Laurent RIEUTORT

Professeur de géographie à l’université Clermont-Auvergne

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Les débats autour de la sobriété foncière

Grande ambition contemporaine des politiques d’aménagement et d’urbanisme, la sobriété foncière passe maintenant par l’objectif de « zéro artificialisation nette ». Le sujet nourrit des controverses techniques et des débats fondamentaux. L’essentiel est de partir de la réalité des territoires.

Envisagé à la fois comme un levier de la transition écologique et comme un nouveau paradigme d’aménagement du territoire, l’objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN) suscite de riches débats. Alors que l’artificialisation des sols ne représente, selon les sources, que 6 % à 9 % de l’espace national, de telles controverses peuvent surprendre. Mais, outre le fait que la France est le seul pays d’Europe à traduire cette trajectoire ZAN dans une loi, et donc dans ses documents de planification à toutes les échelles – des régions au bloc communal –, nous allons voir que plusieurs problématiques majeures sont soulevées par la sobriété foncière.

1. Sobriété foncière et formes d’artificialisation

Cette notion même d’artificialisation suscite les premiers débats. Les acteurs de l’aménagement doivent dépasser la vision du sol en tant que surface – affectée à tel ou tel usage – pour l’envisager comme un milieu vivant avec l’ensemble des services écosystémiques rendus. Par conséquent, comment concevoir une sobriété foncière qui tienne compte de cette « qualité » des sols ?

En s’intéressant aux impacts induits par un aménagement sur les sols, la réflexion s’élargit et soulève de multiples interrogations. Des jardins ou des espaces engazonnés dans les zones pavillonnaires sont-ils considérés comme artificialisés ? Et que penser des carrières ou des parcelles couvertes de panneaux photovoltaïques ? Au nom d’enjeux considérés comme vitaux – par exemple le développement des énergies renouvelables –, et sous réserve de respecter certains critères, la plupart de ces surfaces ont été exclues de la catégorie artificialisée dans les décrets d’application de la loi, ce qui confirme que la sobriété foncière est bien une construction sociale et politique. On devine la difficile articulation entre les objectifs d’actions publiques aux finalités différentes, mais complémentaires, à l’image du développement économique, des transitions énergétiques et de la politique de protection des sols et de la biodiversité. De même, s’il est logique de se focaliser sur la préservation du foncier agricole1, puisque environ 80 % des terres artificialisées étaient auparavant à usage agricole, une définition non qualitative est contestable. Certaines pratiques agricoles peuvent, en effet, être peu vertueuses et responsables d’une réduction de la biodiversité, du tassement des sols et de la perte de matière organique qui favorise le stockage de carbone dans les sols. D’autres débats peuvent se cristalliser sur la question des friches et l’enjeu de la réparation des sols privés dégradés. Comment définir la « renaturation » et quelles sont les formes de compensation envisagées dans le modèle de la balance de l’artificialisation « nette » ? Ont-elles une neutralité écologique et est-on capable d’en faire une complète évaluation environnementale, mais aussi économique ?

2. Sobriété foncière et développement territorial

Un deuxième champ de controverses, plus vives encore, est relatif aux conséquences du ZAN sur le développement des territoires, sur leur capacité à attirer des populations et des activités économiques. Celui-ci a suscité beaucoup d’inquiétudes parmi les élus, notamment ruraux ou périurbains, s’interrogeant sur une politique qui risque de bloquer toute initiative de développement local. Du côté des chercheurs, on discute d’une loi « otage de la ruralité2 » ou de l’« efficacité plus prononcée des métropoles » en ce qui concerne la sobriété foncière3. En filigrane est ainsi posée la question fondamentale de la justice spatiale et de l’équité territoriale entre des espaces caractérisés par des rythmes de croissance démographique hétérogènes. Si des marges de manœuvre existent en matière d’habitat, la disponibilité en foncier d’entreprises est plus réduite dans certains territoires : les intercommunalités estiment que 93 % des parcs d’activité pourraient être saturés à l’horizon 2030 – notamment dans des sites étendus et dans les zones métropolitaines4. Une analyse géographique permet d’affiner le diagnostic5. Sans surprise, la consommation d’espace est très polarisée autour des métropoles (cœurs, banlieues et couronnes périurbaines) ou des villes moyennes. On considère que près de 40 % de la consommation d’espace est concentrée sur 5 % des communes, tandis qu’une commune sur deux n’a aucune consommation dédiée à l'activité économique.

Dans le détail, les grands centres urbains, qui rassemblent 40 % de la population française et sont déjà très densément bâtis, ont logiquement moins consommé de terres entre 2009 et 2021 (6,5 % du total national artificialisé). Mais chaque commune a encore urbanisé 25 hectares en moyenne. Les centres urbains intermédiaires, les ceintures périurbaines ou encore les bourgs ruraux ont artificialisé la moitié de la consommation nationale. Plus étonnant, c’est dans le rural peu dense, qui recouvre quasiment 50 % de l’espace national, pour 15 % de sa population, que l’on a artificialisé un gros tiers de l’enveloppe globale, mais avec en moyenne seulement 5,5 hectares dans chaque commune. Enfin, le rural très peu dense (22 % de la surface pour 2,6 % de la population de l’Hexagone) a consommé moins de 7,6 % du total français, soit en moyenne 3,1 hectares et 0,2 % de la superficie des communes. L’observation confirme que l’on peut se développer et être sobre en consommation foncière, y compris en espace rural.

En effet, si l’on croise la dynamique d’artificialisation avec des indicateurs sociodémographiques, on constate une bonne efficacité avec des niveaux de consommation moyens, alors que la population et les actifs augmentent. C’est le cas dans plus de 400 intercommunalités (un tiers du total) situées dans les principaux cœurs métropolitains, mais aussi une partie du littoral atlantique ou méditerranéen, la plaine d’Alsace ainsi que les Alpes et plusieurs territoires montagneux. On peut penser que ces espaces sont soumis à la fois à une forte demande et à de multiples contraintes réglementaires et/ou géographiques (loi littoral ou loi montagne, zones protégées) qui poussent à une stratégie foncière de réduction de la consommation.

3. Sobriété foncière et enjeux sociaux

La logique du ZAN débouche, plus largement, sur une recomposition du marché foncier et sur des défis sociaux, notamment en matière de logement. Les modèles proposés par les économistes convergent sur le fait que la raréfaction du foncier urbanisable est susceptible de modifier complètement le marché et d’augmenter les prix des logements avec les conséquences sociales que l’on imagine. Quid du modèle de la maison individuelle accessible aux classes moyennes modestes alors que, déjà, la question des coûts du transport est essentielle dans les zones urbaines périphériques ?

Les collectivités territoriales risquent d’être soumises à des injonctions contradictoires : accroître leur stock de logements sociaux tout en satisfaisant la demande de logements de l’ensemble de la population et en réduisant la consommation d’espace. Ajoutons que si la « renaturation » des friches est possible, nous avons vu qu’elle était coûteuse, notamment lorsque les sols sont pollués ou les bâtiments difficiles à restructurer. Quel modèle (macro)économique pour éviter le renchérissement des prix des logements et garantir l’équité sociale, la qualité de la vie, l’emploi et des budgets publics maîtrisés ? On sait aussi que la vente de foncier (résidentiel et/ou économique) à bas prix pouvait être un argument d’attractivité pour certains territoires « périphériques », ruraux, voire périurbains. Comment peuvent alors évoluer leurs stratégies marketing ? En réalité, chercheurs et experts n’ont pas complètement la réponse à cette question prospective dans le contexte d’une transition écologique d’ensemble.

Deux conclusions découlent de ces interrogations. D’une part, on voit que des politiques publiques correctrices – qu’elles soient nationales ou locales – seront nécessaires. Un débat est notamment ouvert en matière de fiscalité alors que la présence de droits à artificialiser inégalement répartis pourrait redistribuer entre collectivités la dynamique de la fiscalité locale. Quels mécanismes de solidarité et de péréquation entre collectivités ? Comment inciter les investisseurs et les porteurs de projets à travailler sur l’existant ? Comment contrôler les phénomènes de rente pour les propriétaires ? D’autre part, la question du modèle urbain et du logement associé est posée. Il convient à la fois d’évaluer les besoins par territoire, mais aussi de refonder l’urbanité des centres-villes ou centres-bourgs, d’améliorer et d’optimiser le parc existant, tout en intégrant l’ensemble dans une stratégie plus globale qui tienne compte des enjeux d’emploi, de mobilité, d’accès aux services et de qualité de vie.

4. Sobriété foncière et gouvernance territoriale

Ces discussions dérivent rapidement sur la question clé : qui décide et à quelle échelle ? Dans la loi, la méthode retenue demeure très descendante : à partir des objectifs nationaux, on propose « en cascade » une déclinaison de la cible dans les outils de planification régionaux (schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires – SRADDET), puis infrarégionaux (schéma de cohérence territoriale – SCOT). Mais cette vision se heurte à une mise en application fort délicate, compte tenu de la taille des régions, avec des marges de manoeuvre limitées pour prendre en compte l’extraordinaire diversité des situations locales en ce qui concerne la consommation foncière, ou les moyens en financements, en ressources humaines et en outils de veille et d’action. Comment s’assurer également d’une bonne coordination avec les politiques agricoles, de l’eau ou de l’énergie menées par ailleurs sur les territoires ? Comment favoriser une réelle solidarité et une réelle réciprocité territoriale entre les villes et les espaces périurbains et ruraux, voire entre les différentes villes, entre les départements ou régions pour attirer les projets ? On insistera notamment sur l’intérêt de bien prendre en compte l’échelle des bassins de vie, de l’intercommunalité et des communes, qui est celle du projet de territoire, des régulations des concurrences, de la recherche des complémentarités et de l’action opérationnelle. Finalement, le débat porte bien sur la nécessité d’introduire des principes de subsidiarité et d’implication locale. En plus des acteurs classiques de l’aménagement (élus et techniciens des collectivités, urbanistes, promoteurs, bailleurs, etc.), il est nécessaire d’interroger les associations citoyennes, les agriculteurs, les chercheurs.

Associés à cette gouvernance adaptée, deux éléments sont indispensables. Premièrement, le financement des opérations s’impose en mobilisant les différents partenaires et investisseurs : soutien aux actions de réhabilitation et de valorisation de friches, portage par les établissements publics fonciers, stratégies fiscales locales au service du ZAN. Deuxièmement, et aux côtés d’un portage politique fort, l’ingénierie des pouvoirs publics doit partager les connaissances sur le foncier – notamment en matière de densification, de définition de nouvelles formes urbaines ou de renaturation –, s’inscrire dans une approche de moyen-long terme (prospective) et promouvoir un autre modèle d’aménagement.

5. Sobriété foncière et « modèles » de transition socioécologique

De fait, les stratégies de sobriété foncière doivent dépasser les schémas d’aménagement simplistes (« ruissellement » des métropoles attractives contre rural du « repli ordonné ») et déboucher sur une diversité de modèles d’organisation des territoires.

Certains espaces de faible densité et aux marchés fonciers peu tendus peuvent rester fidèles à des logiques de compensation en recherchant des soutiens publics, notamment pour assurer les centralités commerciales et de services ou l’offre de logement et de mobilités. Il s’agira alors d’améliorer l’habitat existant et de limiter les extensions périurbaines de proximité. D’autres, dans des contextes voisins ou bien autour de pôles urbains de province, pourront viser une stratégie d’adaptation en misant sur l’attractivité (populations, entreprises, visiteurs et touristes), sur des reprises de friches, un renforcement de l’usage des résidences secondaires ou des logements vacants, des extensions résidentielles ou économiques, coordonnées à des échelles départementales ou régionales. Dans plusieurs métropoles, des dispositifs plus compatibles avec le ZAN pourront jouer sur les réseaux et les reconnexions, sur des climats créatifs pour accueillir de nouveaux entrepreneurs et types d’activités. Afin de limiter l’artificialisation, on cherchera alors à partager et à mutualiser l’espace, y compris à des échelles plus larges, dans des logiques de réciprocité rural-urbain. Ailleurs, il s’agira de relocaliser certaines fonctions, industrielles ou de services, en s’appuyant sur les ressources locales plus ou moins spécifiques, sur les marchés et les commerces de proximité, tout en diversifiant l’offre de logement ou de zones d’activités, en renaturant des friches et en intensifiant les usages du bâti.

Enfin, les stratégies de redimensionnement dans des territoires peu tendus ou « décroissants » viseront à promouvoir la qualité de vie des habitants, à répondre à leurs préoccupations quotidiennes (y compris en termes d’amélioration énergétique des logements), à encourager le renouvellement ou la réhabilitation du bâti avec des démolitions ciblées ainsi que la valorisation de l’environnement et des cadres de vie (jardins, agriculture urbaine).

Au total, la sobriété foncière promue par le législateur français soulève de nombreuses questions, car elle conduit à réinterroger les modèles de développement et les formes de gouvernance à toutes les échelles (État, régions, communes et intercommunalités) ainsi que les enjeux globaux (démographie et logement, mobilité, énergie, qualité des sols et alimentation). Seule une approche ascendante et apprenante, mobilisant l’ensemble des acteurs, peut tenter d’apporter des réponses favorisant son acceptabilité sociale.

Sur quelques modèles d’aménagement en lien avec les enjeux de sobriété foncière

Source : d’après Laurent Rieutort, Population et avenir, no 768.

  1. France Stratégie, « L’artificialisation des sols : un phénomène difficile à maîtriser », La Note d’analyse, no 128, novembre 2023. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs_2024_-_na_128_artificialisation_des_sols_-_janvier.pdf.
  2. Vanier, Martin, « Zéro artificialisation nette : premières leçons », La Grande Conversation (7 septembre 2023). https://www.lagrandeconversation.com/ecologie/zero-artificialisationnette-premieres-lecons/.
  3. « L’efficacité de la consommation d’espaces en termes de nouveaux ménages diminue à mesure que l’on s’éloigne des grands centres urbains », France Stratégie, ibid.
  4. « Le foncier économique à l’heure de la sobriété foncière », Focus économie, Intercommunalités de France, septembre 2022. https://www.intercommunalites.fr/app/uploads/2022/10/2022-09-idf-focus-foncier-economique-sobriete-fonciere-etat-perspectives.pdf.
  5. Voir Laurent Rieutort, « Sobriété foncière et territoires. D’autres approches du ZAN justifiées par la géographie », Population et avenir, no 768, 2024.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-10/les-debats-autour-de-la-sobriete-fonciere.html?item_id=7933
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