Jean-Baptiste NOÉ

Professeur d’économie politique, rédacteur en chef de Conflits, directeur du cabinet d’intelligence économique Orbis Géopolitique.

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Une géopolitique géographique

La géopolitique est d’abord géographie, c’est-à-dire étude des espaces et des rapports de force des hommes à l’intérieur de ceux-ci. Avec cette dimension géographique et cet attachement aux territoires, la géopolitique permet de mieux saisir la Camargue, la Syrie ou le Mozambique.

Depuis le début des années 2000, la géopolitique est devenue la culture générale de notre temps. Le mot est accolé à de nombreuses expressions et se retrouve dans le titre de plusieurs livres. Devenue populaire au point de figurer désormais dans les programmes du lycée, la géopolitique court le risque de se transformer en mot fourre-tout et passe-partout, censé tout dire et donc ne plus rien dire à force d’être trop utilisé. Pourtant, l’épistémologie de cette discipline est très claire : la géopolitique, c’est d’abord de la géographie.

La géopolitique, une discipline géographique

Quand elle a été fondée, à la fin du XIXe siècle, la géopolitique est portée par des officiers et des universitaires, mais tous imprègnent leurs réflexions de géographie, alors science en plein développement grâce aux évolutions technologiques et aux découvertes du monde opérées par les Européens. Il s’agit de penser l’espace et de réfléchir aux rapports de force dans un territoire donné. Cela suppose d’étudier les phénomènes sur plusieurs échelles et de comprendre l’organisation des territoires.

On doit à Paul Vidal de La Blache (1845-1918) d’avoir fondé l’école française de géographie, en insistant notamment sur l’importance des terroirs et des paysages et sur l’étude des cartes. Ses disciples furent autant des historiens, comme Lucien Febvre (1878-1956), fondateur de l’école des Annales avec Marc Bloch, que des géographes, tel son gendre Emmanuel de Martonne (1873-1955), qui reprit et compléta l’œuvre vidalienne. Le géographe Jacques Ancel (1882-1943) joua lui aussi un rôle déterminant dans le développement de cette méthode d’analyse en publiant en 1936 Géopolitique, ouvrage qui, pour la première fois, faisait usage de ce terme dans son titre. Les géographes français ont longtemps hésité à employer ce mot, celui-ci étant trop empreint de l’allemand geopolitik, ce qui pouvait laisser croire qu’ils tentaient d’acclimater une science allemande aux cieux français. La notion de « géographie politique » lui a longtemps été préférée, montrant par là même que la géographie n’était pas que la description des paysages, mais qu’elle trouvait une application concrète dans la sphère politique.

Martonne fut lui-même un conseiller actif à la conférence de la paix de 1919, contribuant à dessiner les frontières de l’Europe centrale et à définir les limites des pays issus de l’Empire austro-hongrois. Sa conception du tracé s’opposait aux délégués américains. Il voulait concilier le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » par les regroupements ethniques avec la viabilité économique et politique des pays créés, en veillant à y adjoindre des infrastructures et des constructions territoriales cohérentes, comme l’accès à la mer ou aux grandes voies de communication, ce qu’il nommait le « principe de viabilité ». En ce sens, sa géographie était bien politique. Ancel fit de même. Ami d’Aristide Briand et de Pierre Laval, il tenta de jouer le rôle de l’éminence grise en faisant usage de sa science géographique pour influer sur leurs décisions. S’il opta longtemps pour le terme de « géographie politique », c’était afin de s’opposer aux conceptions allemandes du territoire et des peuples qui aboutissaient au pangermanisme 1. Il se résolut finalement, en 1936, à faire usage du terme de « géopolitique », non par soumission à la pensée allemande, mais afin de mieux la combattre en tentant de créer une école française de géopolitique. Élu à la chaire de géographie de la Sorbonne en 1940, il en fut chassé quelques mois plus tard en raison de sa judéité. Mort en 1943 des conséquences d’un internement difficile, il ne put participer aux combats intellectuels de l’après-guerre, qui vit la géopolitique, parce que considérée comme allemande, interdite d’étude à l’université.

Il fallut donc biaiser et revenir à la géographie politique avant qu’un autre géographe, Yves Lacoste, assume de nouveau le terme de géopolitique dans sa revue Hérodote, fondée en 1976. Mais ce n’est qu’en 1982 que le titre associé fut Revue de géographie et de géopolitique. Lacoste, à l’instar de Martonne et d’Ancel, revendiquait une géographie du grand large et de l’utilité, non seulement une géographie qui sert à faire la guerre 2, mais qui sert aussi à faire de la politique.

Aujourd’hui, la géopolitique tente de comprendre et d’expliquer les phénomènes guerriers, les conflits mondiaux, les violences internationales tant à des fins universitaires que pour conseiller les décideurs, qu’ils soient dirigeants d’entreprise ou hommes politiques. Si cette géographie est politique, ce n’est pas seulement parce qu’elle étudie la vie des cités dans un territoire donné, mais parce qu’elle pense pouvoir apporter une réflexion nécessaire à la prise de décision et à l’anticipation des risques. En cela, elle est bien une géo-politique.

Le danger d’une dilution en dehors du territoire

Après avoir été interdit, le terme de géopolitique court dorénavant le risque d’être dilué en se coupant de sa science première qu’est la géographie. Certes, la géopolitique étudie les relations internationales et fait usage des sciences politiques, mais elle n’est pas réductible à ces deux disciplines. Or, trop souvent, dans les réflexions actuelles, géopolitique et relations internationales sont utilisées de façon équivalente, le concept de géopolitique étant parfois confondu avec l’étude de la diplomatie et de l’histoire des relations internationales. Le risque est à la fois de réduire le champ disciplinaire de cette méthode d’analyse et de l’enfermer dans des concepts théoriques qui peuvent devenir des sabirs jargonneux.

Coupée du territoire et de la géographie, la géopolitique se limite parfois à des concepts intellectuels creux. Rester dans la géographie, partir du territoire, associer des analyses multiscalaires sont les meilleurs antidotes aux dérives intellectualistes.

La géographie, c’est l’étude des terroirs, des climats et des variations topographiques : le désert, le fleuve, la mer, la forêt, la ville sont des réalités dont le géopoliticien ne peut faire l’impasse. Cette géographie- là oscille sans cesse de la ligne à l’espace, du point à la zone ; elle fait usage de l’histoire, de la criminologie, de la philosophie et de toute l’étendue des sciences humaines pour produire une intelligence spatiale qui est une intelligence géographique.

Géographie de la guerre en Syrie

Penser l’espace est une condition sine qua non de l’analyse géopolitique, comme le démontre l’exemple de la guerre en Syrie. Le déroulement et l’issue de ce conflit ne peuvent se comprendre sans une analyse géographique de la Syrie : le vaste espace peu habité du désert, la zone montagneuse de l’ouest, inexpugnable refuge des Alaouites, les ensembles urbains denses et centres économiques vitaux que sont Damas et Alep.

Ces données géographiques de base permettent de comprendre que, s’il peut être aisé pour l’État islamique de prendre le contrôle d’une vaste partie du territoire, la Syrie « utile », c’est-à-dire celle des villes et du littoral, serait beaucoup plus difficile à contrôler. À cela s’ajoute l’analyse multiscalaire, qui fait prendre en considération les intérêts russes, turcs et iraniens, pour qui la Syrie est un terrain d’action.

Les conditions géographiques posées, cartes sur table et crayon en main, permettaient de prévoir une guerre longue, sauf événement majeur inattendu, et qu’en dépit des invocations répétées dès 2011 que « Bachar » allait tomber sous peu, Assad et son régime avaient au contraire de nombreuses cartes en main pour ne pas s’effondrer. L’oubli de la géographie, corollaire de la croyance dans un monde plat et sans aspérité, a ici coûté cher aux chancelleries européennes.

Poupées russes géographiques au Mozambique

Un second exemple peut être donné avec le cas du développement de l’islamisme dans le nord du Mozambique. La dimension géographique est ici essentielle pour en comprendre les raisons. D’une part, l’éloignement de la région du Cabo Delgado (extrême nord) de la capitale, Maputo (extrême sud). Plus de 1 000 kilomètres séparent ces deux régions, Maputo étant plus proche de Johannesburg que de Palma, la capitale régionale du Cabo Delgado. Cet éloignement géographique entraîne ipso facto un sentiment d’autonomie et des velléités d’indépendance.

La proximité de la Tanzanie et du Kenya, où prospère l’islamisme, et la porosité des frontières au nord du Mozambique expliquent la diffusion de cette idéologie. La répartition territoriale d’ethnies en rivalité, les Mwani sur le littoral, les Makondé à l’intérieur des terres, structure les logiques d’affrontement. L’existence, au large du Cabo Delgado, dans l’océan Indien, de vastes réserves de gaz naturel accroît les tensions existantes. Enfin, l’influence turque le long des côtes de l’océan Indien, depuis la Somalie jusqu’à la Tanzanie, et celle de la France dans ses terres australes ajoutent des facteurs d’internationalisation du conflit.

On le voit, le problème du Cabo Delgado n’est pas uniquement celui du Mozambique, mais celui aussi de ses voisins de l’Afrique australe et également celui des Européens, la France étant aux premières loges.

Aux imbrications géographiques s’ajoutent les enjeux économiques : les prises d’otages à Palma ont touché nombre d’entreprises occidentales, les contraignant à payer des rançons et, pour certaines, à partir, comme Total. Les coûts humains et financiers sont ici majeurs.

La géographie sert aussi à faire du business. Ignorer les facteurs géographiques et les réalités géopolitiques nuit grandement aux développements des affaires et peut porter atteinte à l’intégrité des entreprises. Or, trop souvent, l’analyse de l’« islamisme » et du « terrorisme » se perd dans les grands idéaux et les concepts détachés, oubliant que toute idée est portée par des hommes et que ceux-ci sont des « êtres géographiques 3 ».

En matière d’analyse géopolitique, l’idée doit toujours être corrélée à la chose. Et la chose de la géopolitique, c’est en premier lieu la géographie. Une géographie qui, comme nous l’apprend l’école française, est volonté plus que déterminisme.

Une géographie de la volonté

Certes, topographie et géographie physique sont des données indispensables à toute analyse géopolitique, mais elles ne déterminent pas entièrement l’action des hommes, la géopolitique étant autant géographique que politique, c’est-à-dire fruit de la volonté. L’école française de géographie a toujours montré depuis ses origines comment l’homme « invente » les territoires et les paysages, grâce à sa volonté et grâce à l’application des progrès technologiques. En asséchant les marécages insalubres, en canalisant les bras du Rhône et en créant l’activité des élevages taurins, les Provençaux ont créé la Camargue au cours du XIXe siècle, faisant de ce lieu répulsif un espace habité et mis en valeur 4. C’est à la volonté de Louis XIV et au génie de Vauban que l’on doit la création du port de Dunkerque, dont l’espace topographique ne correspond en rien aux qualités présupposées d’un port.

La Suisse a tout pour être un pays pauvre, l’enclavement s’ajoutant aux montagnes, ce qu’elle fut de nombreux siècles durant, conduisant ses paysans à se louer comme mercenaires aux princes et aux rois d’Europe. Les exemples sont infinis démontrant qu’il n’existe pas de pays pauvres et de pays riches et encore moins de pays privilégiés, mais qu’il y a eu, tout au long de l’Histoire, des groupements humains qui ont su mettre en valeur et développer l’espace sur lequel ils habitaient.

De la même façon qu’il n’existe pas de « frontières naturelles » et encore moins de territoires légitimes 5. La Loire aurait très bien pu être la grande frontière entre deux États, et le Rhin, un cours d’eau circulant au sein d’une même entité politique. Une montagne n’est pas nécessairement un barrage, et une mer ne dispose pas, par nature, à séparer des pays : la Méditerranée fut un lac romain avant d’être ensuite une frontière matérielle entre les empires.

Les frontières sont toujours des constructions humaines qui, pour des raisons logistiques de défense territoriale, s’appuient souvent sur des reliefs géographiques. Si les Plantagenêts avaient gagné la guerre contre leurs cousins capétiens, l’Angleterre eût été une île rattachée au continent, comme la Sicile est depuis longtemps intégrée à la péninsule italienne. S’ils n’avaient pas eu la volonté de s’étendre et s’ils n’avaient pas créé et défendu le concept de destinée manifeste, les Américains seraient restés cantonnés à leurs treize colonies d’origine, sans rejoindre les rivages de l’océan Pacifique. De même, l’Amérique centrale aurait pu être unie plutôt que de présenter une kyrielle de micro-États dont les différences culturelles et historiques sont ténues.

Affaire de volonté plus que de déterminisme, la géographie, si elle étudie en premier les roches et l’espace terrestre, doit toujours être couplée à l’action des hommes, c’est-à-dire à l’Histoire, pour être comprise dans son intégralité. Finalement, la géographie est bien politique dans la mesure où l’homme est son objet d’étude principal. Loin d’être un accident de l’Histoire, le concept de géopolitique prend tout son sens à l’aune de cette réflexion entre le milieu et les hommes.


  1. Florian Louis, « Aux origines de la géopolitique française : Jacques Ancel », Conflits, no 10, juillet 2016, p. 33-34.
  2. Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Maspero, 1976.
  3. Paul Vidal de la Blache, Tableau de la géographie de la France, 1903.do.
  4. Sylvie Brunel, Crin-Blanc ou l’invention de la Camargue (avec Florian Colomb de Daunant), Actes Sud, 2016.
  5. Jean-Robert Pitte, Histoire du paysage français, Tallandier, Texto, 2020.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-10/une-geopolitique-geographique.html?item_id=5806
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