Société de longévité,vsociété de frugalité
Les deux grandes transitions à l’oeuvre, démographique et écologique, entretiennent des liens. Le vieillissement des populations peut même s’envisager comme une opportunité pour davantage de sobriété. La modération des consommations et les soucis de prévention des plus âgés dessinent les contours de comportements, individuels et collectifs, vertueusement plus frugaux.
Et si les vieux allaient (ré)inventer la frugalité ?vLa frugalité sera-t-elle une caractéristique de la société de la longévité ? La question mérite d’être posée d’abord parce que la transition démographique aura des conséquences en matière d’écologie et de consommation. Elle peut aussi se poser en termes d’influence culturelle des seniors sur l’ensemble de la société. Une influence qui se renforce à mesure que l’importance numérique des seniors se développe. La question serait donc : en quoi, après avoir inventé la jeunesse, les nouveaux seniors repensent-ils les manières de vieillir en prenant en compte les enjeux écologiques ?
Une partie de notre capacité à faire face aux enjeux écologiques et climatiques provient de l’analyse des comportements des seniors et de leur capacité à orienter nos modes de vie vers une forme acceptable et désirable de frugalité.
Seniorisation et transitions du monde
Rappelons d’abord que la société de la longévité part d’une quadruple réalité : allongement de la vie, augmentation du nombre des plus de 65 ans, proportion toujours plus élevée des plus de 65 ans comparée aux moins de 20 ans et baisse de la fécondité. Nous entrons dans l’ère de la « seniorisation » de la société au niveau mondial. Au début des années 2020, l’âge médian dans le monde est de 30,49 ans, contre 25,25 en 2000 et 20,3 ans en 1970 1. Nous avons pris 10 ans en cinquante-cinq ans et 5 ans en moins de vingt-cinq…
L’âge médian est de 19 ans en Afrique (14,5 ans au Niger) et de 42 ans en Europe (47,7 ans en Italie). Il dépasse les 57 ans au Vatican, les 54 ans à Monaco et les 49 ans au Japon. En France, il est de 41,6 ans, contre 33,5 ans en 1950. D’ici à 2027, les plus de 65 ans seront plus nombreux que les moins de 20 ans. Bref, notre destin démographique – et donc pour grande partie notre destin tout court – sera le vieillissement et la longévité.
Si notre destin c’est le vieillissement, notre enjeu est aussi de limiter le réchauffement climatique, de sauvegarder la biodiversité et les équilibres de la nature. Un enjeu encore plus prégnant pour les plus fragiles (enfants, aînés, malades, etc.).
Il s’agit donc de prendre en compte ensemble les enjeux climatiques et la transition démographique. Plutôt qu’opposer les générations et traiter ces sujets majeurs en silos, ne serait-il pas plus efficace et cohérent de les aborder ensemble ? Dans cette optique, une pensée de la frugalité doit être avancée.
Repartons du terme transition au sens de « changement structurel des règles du jeu, des comportements et des imaginaires ». Qu’il s’agisse de la question démographique ou de la dynamique écologique, les deux impliquent une transformation très profonde tant des comportements et de l’organisation de nos sociétés que de l’économie. Par ailleurs, dans les deux cas, le déni de la société et des décideurs fut, pendant des décennies, singulièrement appuyé. Un déni qui a contribué à l’impuissance… Aujourd’hui encore, il reste très présent, et les imaginaires associés à ces deux transformations restent très négatifs. Pour parler comme Polanyi2, les deux transitions sont encastrées dans la société, mais le récit de cette double mutation n’est guère porté dans l’espace public.3.
Pour saisir la puissance de ce déni, empruntons à Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, la notion de « tragédie des horizons ». Carney avait utilisé ce terme au moment de la COP15 pour dire la difficulté de demander des efforts sur-le-champ alors que les effets de l’inaction ne se verraient que plus tard. La prévention en santé pose le même problème. Dans les deux cas, la tentation est d’attendre et de remettre à plus tard les changements et actions. À cela s’ajoute une peur que les « vieux », vus tels des conservateurs attardés, sclérosent le pays… Il y a la peur de vieillir et le déni des dérèglements climatiques. Or, dans les deux cas, on peut déjà agir à la fois sur un plan global et au niveau personnel, faire de la prévention, changer certaines habitudes. Ce qui devrait d’ailleurs être plus facile à 20 ou 30 ans qu’à 70 ou 80.
La « génération climat » ce sont les boomers !
Pour dépasser cette tragédie de l’impuissance, ce double refus de l’obstacle, penser les deux transitions dans une logique de coopération ouvre sans doute de nouvelles pistes concrètes. Deux transitions, c’est aussi deux chances de répondre aux enjeux et de produire un récit positif d’une sobriété de développement. Une sobriété positive gage de qualité de vie plutôt que l’éloge d’une société punitive faite d’une litanie d’interdictions.
Les seniors sont-ils un frein ou au contraire une population sur qui s’appuyer pour penser la frugalité ? C’est la question des représentations et des imaginaires. Le discours majoritaire parmi les tenants de l’écologie politique, mais aussi dans la population, accuse les générations issues du baby-boom de ne rien faire pour le climat alors qu’elles porteraient la responsabilité de la situation. En parallèle, le récit angélique sur la jeunesse, forcément consciente des enjeux et motrice des changements, est très présent. Le réel est plus compliqué. Il y a sur cette pseudo-opposition le même placage d’une idéologie essentialiste très présente cherchant à enfermer chacun dans une identité d’origine, à développer une « hémiplégie morale », comme disait Ortega y Gasset 4. Or, nous sommes des animaux sociaux faits d’une diversité d’identités, de parcours biographiques et de personnalités. L’aventure de la modernité fut justement de nous désincarcérer d’un déterminisme de naissance.
Il n’y a pas de guerre climatique des générations !Bien sûr, la plupart des jeunes d’aujourd’hui sont beaucoup plus sensibles à la question du réchauffement climatique que ceux de 1950. Mais les anciens jeunes de 1950 ne sont pas moins conscients des enjeux. Les études le confirment : 74 % des moins de 35 ans et autant des plus de 65 ans se disent inquiets des conséquences du dérèglement climatique pour la France5. L’élément déterminant n’est pas l’âge mais le sexe : les femmes sont 80 % à s’inquiéter contre 67 % des hommes ! Il n’y a pas une génération de jeunes bénie des dieux de l’écologie contre une génération de vieux pourris défenseurs de la pollution.
Un sondage Toluna Harris Interactive publié au début de 2024 signalait que 32 % des 18-24 ans placent le changement climatique comme une préoccupation majeure, contre 45 % des plus de 65 ans. Concernant ceux qui reconnaissent le dérèglement climatique comme problème essentiel, 44 % estiment savoir ce qu’ils pourraient faire à leur niveau pour lutter encore plus contre le phénomène. Si 31 % des plus de 65 ans sont de cet avis, les plus jeunes sont 64 % à être convaincus de ce qu’il faut faire. Un écart de 33 points6. Ce volontarisme autodéclaré se traduit-il concrètement ? Pas sûr. Ainsi, 40 % des moins de 35 ans déclarent jeter leurs déchets par la fenêtre de leur voiture contre 27 % pour l’ensemble des Français7.
Bruno David, ancien président du Muséum national d’histoire naturelle, note que l’empreinte écologique d’un jeune il y a cinquante ans était plus légère que celle d’un adolescent des années 2020. Faisons le calcul du nombre de vols en avion déjà effectués par un trentenaire par rapport à sa grand-mère sur toute une vie…
La convergence des transitions…
Très concrètement, l’évolution vers des modes de vie et des comportements plus sobres offre un levier pour réussir l’adaptation aux deux transitions. Adapter l’habitat au vieillissement et l’isoler pour éviter les déperditions d’énergie permettent de traiter les deux transitions. L’approche est d’autant plus centrale qu’avec l’avancée en âge, la taille des ménages diminue, le besoin de chauffage augmente et les gens vivent plus souvent dans des logements mal isolés8.
Limiter la vitesse en ville favorise la santé en réduisant les émissions de CO2, renforce la sécurité des passants et contribue à lutter contre le dérèglement climatique. De même, favoriser les jardins partagés contribue à la fois à améliorer la qualité de vie des gens par un accès gratuit à des fruits et légumes bien cultivés, à rendre l’environnement plus beau et à favoriser l’exercice physique et le lien entre les générations. En même temps, ces jardins permettent de produire sans intrants et en favorisant les circuits courts, ce qui réduit les transports. Ils mobilisent des plus âgés qui aiment jardiner et qui peuvent prodiguer des conseils à leurs cadets.
Plus largement, aller vers une certaine sobriété consiste à faire attention à l’eau, à l’électricité, à ses modes de transport. Ces pratiques restent habituelles pour nombre de seniors, qui ont gardé les habitudes des anciens (« termine ton assiette ») et se souviennent des temps où les bouteilles de verre étaient consignées, ou qui, pour des raisons de préservation de leur pouvoir d’achat, sont habitués à être attentifs aux dépenses du quotidien.
Sur un autre plan, celui du travail, le vieillissement est aussi une opportunité pour une croissance plus sobre et plus qualitative. La hausse du nombre des plus de 50 ans et la baisse du nombre de jeunes conduiront (eh oui !) à travailler plus longtemps. Or, des travailleurs plus vieux, ce sont des acteurs plus expérimentés et plus diplômés. Ce qui améliorera la qualité du service et de l’écoute comme la productivité. Des travailleurs seniors parfois moins rapides et plus sobres contribueront à réduire les gâchis, les pièces ratées, les erreurs de manipulation. Ils savent également mieux écouter, prendre de la distance, garder leur calme.
Prévention et modération
Un des enjeux majeurs devant les deux transitions concerne la prévention : si je pratique une activité physique, si je suis attentif à ma manière de me nourrir, si j’évite tabac, alcool et autres drogues, je me donne bien des chances pour vivre plus longtemps en bonne santé, et mon mode de vie est plus bénéfique pour la planète (et pour les comptes publics). Une politique de la frugalité implique d’améliorer l’espérance de vie en bonne santé pour la rapprocher de l’espérance de vie totale.
La prévention, c’est la modération en action, avec une frugalité comme mode de vie et comme plaisir de l’existence. Les plus âgés sont les premiers à être attentifs à cette frugalité pour gagner en qualité de vie. Les études montrent qu’avec l’âge ils ont tendance à faire durer les produits, à se distancier des effets de mode, à prendre du recul sur les innovations inutiles.
Les nouveaux seniors inventent une société plus économe et prennent de la distance avec la surconsommation. Pour le système de consommation, un jeune couple qui emménage, ou un autre qui se sépare, sera toujours plus intéressant, en matière de volume d’achat et d’attention aux nouveautés, qu’un senior, en couple ou non, qui tend à se contenter de ce dont il dispose. Le marché préfère les jeunes qui s’installent dans la vie aux vieux qui font durer les équipements ou les vêtements.
L’âge venant, les modes de consommation évoluent. Les enquêtes quinquennales « Budget de famille » de l’INSEE relèvent, à revenu et taille de ménage égaux, un pic de consommation vers 45 ans9. Elle se stabilise ensuite puis diminue. La consommation annuelle totale par ménage des plus de 55 ans est toujours inférieure à celle des plus de 25 ans. La consommation annuelle des plus de 75 ans se situe au-dessous de celle des moins de 25 ans. « On explique habituellement le résultat de la diminution de la consommation en fin de cycle de vie par la décroissance des besoins avec l’âge10. ». Mais les évolutions sociologiques des nouvelles générations de seniors, l’hétérogénéité croissante des imaginaires des populations âgées issues du baby-boom, les effets sur le pouvoir d’achat de la baisse relative des retraites et de lendemains moins lisibles, l’amélioration de l’habitat des plus âgés peuvent donner à l’avenir des résultats différents. Nous verrons cependant de plus en plus de seniors pratiquant la mutualisation, en particulier pour les transports (covoiturage) ou pour le logement (habitat partagé), favorisant une consommation plus sobre. La conscience d’une partie des personnes âgées – comme des plus jeunes – de l’effet sur la nature et sur la santé de leur mode de consommation entraîne et entraînera des comportements plus sobres.
Longévité et sobriété se conjuguent dans la proximité. Là où les gens vivent, ils peuvent se mobiliser concrètement et en ressentir les effets, aussi bien pour s’adapter au réchauffement climatique qu’au vieillissement de la population. Or, rappelons combien les seniors ont maintenu le monde rural. Qui est resté travailler sur place ? Qui fait vivre le commerce de proximité ? Qui s’est investi comme élu local ? Qui entretient les paysages et le maraîchage ?
Les nouveaux vieux contribueront à valoriser et à faire (re)vivre la frugalité. Mais une frugalité joyeuse car, par temps de déstabilisation écologique et de transition démographique, nous avons tous, pour reprendre Camus, « besoin de beauté pure, qui est le pain de (notre) cœur11 ».
- Estimations ONU, février 2024.
- Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.
- Serge Guérin, Et si les vieux aussi sauvaient la planète ?, Paris, Michalon 2024.
- « Être de gauche ou être de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale », écrivait José Ortega y Gasset dans La Révolte des masses (1929).
- Sondage Ipsos-CESE d’octobre 2023.
- Étude Viavoice, octobre 2023.
- Sondage Fondation Vinci-Ipsos, juillet 2024.
- Fabrizio Natale, Philipp Ueffing, Christoph Deuster, « Comment la démographie influence-t-elle le changement climatique ? Le cas de l’Europe », Population et sociétés, no 614, 2023.
- « Les dépenses des ménages en 2017 », enquête « Budget de famille », INSEE, 15 septembre 2020.
- Marceline Bodier, « Les effets d’âge et de génération sur le niveau et la structure de consommation », Économie et statistique, no 324-325, 1999.
- Albert Camus, Carnets, Paris, Gallimard, 1962.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-10/societe-de-longevitevsociete-de-frugalite.html?item_id=7932
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article