Christophe CHABERT

Cartographe, fondateur du site mindthemap.fr.

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Une brève histoire de la cartographie et de ses biais

Représenter le monde sur un plan nécessite des techniques et appelle des choix. Dessiner une sphère en deux dimensions n’est jamais simple. Au fil des siècles, méthodologies et productions se sont considérablement améliorées, passant de la main au numérique. Faire une carte rend compte d’une géographie mais procède toujours de conventions et, souvent, d’intérêts. Aux lecteurs d’être vigilants.

De tout temps, les humains ont ressenti le besoin de représenter les territoires dans lesquels ils évoluaient. En atteste la dalle gravée de Saint-Bélec, découverte en 1900 par Paul du Châtellier dans le Finistère, datant de deux millénaires avant notre ère, l’une des plus vieilles cartes au monde, dévoilant une portion de la vallée de l’Odet. Au fil des siècles, les techniques cartographiques vont s’améliorer et les cartographes vont vouloir tendre vers la perfection en offrant la plus fidèle représentation du monde. Pourtant, le dilemme mathématique est insoluble, il est impossible d’étaler une sphère sur une surface plane sans en déformer les angles et/ou les surfaces. Par conséquent, aucune carte plane n’est fidèle à 100 % à la réalité.

Cela n’empêchera pas les cartes de s’imposer progressivement comme des outils stratégiques. Elles ont vu leurs usages se multiplier, au point qu’elles sont devenues omniprésentes aujourd’hui, quand la géolocalisation est l’un des piliers du système numérique. Pourtant, les cartes peuvent aussi être manipulées, voire mentir. Cet objet a servi les intérêts des puissants et conserve aujourd’hui toute sa dimension géopolitique.

L’histoire de la cartographie est celle des avancées techniques qui nous ont permis d’avoir une image de plus en plus exacte de la Terre. C’est également celle des auteurs et des commanditaires, dont la vision subjective du monde se reflète dans de nombreuses cartes, qu’il convient de lire avec lucidité.

Deux mille ans de perfectionnement de la discipline

Les archéologues ont révélé l’existence de cartes très anciennes, notamment dans les civilisations babylonienne et égyptienne. Mais ce sont les astronomes, les philosophes et les mathématiciens grecs de l’Antiquité qui vont s’éloigner des discours mythologiques pour adopter la méthodologie de l’observation et de la démonstration. Thalès de Milet, Aristote, Ératosthène et Hipparque, entre autres, ont posé les fondements mathématiques nécessaires aux calculs qui vont leur permettre de percevoir puis de prouver la rotondité de la terre et d’en calculer les dimensions avec une précision étonnante pour l’époque (circonférence de la terre à l’équateur estimée par Ératosthène au IIe siècle avant J.-C. à environ 44 000 kilomètres – 250 000 stades attiques –, soit une différence de 10 % par rapport à la réalité). On attribue généralement la naissance de la cartographie scientifique à Ptolémée, astronome, mathématicien et géographe grec du IIe siècle après J.-C., qui va réaliser un travail de compilation des connaissances disponibles dans sa Géographie. Ptolémée y propose une méthode de projection avec des coordonnées en latitude et en longitude. Il met au point un langage conceptuel et référence plus de 8 000 noms et coordonnées de lieux.

La géographie ptoléméenne va ensuite fortement influencer les cartes du Moyen Âge. À vrai dire, nous ne disposons d’aucune carte de Ptolémée lui-même, uniquement de reproductions postérieures s’inspirant de ses travaux. Au sud, les cartographes arabes s’emparent des savoirs grecs et vont parvenir à proposer des cartes de plus en plus précises du bassin méditerranéen, de l’Arabie, des côtes est-africaines et des Indes. Le plus célèbre géographe arabe est sans doute Al-Idrissi, qui réalisa, en 1154, pour Roger II de Sicile, une description détaillée du monde, la Tabula Rogeriana. Dans l’Occident chrétien, la production cartographique se développe fortement, principalement sous l’impulsion des clercs. On trouve, d’un côté, une profusion de cartes à échelle locale pour des usages très pratiques (fiscalité, cadastre, distances entre les villages, les marchés). De l’autre, les célèbres mappa mundi, richement décorées, présentant généralement le monde en trois parties (Europe, Afrique, Asie) avec la ville sainte de Jérusalem au centre, le paradis en haut, les enfers en bas. Ces cartes sont de véritables objets précieux qui avaient pour objectif de marquer les imaginaires dans une époque très pieuse. Au-delà de leur dimension religieuse, elles contiennent énormément d’informations géographiques précises. À la fin du Moyen Âge, en 1375, Abraham Cresques réalise l’Atlas catalan, un chef-d'œuvre cartographique : une carte en 6 parchemins offerts par le roi d’Aragon au roi Charles V de France.


Atlas catalan, Abraham Cresques, 1375


C’est cependant à la Renaissance que la production cartographique va connaître un développement spectaculaire. La découverte du Nouveau Monde, la mise au point de l’imprimerie et les progrès de la navigation en haute mer poussent de plus en plus de commanditaires, dont les monarchies, à vouloir se procurer des portulans, nom donné aux sublimes cartes maritimes de cette époque. Les cartographes travaillent alors en équipe dans des ateliers spécialisés. Avec l’invention d’instruments de mesure plus perfectionnés, notamment l’astrolabe et le sextant pour le calcul des latitudes en mer, les cartes deviennent plus précises et constituent un enjeu de pouvoir. En 1569, le mathématicien flamand Mercator publie un atlas de 18 cartes à l’usage des navigateurs et invente la projection qui porte aujourd’hui son nom. Une projection de la surface de la Terre sur un cylindre tangent à l’équateur, qui permet de conserver les angles mais qui déforme fortement les surfaces. Les cartes de Mercator furent essentielles pour la navigation maritime jusqu’à ce que les horloges marines permettent de calculer les longitudes, à partir du XVIIIe siècle. Au même moment, la famille des Cassini révolutionne la cartographie en France. Jusqu’alors, les distances entre les villes du royaume demeuraient approximatives et s’évaluaient en jours de chevauchée. Les Cassini vont standardiser la technique de la triangulation géodésique – il s’agit de déterminer la position d’un point en mesurant les angles entre ce point et d’autres points de référence dont la position est connue – et parvenir ainsi à obtenir une représentation bien plus fidèle des contours du royaume de France.

Au XIXe siècle, la cartographie devient une affaire d’État. L’exploration des mers est quasiment achevée et les Européens se lancent à la conquête de l’intérieur des terres, en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Amérique et en Australie. Le contrôle, l’administration, le partage et l’aménagement des territoires coloniaux conduiront à la production d’une immense quantité de cartes. Le développement de la photographie, et surtout de la photographie aérienne dans les années 1850, conduit les organismes militaires à créer leurs propres services cartographiques, un véritable atout sur le terrain. Le XIXe siècle voit également la naissance des cartes statistiques et thématiques, où le cartographe va s’intéresser à ce que contiennent les espaces et non plus uniquement à leur topographie. En effet, le développement économique implique de représenter de plus en plus les flux entre les nations, d’identifier les grandes zones de production, les marchés, etc. Les cartes se prêtent parfaitement à cet exercice. Par ailleurs, elles sont pour la première fois utilisées à des fins satiriques pour dénoncer la militarisation et l’impérialisme croissants des puissances européennes.


L’Europe comique, André Belloguet, 1867

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Les deux guerres mondiales confirmeront l’importance des cartes dans les prises de décision militaires, par exemple dans le choix des cibles lors des grandes campagnes de bombardements. La quasi-totalité des terres et des océans, sauf les abysses océaniques, est désormais connue et cartographiée, y compris les régions polaires les plus reculées de l’Antarctique. L’invention des satellites, dans les années 1950, et la naissance de la télédétection bouleversent la manière de faire de la cartographie. Progressivement, le travail qui était réalisé minutieusement à la main devient caduc, au profit de systèmes d’information de plus en plus complexes. Aujourd’hui, le cartographe ne dessine plus mais gère d’immenses bases de données (SIG – système d’information géographique) qu’il doit en quelque sorte « faire parler » puis représenter sur des cartes numériques. La profession est en expansion, au regard de notre consommation grandissante de cartes au quotidien : services numériques de cartographie (Google Maps) et l’ensemble des applications nécessitant la géolocalisation (services de livraison, Taxis, VTC, GPS de conduite, services météo).

Si l’algorithme a remplacé la main humaine, une critique de fond demeure : de nombreuses cartes sont subjectives, fruit des choix et des influences culturelles des cartographes, particulièrement pour les cartes thématiques ou statistiques. Les biais cartographiques, qu’ils soient intentionnels ou non, font partie de l’histoire de cette discipline.

Les biais cartographiques

L’une des principales limites de la cartographie provient de l’impossibilité mathématique de projeter une sphère sur une surface plane sans en déformer les angles et les surfaces. C’est notamment la critique qui est faite de nos jours à la célèbre projection de Mercator, l’une des plus connues et utilisées au monde. Si cette projection conserve bien les angles, elle induit une forte déformation des surfaces terrestres, qui s’accentue davantage à mesure que l’on se dirige vers les pôles. Résultat : l’île du Groenland apparaît plus grande que le continent africain alors qu’elle est 14 fois plus petite dans la réalité. Cette projection est également accusée d’agrandir le continent européen et de le placer au centre. Si l’on revient à l’époque de Mercator, au XVIe siècle, on comprend la logique : l’Europe est alors le centre des routes commerciales et le choix de la conservation des angles et non des surfaces relevait des logiques pratiques de navigation. On lui préfère désormais d’autres types de projections. En France, c’est la projection de 1953 du géographe Jacques Bertin qui est privilégiée, car elle conserve bien les surfaces et fait le choix de déformer les aires océaniques pour préserver au maximum les masses continentales (sauf l’Amérique du Nord, d’où son insuccès auprès des Américains).


À gauche, la projection Mercator – À droite, la projection Bertin


La projection de Mercator constitue l’un des exemples phares de la critique plus globale de la mainmise de l’Europe puis de l’Occident sur les cartes. Aux XIXe et XXe siècles, l’impérialisme du Vieux Continent atteint son apogée. Les puissances européennes vont alors découper à leur guise le planisphère (conférence de Berlin de 1885 sur le partage du continent africain, ligne Sykes-Picot de 1916, qui prévoit le démembrement de l’Empire ottoman). Les cartes et les nouveaux tracés sont alors imposés aux populations et les toponymies locales remplacées au profit de références européennes. Les cartes ne sont plus de simples outils de localisation mais permettent d’asseoir la vision du monde des dominants. D’où l’importance d’analyser certaines d’entre elles avec un maximum d’éléments de contextualisation pour pouvoir lire entre les lignes.


Carte des accords Sykes-Picot de 1916

Ces accords portent les noms du diplomate britannique Mark Sykes et

du diplomate français François Georges-Picot, qui actèrent le futur découpage

des territoires arabes de l’Empire ottoman.


La carte statistique de 1827 de William Woodbridge est évocatrice des mentalités de l’époque : l’auteur recense le nombre d’habitants, la religion et le « degré de civilisation » de chaque pays, avec une échelle allant de « civilisés » à « sauvages ». Les cartes peuvent aussi être de fantastiques outils de propagande : pensez aux cartes de la guerre froide où, en fonction du bloc, la pieuvre capitaliste ou communiste venait dévorer l’Europe. Plus récemment, le tout-puissant président chinois Xi Jinping a invoqué des cartes réalisées au XIVe siècle et attribuées au célèbre navigateur Zheng He pour justifier la souveraineté chinoise sur l’ensemble de la mer de Chine méridionale au détriment de ses voisins.


Carte morale et politique du monde, William Woodbridge, 1827

Bleu : sauvages, Rouge : barbares, Vert : demi-civilisés, Jaune : civilisés.


Les cartes sont donc loin d’être innocentes, elles peuvent être biaisées, détournées, manipulées. Donald Trump avait ainsi posté une carte sur Tweeter donnant le résultat de l’élection présidentielle de 2016 par comtés avec la mention « Try to impeach this ». La carte présentait un raz de marée rouge, couleur des républicains, comme pour démontrer la légitimité du nouveau président. Mais si on la regarde de plus près, cette carte est contestable. En effet, les zones peuplées et les zones vides sont mises au même niveau. Or, les démocrates remportent majoritairement les aires urbaines, très densément peuplées mais qui apparaissent en tout petit sur la carte du pays. La carte de Trump n’est pas foncièrement fausse, mais le message qui en est tiré l’est. Lorsqu’il réalise une carte, le cartographe va devoir faire des choix en matière de contenus, de couleurs, de figurés. Il se doit de s’autocensurer car tout ne peut pas être dit ni représenté. C’est ce que l’on nomme les logiques de réduction, qui permettent de préserver la lisibilité de la carte, contenu visuel avant tout. Le lecteur doit donc se méfier, se questionner sur les intentions et les choix du cartographe pour comprendre que de nombreuses cartes (hors cartes topographiques classiques) sont intrinsèquement biaisées.


Résultats de l’élection présidentielle américaine de 2016. Deux cartes

À gauche, « Try to impeach this », tweet du président Trump du 1er octobre 2019. À droite, une carte qui présente une autre vision des résultats de l’élection de 2016, cette fois-ci en prenant un découpage non par comtés mais par aires urbaines, d’où les espaces blancs, car vides.


Aujourd’hui, ce sont les algorithmes ultracomplexes des géants du numérique qui gèrent les cartes que nous consommons sur nos smartphones au quotidien. Et il est intéressant de constater que ces cartes ne sont pas les mêmes en fonction du lieu où vous vous trouvez : sur Google Maps, plus ou moins de zones sont floutées selon que vous soyez en Europe ou en Chine, les noms peuvent changer (golfe Arabique/ golfe Persique) ainsi que les frontières en fonction des intérêts des États (le Cachemire est par exemple totalement intégré à l’Inde sur la version locale de Google). Avec l’arrivée des technologies 5G, notamment les objets connectés, la géolocalisation va s’imposer comme vecteur essentiel du progrès.

Les États commencent tout juste à saisir l’importance de disposer d’une souveraineté cartographique face à des entreprises privées qui disposent de loin des plus gros référentiels de données. Leurs services semblent gratuits, mais elles se rémunèrent sur les traces numériques que nous laissons en permanence. Alors, pour freiner l’ogre Google, des initiatives collaboratives et ouvertes existent, la plus connue étant OpenStreetMap.


Frontières mouvantes en fonction de la version locale de Google.
Le Cachemire et l’Arunachal Pradesh version indienne et version chinoise.

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