Xavier RAGOT

Président de l’OFCE, professeur à Sciences Po, directeur de recherche au CNRS.

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Les perspectives du tissu productif

L’avenir du tissu productif français ne s’envisage pas uniquement à l’aune des projets de réindustrialisation. Il se joue à l’échelle européenne, le déficit préoccupant de la balance commerciale trouvant son origine dans un désajustement, au sein de la zone euro, des niveaux de prix. Les perspectives, évidemment différentes selon les territoires, sont également fonction de la numérisation accélérée de l’économie et de la transition énergétique.

Produire un diagnostic et dessiner les perspectives du tissu productif en France est difficile, car l’exercice doit combiner trois horizons. Le premier est bien sûr l’effet de la crise de la Covid et l’évaluation des mesures de soutien, de relance et d’investissement mises en œuvre. Le second est le temps plus long des forces et faiblesses structurelles des entreprises en France, qui n’ont pas disparu avec la crise sanitaire. Le troisième horizon est celui des changements nécessaires dans le cadre de la transition énergétique et environnementale.

Crise de la Covid, sortie de crise et incertitudes

Commençons par l’effet de la crise de la Covid. Il faut souligner avec force la différence d’orientation des politiques publiques entre la crise financière de 2008 en Europe et la crise de la Covid. Lors de la crise de la Covid, l’État a assuré le soutien au revenu des agents, alors que le soutien à l’économie après la crise financière de 2008 n’a été que de courte durée, l’année 2009. Les origines de ces crises sont bien différentes : pour la première, la responsabilité des acteurs financiers dans des prises de risques inconsidérées était évidente, alors que, pour la seconde, ce qui est qualifié de crise économique procède du choix délibéré de la puissance publique de freiner l’épidémie en arrêtant le fonctionnement de secteurs entiers de l’économie. Cependant, la différence de politique économique ne vient pas seulement de ces éléments d’économie politique, il vient aussi d’un apprentissage européen et français du coût économique et social d’un soutien timoré à l’économie après la crise de 2008. S’il peut sembler, à l’été 2021, que le coût économique total de ces deux crises est similaire, de l’ordre de 20 % de hausse des dettes publiques, la nature de cette hausse est bien différente. Lors de la crise de 2009, la faible croissance sur plusieurs années a contracté les revenus de l’État, alors que la hausse de 20 % lors de la crise de la Covid provient de hausses directes de dépenses publiques pour soutenir l’économie. Pour l’écrire de manière directe, la politique de gestion de la crise de la Covid a été bien plus keynésienne que celle de la crise financière.

Les mesures de soutien aux entreprises sont connues. Il s’agit principalement du fonds de solidarité pour 35 milliards d’euros, du soutien à l’activité partielle pour le même montant, du report de cotisations sociales et du prêt garanti par l’État (PGE) pour un montant total de 230 milliards. Ces dispositifs sont inédits par leur ampleur et ont permis de limiter les effets de la crise sur l’investissement, l’emploi et les faillites d’entreprises. Même si plus d’un million de salariés bénéficient de l’activité partielle à l’été 2021, ce qui rend difficile l’interprétation des chiffres du chômage, ce dernier montre une dynamique rassurante, avec un taux de 8,1 % au premier trimestre 2021. De même, le nombre de faillites est inférieur à son niveau d’avant la crise.

Il est encore trop tôt pour faire le bilan de la gestion économique de cette crise, mais, à ce jour, il faut convenir qu’elle a été bien gérée dans la plupart des pays, dont la France. Les premières données sur l’efficacité des dispositifs de soutien aux entreprises sont en train d’être collectées.

À n’en pas douter, certaines entreprises ou certains secteurs ont reçu des aides élevées qui ont plus que compensé l’effet de la crise sanitaire, dans la restauration notamment. À l’inverse, d’autres secteurs, comme l’industrie ou la construction, semblent avoir été moins aidés. Il est important de préciser ces éléments pour faire évoluer les dispositifs, mais il faut néanmoins se méfier de l’illusion rétrospective dans la critique des dispositifs mis en œuvre. Les montants des aides ont été décidés dans la plus grande des incertitudes sanitaires.

L’état de santé des entreprises dépendra du rythme de la croissance et du rythme de réduction des mesures de soutien et de remboursement du PGE. S’il y a débat parmi les conjoncturistes, il faut s’attendre à un rythme élevé de croissance conjoncturelle après la crise. En effet, à ce soutien aux entreprises s’ajoute un soutien aux ménages qui a assuré un maintien moyen de leur revenu, alors que la consommation était contrainte. L’épargne supplémentaire des ménages en France en 2021 du fait de la Covid est estimée autour de 160 milliards d’euros, soit de près de 7 points du PIB de 2019, avec bien sûr des effets inégaux entre les ménages. La consommation de cette épargne additionnelle serait à elle seule un plan de relance inédit. Il est probable que les ménages français ne consomment que progressivement cette épargne sur les deux ou trois années à venir. Ensuite, une augmentation de l’incertitude économique, sanitaire et politique peut transformer cette épargne forcée en épargne de précaution. Cependant, la consommation progressive de cette épargne stimulera la croissance sur les prochains trimestres.

Toujours des tensions pour le recrutement

Avant de discuter des forces et des faiblesses structurelles du tissu productif, il faut s’arrêter sur un débat actuel, celui des difficultés de recrutement des entreprises françaises. Ces difficultés sont en effet à l’intersection des éléments conjoncturels évoqués plus haut et des aspects structurels développés plus loin. En effet, avant et pendant la crise de la Covid, l’on a assisté à une hausse des difficultés de recrutement en France, qui sont devenues un débat public.

Tout d’abord, il faut observer que les fortes difficultés de recrutement avant la crise sont allées de pair avec une hausse très importante de l’emploi salarié. En effet, la hausse de l’emploi salarié a été de 150 000 personnes en 2018, selon l’INSEE, et de 290 000 personnes en 2019. Ainsi, il semblerait que les hausses pré-Covid des difficultés de recrutement soient plutôt une bonne nouvelle, liée à un retour aux politiques d’embauches d’entreprises ayant des perspectives de croissance. Ensuite, après la crise de la Covid, l’appréciation des difficultés conjoncturelles de recrutement est difficile du fait de l’existence des dispositifs de soutien à l’activité. En juin 2021, il y a encore 1,3 million de salariés en activité partielle. Cela limite le chômage, mais aussi la mobilité des salariés entre les entreprises et les secteurs. Un troisième éclairage des difficultés de recrutement provient des qualifications demandées. En ce qui concerne les métiers pour lesquels les recrutements sont difficiles, en 2021, les premiers sont les charpentiers bois, les couvreurs, les géomètres et les tuyauteurs. Viennent ensuite les vétérinaires et les médecins. Sans aucun doute, la pénurie de ces métiers est un handicap pour les secteurs concernés, mais il est impossible de penser celle-ci comme le handicap principal du tissu productif et la cause du chômage de masse en France, tant les effectifs sont faibles. Enfin, quatrième constatation, les métiers les plus demandés en 2021 sont les métiers de service à la personne ou les métiers de la restauration, pour lesquels des difficultés de recrutement apparaissent dans certains territoires.

Il n’est pas à exclure que l’attractivité de ces métiers soit en baisse après la crise sanitaire, du fait d’horaires atypiques, d’organisation du travail perturbée et d’un contact répété avec des publics fragiles. De ce fait, le jeu normal de l’économie est une augmentation de l’attractivité de ces métiers par différents éléments. Le premier est bien sûr le salaire, mais il y a aussi d’autres éléments du contrat de travail, comme l’organisation du travail, la durée des contrats, l’offre de CDI plutôt que de CDD. Ainsi, la réponse aux difficultés de recrutement réside aussi du côté des entreprises, qui doivent faire des efforts pour attirer des salariés. Encore une fois, c’est le jeu naturel du marché du travail, qui est parfois oublié par certains observateurs. Pour conclure, il ne faut pas sous-estimer une possible inadéquation des qualifications des salariés avec les besoins à venir du tissu productif.

Des difficultés structurelles

La discussion des éléments conjoncturels du tissu productif français peut donner une image rassurante qui est trompeuse, car elle cache les difficultés permanentes. Lorsque l’on prend la comparaison économique entre les pays, la situation du tissu productif devient préoccupante. Avant d’en chercher les causes, reprenons le constat. La mesure de l’efficacité relative des pays se mesure par leur balance commerciale, qui mesure la capacité exportatrice nette des pays. Rappelons que la balance commerciale de la France et de l’Allemagne était proche au début des années 2000, entre 1 et 3 points de PIB, après la mise en place de la zone euro. Vingt ans plus tard, la France figure parmi les pays avec la balance commerciale la plus négative de la zone euro, avec un déficit de l’ordre de 3 points de PIB, alors que l’Allemagne est un pays qui a la balance commerciale la plus positive de la zone euro et du monde en niveau, autour de 7 points du PIB allemand.

L’intérêt de la comparaison de la France et l’Allemagne est que les deux pays ont des structures productives très proches, avec des secteurs automobile, chimique, aéronautique ou mécanique développés, et des marchés de vente comparables, comme la Chine ou les États-Unis.

Une autre expression de la dégradation de la balance commerciale est le thème de la réindustrialisation, qui traverse le débat politique depuis maintenant plusieurs années, après le rapport de Louis Gallois, en 2017. En effet, près de 75 % des importations sont industrielles. La dégradation de la balance commerciale est donc le signe d’une désindustrialisation problématique en France, au-delà d’une tendance à la baisse de la part de l’industrie dans la richesse nationale, du fait des changements technologiques et d’habitudes de consommation. D’où vient cette tendance spectaculaire ? La comparaison de la productivité du travail dans les secteurs exportateurs en France et en Allemagne ne montre pas de dégradation de la productivité relative française.

Les études récentes pointent dans deux directions. La première est la baisse de la qualité relative des productions françaises. Ce point s’avère difficilement mesurable et sujet à discussion. Un autre élément plus solide est l’écart d’inflation entre les deux pays. Le rétablissement de l’Allemagne après la réunification douloureuse dans les années 1990 s’est fait par une modération salariale sans précédent, qui a conféré une compétitivité-coût à des secteurs intensifs en main-d'œuvre mais aussi indirectement à l’industrie. La chronique allemande est connue, depuis les lois dites Hartz jusqu’à la baisse des cotisations en 2007 et les accords de modération salariale dans les entreprises. La réponse française a été la décroissance des cotisations avec la mise en place du CICE puis d’une baisse de charges dans l’économie. La baisse des impôts de production, qui fait partie du plan de relance français de septembre 2020, participe de cette même logique. Le différentiel d’inflation entre les pays européens fait que le taux de change interne de la France, c’est-à- dire son niveau des prix par rapport aux autres pays de la zone euro, est inadapté par rapport à l’état de son tissu productif. Le problème est bien la comparaison relative de la France au sein de la zone euro, et non le niveau de l’euro en tant que monnaie internationale. En effet, la zone euro est fortement exportatrice, ce qui indique une sous-évaluation – plutôt qu’une surévaluation – de l’euro comme monnaie internationale. Un rééquilibrage monétaire aggraverait donc les difficultés de la France.

Pour l’écrire plus directement, une grande partie des difficultés à l’export et industrielles proviennent de désajustements au sein de la zone euro des niveaux de prix. La possibilité de dévaluation de 20 % tous les vingt ans, qui est un résumé rapide de l’histoire monétaire de la France, étant exclue, d’autres mécanismes d’ajustements sont nécessaires. Cette lecture structurelle des difficultés du tissu productif français donne donc une image plus pessimiste des difficultés à venir. Celle-ci doit être nuancée par un élément nouveau. La faiblesse du taux de chômage allemand comme la prise de conscience des autorités allemandes, qui ont introduit un SMIC en 2015, conduisent à des hausses de salaire en Allemagne, qui contribuent au rééquilibrage européen.

Éléments de prospective, autour du numérique et de l’environnement

Après le diagnostic conjoncturel et structurel, les éléments prospectifs sont le dernier élément pour bien définir les débats et les politiques nécessaires. Les deux enjeux souvent débattus sont la digitalisation de l’économie et les enjeux environnementaux. Le développement des outils numériques dans les entreprises et chez les consommateurs fait figure d’une révolution technologique qui amène à redéfinir les stratégies d’entreprise, mais qui semble bien plus simple à gérer que la question environnementale, encore soumise à de nombreuses incertitudes. Si le besoin d’une transition rapide vers une économie bas-carbone est maintenant consensuel, les politiques pour y parvenir sont encore largement en débat.

Quatre politiques sont surtout en débat, deux européennes et deux nationales. La première est une meilleure gestion du prix du carbone sur les marchés déjà existants, comme le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (SEQE-UE), sur lequel le prix du carbone se fixe et qui influence les secteurs soumis à ce marché, comme les producteurs d’électricité, les industriels à forte intensité énergétique (acier, ciment, etc.) et l’aviation commerciale. L’ambition d’une réduction de 55 % des gaz à effet de serre d’ici à 2030 au niveau de l’Union demande une hausse du prix du carbone en imposant un prix plancher sur ce marché. Autre politique européenne, un mécanisme d’ajustement aux frontières, appelé taxe carbone aux frontières, vise à augmenter le prix des importations de l’UE fortement émettrices de CO2. La mise en place d’un tel mécanisme est encore entourée de nombreuses incertitudes.

À ces politiques européennes doivent s’ajouter des politiques nationales, comme une fiscalité du carbone sur les secteurs non soumis au SEQE. Enfin, à ces outils jouant sur les coûts de production et les prix relatifs s’ajoutent les politiques directes de soutien à la transition énergétique. Celles-ci ont pris une ampleur nouvelle dans le plan de relance français de septembre 2020, pour un montant de 30 milliards d’euros, financés dans le cadre du plan de relance européen. Ces montants devront être augmentés dans les années qui viennent. Ils vont contribuer à faire évoluer des filières et à développer des professions, comme celles nécessaires à la rénovation thermique des bâtiments, par exemple. Au risque de surprendre le lecteur, les difficultés dans la conception des mesures pour la transition environnementale ne sont pas économiques, mais politiques et sociales. Cette transition engendrera des transferts importants entre les ménages, parfois au détriment des plus pauvres. Les compensations demandent une évolution de la fiscalité des ménages, dont la discussion ne fait que commencer.

Pour conclure cette exposition des perspectives du tissu productif français, il faut discuter des outils dont dispose la puissance publique pour accélérer les mutations nécessaires. Au-delà des outils fiscaux et réglementaires, un débat émerge sur le besoin d’une politique industrielle rénovée. Il faut ici comprendre le terme de politique industrielle au sens le plus large, désignant les politiques envers les entreprises, du fait de toutes les interdépendances dans l’économie. Les changements nécessaires pour la modernisation du tissu productif, sa numérisation accélérée et la transition énergétique demandent une utilisation nouvelle de l’investissement public. Les infrastructures numériques, les infrastructures de transports, l’habitat économe en énergie, mais aussi le système public d’enseignement et de recherche (dont la crise de la Covid doit être un révélateur des faiblesses inquiétantes) demandent des investissements nouveaux. Notons simplement que la faiblesse des taux d’intérêt actuels, du fait de l’épargne additionnelle, permet à l’État de financer ces investissements à un coût qui est inférieur au rendement économique et social. Ainsi, l’État peut financer utilement des dépenses non récurrentes pour la modernisation du tissu productif. Certes, le niveau d’endettement des États est élevé après la crise de la Covid, cependant l’épargne a crû plus vite que l’endettement public, ce qui se constate par la faiblesse historique des taux d’intérêt sur la dette publique. Le débat, dans les mois qui viennent, devrait être où investir, combien et comment assurer une gouvernance qui permette la meilleure utilisation de la faiblesse des taux d’intérêt.

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