. Non pas assurément qu’elle renonce à l’explication : l’étude des rapports des phénomènes, de leur enchaînement et de leur évolution constitue autant de chemins qui y mènent. Mais cet objet même l’oblige, plus que toute autre science, à suivre minutieusement la méthode descriptive.

Décrire, définir et classer, pour de là déduire, sont des opérations qui logiquement se tiennent. Mais les phénomènes naturels d’ordre géographique ne se plient pas avec un empressement toujours docile aux catégories de l’esprit.

La description géographique doit être souple et variée comme son objet même. C’est souvent profit pour elle de puiser dans la terminologie populaire. Celle-ci étant formée directement en contact avec la nature, telle désignation saisie sur le vif, tel dicton rural ou proverbe peuvent ouvrir un jour sur un rapport, une périodicité, une coïncidence, toutes choses qui se réclament directement de la géographie. Ce n’est pas non plus sans raison que, dans les livres ou mémoires géographiques, les représentations figurées tiennent de plus en plus de place.

Le dessin, la photographie entrent à titre de commentaires dans la description. Les figures schématiques ont leur utilité comme instrument de démonstration.

Mais rien ne vaut le dessin comme moyen d’analyse pour serrer de près la réalité.

Nous avons connu longtemps la géographie incertaine de son objet et de ses méthodes, oscillant entre la géologie et l’histoire. Ces temps sont passés. Ce que la géographie, en échange du secours qu’elle reçoit des autres sciences, peut apporter au trésor commun, c’est l’aptitude à ne pas morceler ce que la nature rassemble, à comprendre la correspondance et la corrélation des faits, soit dans le milieu terrestre qui les enveloppe tous, soit dans les milieux régionaux où ils se localisent. Il y a là, sans nul doute, un bénéfice intellectuel qui peut s’étendre à toutes les applications de l’esprit. En retraçant les voies par lesquelles la géographie est arrivée à éclairer son but et à affermir ses méthodes, on reconnaît qu’elle a été guidée par le désir d’observer, de plus en plus directement, de plus en plus attentivement, les réalités naturelles. Cette méthode a porté ses fruits ; l’essentiel est de s’y tenir.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/des-caracteres-distinctifs-de-la-geographie.html?item_id=5799
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article