Carlos MORENO

Professeur associé à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, directeur scientifique de la chaire ETI (entrepreneuriat, territoire, innovation).

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Vivre dans nos métropoles : la révolution de la proximité

Les villes doivent s’ajuster aux nouvelles aspirations à la proximité ainsi qu’aux nouvelles contraintes environnementales. Pour les métropoles, grandes comme petites, les programmes et réalisations autour du projet de « ville du quart d’heure » permettent l’adaptation de nos vies et de nos géographies quotidiennes.

La ville du quart d’heure est un concept qui fait le tour du monde. Il concerne les zones à forte densité. Dans les zones à moyenne et faible densité, sur la même base théorique, nous avons forgé le concept de « territoire de la demi-heure ». Il obéit au même tronc commun, mais avec quelques spécificités. La genèse de ce travail se trouve dans l’héritage de la pensée de Jane Jacobs et de sa puissante vision de la ville, la Living City, la ville vivante, l’espace public pour tous, la réappropriation de la ville par l’usage. Cet héritage de Jane Jacobs se prolonge avec le New Urbanism, né à Londres puis développé aux États-Unis pour lutter contre les villes tentaculaires comme Los Angeles. Il croise les travaux sur l’urbanisme et sur le temps de différents auteurs, dont – hommage particulier – ceux de François Ascher et ceux de Luc Gwiazdzinski. Il s’agit de nous confronter à la question qui doit être aujourd’hui le cœur de nos réflexions urbaines : dans quelle ville voulons-nous vivre ?

Pendant longtemps, la réponse est venue de l’ingénierie, avec des villes construites essentiellement sur les trois principaux paradigmes de la ville moderne d’après-guerre : minéralité de la construction, énergies fossiles, plastification du monde. Ces trois éléments majeurs ont marqué l’urbanisme moderne et les modes de vie. Nous voilà maintenant, en 2021, quand notre perception de la ville est également traversée par les effets de la Covid-19, qui modifie notre relation avec l’espace urbain et le temps. Si nous voulons donner une réponse plus structurée aux grands défis du millénaire, nous avons l’impérieuse nécessité d’aborder le développement durable. Les accords de Paris de 2015, accords entre États, proposent la neutralité carbone d’ici à 2050. Nous savons que le principal émetteur de CO2 est la ville, car nous vivons dans un monde devenu massivement urbain. 54 % sur la planète, 75 % en Europe, 80 % en Amérique latine, le continent le plus urbanisé de la planète. Aujourd’hui, le fil conducteur se trouve dans les 17 objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies, en particulier dans le treizième, le changement climatique et la lutte pour le climat, et dans le onzième, pour des villes durables, sûres et résilientes. Les ODD sont au cœur même de ce dont nous avons besoin aujourd’hui, une transformation en profondeur de nos modes de vie. Le professeur Muhammad Yunus, Prix Nobel de la paix, dans son livre Vers une économie à trois zéros, pose une triple exigence, indispensable pour repenser une ville durable : zéro émission carbone, zéro pauvreté, zéro chômage.

La ville nécessairement durable

La ville dans laquelle nous voulons vivre, si nous voulons qu’elle soit une ville durable, doit aborder cette triple convergence écologique, économique et sociale. Chaque euro investi dans le développement durable doit ainsi avoir un retour en écologie, en économie et en social. Nous parlons ainsi d’une ville :

  • viable, à l’intersection de l’économie et de l’écologie ;
  • équitable, à l’intersection de l’économie et de l’impact social ;
  • vivable, à l’intersection de l’impact entre l’écologie et le monde social.

Quelle que soit la forme de la ville, à la question : « Dans quelle ville voulons-nous vivre ? », la seule réponse valable à donner consiste à offrir une qualité de vie élevée. Bon nombre des réponses proposées ont fait appel à une réponse infrastructurelle. Nous avons souvent opté pour l’ingénierie, pour le contrôle de la technologie, avec des actions permettant d’aller plus loin et plus vite. Mais aujourd’hui, les menaces auxquelles nous faisons face sont majeures et notre monde urbain n’est plus adapté. Nous avons besoin d’un double objectif : des villes résilientes au changement climatique dans leur adaptation et des villes saines en période de pandémie mondiale. Si nous voulons revenir à ces valeurs fondamentales, nous devons nous interroger sur l’usage que nous faisons de la ville et sur ce qu’est devenue la mobilité urbaine, avec une question : pourquoi nous déplaçons-nous autant ?

Des villes adaptées au temps de vivre

Dans mes recherches, j’ai proposé une hypothèse qui est celle de la ville moderne, dont l’usage de la ville dans un système productiviste a donné lieu à la perte du lien essentiel du citadin avec son temps utile. Les Grecs avaient un temps tridimensionnel constitué de trois temps principaux :

  • chronologique, chronos ;
  • de la créativité, kairos ;
  • d’immanence, l’aiôn.

Le kairos et l’aiôn ont disparu et il ne nous reste que le temps du calendrier, le chronos et son adage, « la vie appartient à ceux qui se lèvent tôt » avec son lot de longues distances et de déplacements pendulaires inconfortables, voire attentatoires à notre santé dans le cas des voitures diesel et de l’autosolisme. La ville du quart d’heure, le territoire de la demi-heure, l’urbanisme des proximités s’inscrivent ainsi dans une approche par les usages avec le chrono-urbanisme, la chronotopie, la topophilie, structurés autour d’une méthodologie territoriale pour changer nos modes de vie, reprendre le contrôle, voire la possession du temps utile et prendre le temps de vivre.

En cette période de pandémie, le concept de la ville du quart d’heure est devenu viral dans le monde entier, car la relation entre espace urbain et temps utile a été bouleversée de force. Nous avons redécouvert la proximité avec le travail qui s’est virtualisé par l’effet de la révolution numérique, offrant une alternative aux déplacements obligés quotidiens. La ville du quart d’heure repose sur une modélisation qui nous permet d’identifier les six fonctions sociales urbaines indispensables à satisfaire pour une proximité heureuse :

  • habiter dans de bonnes conditions ;
  • travailler en évitant les déplacements pendulaires ;
  • faire ses courses à proximité et de manière saine ;
  • l’accès à la santé physique et mentale ;
  • l’apprentissage et la culture ;
  • et le plaisir, les loisirs en harmonie avec la nature.

L’accès optimisé à ces six fonctions, dans un périmètre court, de manière décarbonée, impacte favorablement notre qualité de vie, notre indice de bonheur urbain :

  • mon propre bonheur, en tant qu’être humain, avec les personnes que j’aime, ma famille, mes proches ;
  • mon indice de sociabilité, avec plus de temps à passer avec les amis et les voisins, avec une meilleure connaissance de mon quartier, une relation plus détendue avec mes collègues de travail ;
  • et l’indice de ma relation avec la planète, avec moins d’émissions de CO2 et davantage d’altérité.

La ville du quart d’heure ne cherche pas à développer des villages au sein d’une grande ville, chacun ayant ses propres quinze minutes. Nous œuvrons pour une vision multiservicielle, multiurbaine et polycentrique, afin que chacune de ces fonctions urbaines soit largement distribuée dans l’espace urbain.

Il n’y a aucune raison pour qu’une métropole, aussi grande soit-elle, ne puisse offrir le plus de décentralisation possible. Dans un monde de haute technologie et de numérisation, nous pouvons établir, grâce aux données, comment mieux disposer d’installations au sein de la ville, aujourd’hui très spécialisées, utilisées de manière monofonctionnelle dans des espaces segmentés et obéissant à de profondes fractures spatiales, urbanistiques, économiques et sociales. Nous voulons transformer le rythme de vie avec le chrono-urbanisme et l’associer à une meilleure utilisation de ce qui est déjà construit. C’est ce que l’on appelle la chronotopie : un lieu, des usages multiples. À chaque utilisation, de nouvelles possibilités naissent de la collaboration des citoyens, pour toujours davantage de participation. Nous travaillons pour que cette polyvalence urbaine, ce polymorphisme, nous permette d’arrêter de construire, et pour que ce que nous avons déjà construit soit utilisé beaucoup plus et mieux, en produisant une ville polycentrique dans laquelle nous ne soyons pas obligés de longuement nous déplacer, mais seulement quand nous le voulons, limitant ainsi l’afflux de nombreuses personnes dans un même lieu ou dans les moyens de transport plus traditionnels.

Explorer les ressources urbaines de la ville

Nous avons construit des outils technologiques qui nous permettent d’explorer la ville dans son ensemble afin d’identifier ce que nous avons comme ressources, leur taux d’utilisation, faire un diagnostic territorial, émettre des hypothèses et proposer des stratégies de transformation. La ville du quart d’heure n’est pas une baguette magique. C’est un voyage, c’est un nouveau paradigme. Il s’agit d’une transformation de la vie urbaine. Nous devons identifier tous les services, les infrastructures, les besoins, la richesse, la démographie, les catégories socioprofessionnelles, car nous devons disposer d’un ensemble d’indicateurs qui nous permettront de rééquilibrer la ville.

Nous vivons dans des villes dont la segmentation fait que, par exemple, à Paris, les quartiers populaires sont à l’est et au nord tandis que les quartiers aisés et les lieux de travail sont à l’ouest. Il y a un très grand déséquilibre car 1,3 million de personnes voyagent chaque jour de l’est à l’ouest. Si nous voulons briser ce cycle, nous devons transformer la ville pour lui donner une échelle humaine et offrir cette qualité de vie.

Ce que nous souhaitons maintenant c’est transformer le rythme de la ville, pour adapter nos activités. Avoir un travail de proximité, à distance ou en coworking, ou par de nouveaux centres que nous allons créer en coopération avec le secteur privé. Des lieux de rencontre, de brassage, des kiosques citoyens, des centres artistiques, des centres de santé, des lieux de circuits courts, l’école ouverte sur mon quartier. Nous voulons relocaliser les activités commerciales, les activités de production, les activités créatives. Nous devons donc disposer d’outils qui nous permettent de gérer les mètres carrés afin d’éviter la spéculation. Nous voulons que les villes développant cette proximité soient des lieux d’équilibre social entre des personnes de différents horizons, aux ressources variées. Disposer de programmes qui ont progressivement permis de couper l’accès aux véhicules avec des déplacements inutiles ou superflus peut transformer les métropoles en ce que nous appelons des « villes respirables ». Il ne s’agit pas d’« être en guerre contre les voitures » mais plutôt de régénérer une activité sociale, économique et écologique en reprenant un espace public pour le partager avec le plus grand nombre.

Rééquilibrer les rythmes et les espaces

La ville du quart d’heure, avec cette triple caractéristique environnementale, économique et sociale, est possible non seulement au coeur du centre-ville, mais dans l’ensemble des zones métropolitaines. Des villes moyennes, de petites villes aussi se projettent en France et dans le monde avec cette vision. De grandes organisations mondiales des villes, comme le C40, le réseau des villes-mondes pour le climat, ont adopté cette vision. Milan, Melbourne, Ottawa, des villes dans les pays nordiques, les Pays-Bas, en Amérique latine, en Asie.

Aujourd’hui, la Covid offre une situation inédite qui nous permet de constater que le point le plus difficile, qui était le travail, peut être transformé et participer à façonner un autre rythme de vie. Il s’agit de rééquilibrer le rythme du travail avec la vie locale, recréer de la sociabilité, réhumaniser la ville, recréer une écologie humaniste guidée par le bien commun, et, dans un monde hyperconnecté, utiliser les nouvelles technologies pour changer nos modes de vie. Dans le cas contraire, dans trente ans, nous nous retrouverons inévitablement avec 1,5 ou 2, voire 3 °C ou plus et personne ne pourra alors garantir que l’espèce humaine survivra à la fin de ce siècle ou assurer l’habitabilité de la planète.

La ville de proximité est une manière concrète de créer une ville humaine et écologique : moins de déplacement, plus de gens qui se disent bonjour. On fait plus attention a` la nature. On développe l’amour des lieux pour que chacun de nous protège les endroits que nous fréquentons. La ville du quart d’heure valorise les services de proximité, invite a` fréquenter des espaces publics partagés ou` l’on trouve un brassage de gens différents, une mixité intergénérationnelle. C’est aussi connaître les gens qui vivent autour de soi.

Avec cette ville de proximité, la ville du quart d’heure, c’est aussi l’occasion de montrer qu’une ville ne s’anime pas par ses voitures, mais bien par ses habitants. Tandis que nos voitures sont immobilisées, c’est a` pied que les voisins se croisent et se découvrent. Vous imaginez le temps gagne´ en matière de déplacements si un espace vert, une crèche, une école et un coiffeur se trouvaient proches de chez vous ? Un boulanger, un vendeur de légumes, une épicerie, un boucher et un poissonnier pourraient vous épargner l’hypermarche´ en voiture et vous offrir des produits sains, en circuit court, avec moins d’intermédiaires.

Oui, dans la ville du quart d’heure, nous vivons plus directement la possibilité de rencontrer l’autre, pour aller dans le sens du respect mutuel, de nous parler, de faire connaissance, de sortir de l’anonymat. Se dire bonjour, c’est aussi entamer un dialogue qui permet a` chacun de sortir de son propre isolement. C’est également de l’entraide, redécouvrir les gens avec une couleur, une religion, une culture différente. Cette autre manière de vivre dans la ville, c’est construire au quotidien une nouvelle culture urbaine, une nouvelle urbanité de la proximité qui recrée du lien social.

C’est tout cela, la ville du quart d’heure : la ville a` l’échelle humaine avec l’humain au bout de la rue !

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