La sobriété en Europe : de l’impasse morale au projet politique
Engagée dans une politique dite de « civilisation écologique », la Chine fait face à des États-Unis lancés dans la réindustrialisation verte. L’Europe, avec des visées et des normes ambitieuses, sait contraindre, mais peu innover. Ses interventions suscitent inquiétudes, réserves et résistances. La révolution obligée de l’écologie impose une troisième voie européenne pour gouverner la sobriété.
Depuis le début des années 1990, l’Union européenne cherche à s’assurer une forme de leadership moral et politique sur la question de la protection de l’environnement, notamment la lutte contre le changement climatique. Depuis le lancement, en 2019, du Pacte vert par la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen, l’Union européenne affiche l’objectif de réduire d’ici à 2030 les émissions de gaz à effet de serre de 55 % par rapport à 1990, puis d’atteindre la neutralité carbone d’ici au milieu du siècle. C’est une stratégie, en amont, de sobriété de la consommation, de plus grande sobriété dans les prélèvements faits aux écosystèmes et, en aval, de plus grande sobriété dans les rejets nocifs. Bien sûr, les défenseurs de l’environnement ont toujours contesté la faible vigueur des engagements réellement tenus en Europe. Mais, comparée aux autres grandes puissances mondiales, la Chine, les États-Unis, la Russie ou encore l’Inde, l’Union européenne fait assez consensuellement figure d’avant-garde en matière environnementale. Toutefois, ne sommes-nous pas aujourd’hui à l’heure d’un revirement ? En effet, cette stratégie se heurte à de très fortes résistances sociales et politiques.
La stratégie européenne de sobriété contre les classes moyennes ?
De nombreuses mesures rencontrent une forte opposition. Le Pacte vert 1 devient 1 comprend des normes sur la consommation et introduit des mécanismes de taxation des externalités environnementales (notamment le retour de la taxe carbone). Le mouvement européen des agriculteurs de l’hiver 2024 a obtenu gain de cause : les mesures les plus contestées en matière de respect de la biodiversité ont été retirées des projets à débattre au Parlement européen. L’interdiction de la mise à la vente de véhicules individuels à moteur thermique d’ici à 2035 est maintenue, mais les tensions politiques et sociales montent. Par ailleurs, le Pacte vert inclut, d’ici à la fin de la décennie, le retour de la taxe carbone. Beaucoup d’experts craignent que cela engendre une réaction telle que celle des Gilets jaunes en France, à l’échelle continentale cette fois. Enfin, les élections européennes de juin 2024 ont été incontestablement un succès pour les partis « anti-Pacte vert ». Certes, la coalition qui a porté le Pacte vert (sociaux-démocrates, libéraux, écologistes et conservateurs) a maintenu sa majorité. Mais, depuis 2023 déjà, l’ambition communautaire est à la baisse. Les politiques environnementales décidées à l’échelle nationale rencontrent tout autant de résistance. Interdire le chauffage à la tourbe ? Crispations dans les campagnes irlandaises. Interdire les chaudières à gaz ? Virulentes oppositions en Allemagne. Limiter l’azote dans l’agriculture ? Victoire aux élections d’un parti populiste paysan aux Pays-Bas.
Comment expliquer cette grande difficulté à insérer l’ambition écologique dans les sociétés européennes ? Parce que, partout, les mesures environnementales sont considérées comme une attaque contre les classes moyennes. Une attaque sur le pouvoir d’achat tout d’abord. Abandonner le chauffage à la tourbe, que l’on peut prélever quasiment gratuitement dans les campagnes irlandaises, représente un coût élevé.
Dans un rapport rendu en 2023, Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz ont exposé le coût brut des investissements nécessaires et le taux d’effort qu’ils représentent en fonction du niveau de revenu. Le résultat est sans appel : pour un ménage français, changer coup sur coup de véhicule, de vecteur de chauffage et rénover en profondeur son logement équivaut à 59 000 € de dépenses 2. Même lissé sur vingt-cinq ans, cet effort d’investissement représente tout de même 22 % du revenu annuel des ménages les plus modestes (appartenant aux deux premiers déciles de la distribution des revenus).
Ces normes environnementales paraissent également être une menace pour de nombreux secteurs d’activité. Prenons l’exemple de la filière automobile. La fabrication d’un moteur électrique requiert 60 % de main-d’œuvre en moins qu’un moteur diesel et 40 % de moins qu’un moteur à essence. Ainsi, dans la vallée de l’Arve, en Haute-Savoie, 450 entreprises du décolletage industriel et près de 7 000 emplois directs et 11 000 indirects – fortement liés à la sous-traitance des constructeurs automobiles, donneurs d’ordres essentiels de leurs activités – sont menacés par la fin programmée du véhicule thermique. Un moteur électrique nécessite en effet huit fois moins de pièces relevant de leur savoir-faire industriel qu’un moteur thermique. Les inquiétudes sont ainsi très vives.
Enfin, ces normes concernent des éléments centraux du mode de vie des classes moyennes : la voiture, la maison individuelle avec jardin ou encore le fameux barbecue. Ces classes moyennes peuvent avoir l’impression d’être prises au piège. Comment se passer de sa voiture au quotidien quand les transports publics sont absents et que les distances rendent illusoire l’usage du vélo, même électrique ?
Alors que les classes moyennes européennes ont été ébranlées par l’intensification de la mondialisation à partir des années 1990 3, l’écologie apparaît comme une seconde secousse, sûrement plus profonde.
Aux États-Unis et en Chine : une écologie de puissance
La Chine et les États-Unis ont choisi des voies très différentes. Ce ne sont absolument pas des modèles. La Chine est un État totalitaire. Les États-Unis ont une stratégie environnementale assez étroite – très centrée sur la décarbonation, avec peu d’égards pour les questions de biodiversité, notamment. Ce qui nous intéresse ici est que, dans les deux cas, l’ambition écologique a été intégrée dans un projet national.
La Chine promet la neutralité carbone d’ici à 2060. Certes, elle continue à autoriser l’ouverture de multiples centrales à charbon. Mais, dans le même temps, elle mène des investissements colossaux pour produire des panneaux photovoltaïques et des voitures électriques. Les images du port d’Anvers envahi de voitures BYD au printemps 2024 le montrent : la Chine veut devenir l’usine de la transformation écologique du monde. Cette ambition est facilitée par le contrôle de la population, le déversement d’aides massives à l’industrie exportatrice, ainsi qu’une volonté de maîtrise des chaînes d’approvisionnement de ces matériaux si convoités pour l’électrification massive à venir : le lithium et le cobalt. Est-ce uniquement une ambition économique et géopolitique ? Pas tout à fait, car le Parti communiste chinois doit aussi donner quelques gages d’écoute des attentes de la population. Or, les contestations des pollutions des rivières – extrêmes dans certaines régions – ou de l’air – notamment à Pékin – obligent le gouvernement à un certain verdissement.
Du côté des États-Unis, la stratégie écologique avance relativement masquée. Lors de sa prise de fonctions, en janvier 2021, Joe Biden signe la réintégration de son pays dans les accords de Paris de 2015. Les principales décisions en vue de l’adaptation de l’économie au changement climatique sont toutefois contenues dans deux lois qui ne se signalent pas comme vertes. Au contraire, ce sont deux lois typiquement démocrates, qui s’insèrent dans la tradition inaugurée par le New Deal de Roosevelt. La première vise une relance par la dépense publique au bénéfice des infrastructures. La deuxième, l’Inflation Réduction Act (IRA), votée au cours de l’été 2022, prévoit quelque 370 milliards de dollars d’investissements dans les technologies vertes, les énergies renouvelables, les transports et les économies d’énergie. Toutes les énergies non carbonées sont subventionnées, quelles qu’elles soient : l’éolien, le solaire, le nucléaire, le réseau électrique. En matière énergétique, l’objectif est simple : multiplier par dix la capacité de production d’énergies renouvelables et de batteries électriques d’ici à 2027, soit en moins de cinq ans. Les consommateurs bénéficient aussi de subventions, à travers des crédits d’impôt (comme celui prévu pour l’achat d’un véhicule électrique, qui peut monter jusqu’à 7 500 dollars).
En Europe, l’écologie apparaît comme une déstabilisation des classes moyennes. Aux États-Unis, les territoires en déclin depuis les années 1980 retrouvent une vigueur industrielle. Des usines s’installent, les formations s’adaptent à la nouvelle donne industrielle et climatique, les industriels ont même du mal à recruter des ouvriers qualifiés pour des salaires en deçà de 100 000 dollars par an. Columbus, Cleveland, Detroit, Tulsa : les villes industrielles en déshérence retrouvent de l’éclat. Par ailleurs, cette stratégie s’insère dans une vision géopolitique très claire. Le soutien au verdissement de l’économie participe des rivalités avec la Chine. La plupart des aides des États-Unis sont conditionnées à une part élevée de production sur le sol du pays.
Le contraste est donc très frappant avec la stratégie européenne : d’un côté un soutien à la production, de l’autre une liste de normes de consommation ; d’un côté la peur d’un ébranlement des classes moyennes, de l’autre une stratégie de soutien aux emplois des classes moyennes, notamment les emplois ouvriers.
Europe : de la sobriété individuelle au projet de société ?
Entendons-nous bien. Au regard des enjeux écologiques, une réduction des prélèvements de toute sorte que les sociétés opèrent sur l’environnement (en eau, en minerai, en matières fossiles, etc.) tout comme une réduction des rejets qui modifient négativement l’air, l’eau ou encore les sols sont absolument indispensables. C’est le résultat incontestable de toute l’écologie scientifique. Il faut utiliser moins de matière et moins d’énergie, en réduisant d’abord les matières et les énergies qui provoquent les plus grandes perturbations environnementales (par exemple les énergies issues des combustibles fossiles). Il faut donc être plus sobre. Mais comment embarquer la société ?
Il nous semble indispensable d’énoncer un projet de société. Un catalogue de normes (zéro artificialisation nette, zéro émission nette, zone à faibles émissions, etc.) ne fera jamais rêver. Par ailleurs, pour atteindre ces objectifs généraux, il n’y a pas une seule voie. Comme l’a bien montré l’élaboration de différents scénarios par l’ADEME 4, la neutralité carbone peut être atteinte en agissant différemment sur les paramètres « technologie », « changement de comportement » ou encore « mode d’organisation sociale ». Il faut donc débattre de ces chemins.
Ces chemins de transformation écologique seront nécessairement différents en fonction des territoires, de leur climat, de leurs entreprises, de leur paysage, etc. Bref, une approche décentralisée paraît à privilégier. Non pas parce que le local serait nécessairement et par nature plus inventif ou plus démocratique. Ce n’est malheureusement pas le cas. Mais parce qu’il nous semble que les multiples arbitrages fins qui doivent être négociés dans les efforts de sobriété entre filières économiques, entre générations, entre communes ou quartiers et entre catégories sociales ne peuvent pas être décidés à une échelle nationale ou européenne. Une interdiction générale des piscines n’aurait guère de sens (ou, en tout cas, serait très fortement contestée). Dans certains contextes, en fonction des besoins de l’agriculture ou des milieux, en échange d’engagements écologiques clairs, cette décision peut être comprise et acceptée. Une telle décentralisation implique une capacité de suivi et de contrôle par l’État des engagements écologiques locaux : il s’agit de territorialiser, non de procrastiner.
Ensuite, il paraît important de rassurer. L’Europe est le continent de la protection sociale et de la redistribution. Or, les inquiétudes les plus vives s’y expriment sur les aides que l’on pourra apporter aux « victimes » de la transformation écologique. C’est d’autant plus paradoxal que les aides sont massives pour l’achat des véhicules électriques, la rénovation des logements, etc. Mais elles sont difficiles à obtenir, après un parcours bureaucratique souvent complexe. Par ailleurs, souvent, elles ne couvrent pas l’ensemble des dépenses et le reste à charge peut être un obstacle majeur pour les plus pauvres. Nous proposons donc un « passe climat » européen : une dotation en capital de tous les Européens en fonction de leur revenu pour pouvoir financer leur parcours de transition 5. Ce serait à la fois plus simple et plus rassurant : chacun s’équipe comme il le souhaite au « rayon climat » et construit son propre parcours de transition. Pour le financer ? Nous proposons une taxe exceptionnelle (et non renouvelée) sur les gros patrimoines et, surtout, un endettement commun à l’échelon communautaire. Le défi du siècle ne mérite-t-il pas d’anticiper les dépenses publiques, plutôt que de les décider sous la contrainte des révoltes contre les décisions écologiques ?
Enfin, une politique de sobriété est aussi une politique d’innovation. La métaphore du métabolisme appliqué au territoire pèche sur ce point 6. Dans le cadre du métabolisme animal, il y a un minimum absolu de calories à apporter pour faire fonctionner l’organisme. Dans le cas du métabolisme territorial, l’innovation technologique, mais aussi sociale ou organisationnelle peut le rendre plus efficace. Il n’y a pas de minimum énergétique territorial. Amélioration des moteurs, développement de l’hydrogène, nouveaux matériaux de construction : les enjeux de recherche-développement ne manquent pas pour améliorer ce métabolisme. L’Union européenne ne peut pas jouer « petit bras » dans ce vaste chantier dans lequel les États-Unis – mais aussi la Corée du Sud et bien d’autres pays – investissent beaucoup. La sobriété, c’est donc savoir allier la modération et l’esprit de conquête.
La sobriété ne peut pas être renvoyée, de façon morale, à la seule responsabilité individuelle. Il est contre-productif d’appeler à des changements de pratiques quand les conditions sociales, économiques ou territoriales les rendent impossibles. Personne ne souhaite faire du vélo de nuit quand il pleut et en l’absence de voie sécurisée ! La sobriété est un projet collectif, donc politique. La « juste » sobriété n’est pas fixée a priori : elle est fonction des contextes et sera donc évolutive. Là réside peut-être le défi principal que l’écologie apporte à la société : celui de trouver les moyens de délibérer pour ajuster en continu les limites imposées à nos consommations. La sobriété, c’est un nouvel art de gouverner. Débattons-en !
- Pour une présentation détaillée de ce pacte, voir Camille Defard, « Le pacte vert pour l’Europe : vers la neutralité climat », Constructif, no 64, 2023, pp. 58-62.
- Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, « Les incidences économiques de l’action pour le climat », France Stratégie, mai 2023.
- Julien Damon, Les Classes moyennes, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
- ADEME, Les Futurs en transition, 2021.
- Pour davantage de détails, voir David Djaïz, Xavier Desjardins, La Révolution obligée. Réussir la transformation écologique sans dépendre de la Chine et des États-Unis, Paris, Allary Éditions, 2024.
- Les chercheurs utilisent souvent la métaphore du métabolisme. L’enjeu écologique est un métabolisme plus sobre.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-10/la-sobriete-en-europe-de-l-impasse-morale-au-projet-politique.html?item_id=7929
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