Henry David THOREAU

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Nécessités vitales et sobriété radicale

Écrivain et essayiste américain passé par l’université Harvard et par la vie solitaire dans les bois, Henry David Thoreau (1817-1862) a fait l’expérience d’une existence simple, réduisant ses besoins aux strictes nécessités. Il en tire

Il ne serait pas sans avantage de mener une vie primitive et de frontière, quoique au milieu d’une civilisation apparente, quand ce ne serait que pour apprendre en quoi consiste le grossier nécessaire de la vie et quelles méthodes on a employées pour se le procurer ; sinon de jeter un coup d’oeil sur les vieux livres de comptes des marchands afin de voir ce que c’était que les hommes achetaient le plus communément dans les boutiques, ce dont ils faisaient provision, c’est-à-dire ce qu’on entend par les plus grossières épiceries. Car les améliorations apportées par les siècles n’ont eu que peu d’influence sur les lois essentielles de l’existence de l’homme : de même que nos squelettes, probablement, n’ont pas à se voir distingués de ceux de nos ancêtres.

Par les mots « nécessaire de la vie », j’entends tout ce qui, fruit des efforts de l’homme, a été dès le début, ou est devenu par l’effet d’une longue habitude, si important à la vie humaine qu’il se trouvera peu de gens, s’il se trouve quiconque, pour tenter jamais de s’en passer, que ce soit à cause de vie sauvage, de pauvreté ou de philosophie.

Pour maintes créatures il n’existe en ce sens qu’un seul nécessaire de la vie – le Vivre. Pour le bison de la prairie, cela consiste en quelques pouces d’herbe tendre, avec de l’eau à boire ; à moins qu’il ne recherche le Couvert de la forêt ou l’ombre de la montagne. Nul représentant de la gent animale ne requiert plus que le Vivre et le Couvert. Les nécessités de la vie pour l’homme en ce climat peuvent, assez exactement, se répartir sous les différentes rubriques de Vivre, Couvert, Vêtement et Combustible ; car il faut attendre que nous nous les soyons assurés pour aborder les vrais problèmes de la vie avec liberté et espoir de succès.

L’homme a inventé non seulement les maisons, mais les vêtements, mais les aliments cuits ; et il se peut que de la découverte accidentelle de la chaleur produite par le feu, et de l’usage qui en est la conséquence, luxe pour commencer, naquit la présente nécessité de s’asseoir près de lui. Nous voyons les chats et les chiens acquérir la même seconde nature. Grâce à un Couvert et à un Vêtement convenables nous retenons légitimement notre chaleur interne ; mais avec un excès de ceux-là, ou de Combustible, c’est-à-dire avec une chaleur externe plus grande que notre chaleur interne, ne peut-on dire que commence proprement la cuisine ? Darwin, le naturaliste, raconte à propos des habitants de la Terre de Feu, que dans le temps où ses propres compagnons, tous bien vêtus et assis près de la flamme, étaient loin d’avoir trop chaud, on remarquait, à sa grande surprise, que ces sauvages nus, qui se tenaient à l’écart, « ruisselaient de sueur pour se voir de la sorte rôtis ». De même, nous dit-on, le Néo- Hollandais va impunément nu, alors que l’Européen grelotte dans ses vêtements. Est-il impossible d’unir la vigueur de ces sauvages à l’intellectualité de l’homme civilisé ? Suivant Liebig, le corps de l’homme est un fourneau, et les vivres, l’aliment qui entretient la combustion dans les poumons. En temps froid nous mangeons davantage, et moins en temps chaud. La chaleur animale est le résultat d’une combustion lente ; est-elle trop rapide que se produisent la maladie et la mort ; soit par défaut d’aliment, soit par vice de tirage, le feu s’éteint. Il va sans dire que la chaleur vitale n’a pas à se voir confondue avec le feu ; mais trêve d’analogie. Il apparaît donc, d’après le tableau qui précède, que l’expression « vie animale » est presque synonyme de l’expression « chaleur animale » ; car tandis que le Vivre peut être considéré comme le Combustible qui entretient le feu en nous – et le Combustible ne sert qu’à préparer ce Vivre ou à accroître la chaleur de nos corps par addition venue du dehors – le Couvert et aussi le Vêtement ne servent qu’à retenir la chaleur ainsi engendrée et absorbée.

La grande nécessité, donc, pour nos corps, est de se tenir chauds, de retenir en nous la chaleur vitale. Que de peine, en conséquence, nous prenons à propos non seulement de notre Vivre, et Vêtement, et Couvert, mais de nos lits, lesquels sont nos vêtements de nuit, dépouillant nids et gorges d’oiseaux pour préparer ce couvert à l’intérieur d’un couvert, comme la taupe a son lit d’herbe et de feuilles au fond de son terrier. Le pauvre homme est habitué à trouver que ce monde en est un bien froid ; et au froid non moins physique que social rattachons-nous directement une grande partie de nos maux. L’été, sous certains climats, rend possible à l’homme une sorte de vie paradisiaque. Le Combustible, sauf pour cuire son Vivre, lui devient alors inutile, le soleil est son feu, et beaucoup parmi les fruits se trouvent suffisamment cuits par ses rayons ; tandis que le Vivre, en général plus varié, se procure plus aisément, et que le Vêtement ainsi que le Couvert perdent totalement ou presque leur utilité.

Au temps présent, et en ce pays, si j’en crois ma propre expérience, quelques ustensiles, un couteau, une hache, une bêche, une brouette, etc., et pour les gens studieux, lampe, papeterie, accès à quelques bouquins, se rangent immédiatement après le nécessaire, comme ils se procurent tous à un prix dérisoire. Ce qui n’empêche d’aucuns, non des plus sages, d’aller de l’autre côté du globe, dans des régions barbares et malsaines, se consacrer des dix ou vingt années au commerce en vue de pouvoir vivre – c’est-à-dire se tenir confortablement chauds – et en fin de compte mourir dans la Nouvelle-Angleterre.

Poète et philosophe, précurseur et référence phare de l’écologie, Henry David Thoreau a vécu deux ans, seul, dans une petite cabane qu’il avait construite au bord de l’étang de Walden dans le Massachusetts. À partir de cette expérience, il rédige son récit Walden ou la vie dans les bois (1854). Antiesclavagiste et pacifiste, il avait auparavant publié un essai sur La Désobéissance civile (1849), dans lequel il plaide pour la limitation drastique de l’action gouvernementale.

Les luxueusement riches ne se contentent pas de se tenir confortablement chauds, mais s’entourent d’une chaleur contre nature ; comme je l’ai déjà laissé entendre, ils se font cuire, cela va sans dire, à la mode.

Le luxe, en général, et beaucoup du soi-disant bien-être non seulement ne sont pas indispensables, mais sont un obstacle positif à l’ascension de l’espèce humaine. Au regard du luxe et du bien-être, les sages ont de tout temps mené une vie plus simple et plus frugale que les pauvres. Les anciens philosophes, chinois, hindous, persans et grecs, représentent une classe que pas une n’égala en pauvreté pour ce qui est des richesses extérieures, ni en richesse pour ce qui est des richesses intérieures. Nous ne savons pas grand-chose sur eux. Il est étonnant que nous sachions d’eux autant que nous faisons.

La même remarque peut s’appliquer aux réformateurs et bienfaiteurs plus modernes de leur race. Nul ne peut se dire impartial ou prudent observateur de la vie humaine, qui ne se place sur le terrain avantageux de ce que nous appellerons la pauvreté volontaire. D’une vie de luxe le fruit est luxure, qu’il s’agisse d’agriculture, de commerce, de littérature ou d’art. Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes. Encore est-il admirable de professer pour quoi il fut jadis admirable de vivre. Être philosophe ne consiste pas simplement à avoir de subtiles pensées, ni même à fonder une école, mais à chérir assez la sagesse pour mener une vie conforme à ses préceptes, une vie de simplicité, d’indépendance, de magnanimité et de confiance. Cela consiste à résoudre quelques-uns des problèmes de la vie, non pas en théorie seulement, mais en pratique. Le succès des grands savants et penseurs, en général, est un succès de courtisan, ni royal, ni viril. Ils s’accommodent de vivre tout bonnement selon la règle commune, presque comme faisaient leurs pères, et ne se montrent en nul sens les procréateurs d’une plus noble race d’hommes.

Mais comment se fait-il que les hommes sans cesse dégénèrent ? Qu’est-ce qui fait que les familles s’éteignent ? De quelle nature est le luxe qui énerve et détruit les nations ? Sommes-nous bien sûrs qu’il n’en soit pas de traces dans notre propre existence ? Le philosophe est en avance sur son siècle jusque dans la forme extérieure de sa vie. Il ne se nourrit, ne s’abrite, ne se vêt ni ne se chauffe comme ses contemporains. Comment pourrait-on se dire philosophe à moins de maintenir sa chaleur vitale suivant de meilleurs procédés que les autres hommes ?

Lorsqu’un homme est chauffé suivant les différents modes que j’ai décrits, que lui faut-il ensuite ? Assurément nul surcroît de chaleur du même genre, ni nourriture plus abondante et plus riche, maisons plus spacieuses et plus splendides, vêtements plus beaux et en plus grand nombre, feux plus nombreux, plus continus et plus chauds, et le reste. Une fois qu’il s’est procuré les choses nécessaires à l’existence, s’offre une autre alternative que de se procurer les superfluités ; et c’est de se laisser aller maintenant à l’aventure sur le vaisseau de la vie, ses vacances loin d’un travail plus humble ayant commencé. Le sol, semble-t-il, convient à la semence, car elle a dirigé sa radicule de haut en bas, et voici qu’en outre, elle peut diriger sa jeune pousse de bas en haut avec confiance. Pourquoi l’homme a-t-il pris si fermement racine en terre, sinon pour s’élever en semblable proportion là-haut dans les cieux ?

Il n’était pas de matin qui ne fût une invitation joyeuse à égaler ma vie en simplicité, et je peux dire en innocence, à la Nature même. J’ai été un aussi sincère adorateur de l’Aurore que les Grecs. Je me levais de bonne heure et me baignais dans l’étang ; c’était un exercice religieux, et l’une des meilleures choses que je fisse. On prétend que sur la baignoire du roi Tching-thang des caractères étaient gravés à cette intention : « Renouvelle-toi complètement chaque jour ; et encore, et encore, et encore à jamais. » Voilà que je comprends. Le matin ramène les âges héroïques. Le léger bourdonnement du moustique en train d’accomplir son invisible et inconcevable tour dans mon appartement à la pointe de l’aube, lorsque j’étais assis porte et fenêtre ouvertes, me causait tout autant d’émotion que l’eût pu faire nulle trompette qui jamais chanta la renommée. C’était le requiem d’Homère ; lui-même une Iliade et Odyssée dans l’air, chantant son ire à lui et ses courses errantes. Il y avait là quelque chose de cosmique ; un avis constant, jusqu’à plus ample informé, de l’éternelle vigueur et fertilité du monde. Le matin, qui est le plus notable moment du jour, est l’heure du réveil. C’est alors qu’il est en nous le moins de somnolence ; et pendant une heure, au moins, se tient éveillée quelque partie de nous mêmes, qui tout le reste du jour et de la nuit sommeille.

Il nous faut apprendre à nous réveiller et tenir éveillés, non grâce à des secours mécaniques, mais à une attente sans fin de l’aube, qui ne nous abandonne pas dans notre plus profond sommeil. Je ne sais rien de plus encourageant que l’aptitude incontestable de l’homme à élever sa vie grâce à un conscient effort. C’est quelque chose d’être apte à peindre tel tableau, ou sculpter une statue, et ce faisant rendre beaux quelques objets ; mais combien plus glorieux il est de sculpter et de peindre l’atmosphère comme le milieu même que nous sondons du regard, ce que moralement il nous est loisible de faire. Avoir action sur la qualité du jour, voilà le plus élevé des arts. Tout homme a pour tâche de rendre sa vie, jusqu’en ses détails, digne de la contemplation de son heure la plus élevée et la plus sévère. Rejetterions-nous tel méchant avis qui nous est fourni, ou plutôt en userions-nous jusqu’à parfaite usure, que les oracles nous instruiraient clairement de la façon dont nous devons nous y prendre.

Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère ; pas plus que je ne voulais pratiquer la résignation, à moins que ce ne fût tout à fait nécessaire. Ce qu’il me fallait, c’était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en Spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression, et, si elle se découvrait mesquine, eh bien, alors ! en tirer l’entière, authentique mesquinerie, puis divulguer sa mesquinerie au monde ; ou si elle était sublime, le savoir par expérience, et pouvoir en rendre un compte fidèle dans mon excursion suivante. Car, pour la plupart, il me semble, les hommes se tiennent dans une étrange incertitude à son sujet, celle de savoir si elle est du diable ou de Dieu, et ont quelque peu hâtivement conclu que c’est la principale fin de l’homme ici-bas que de « glorifier Dieu et de s’en réjouir à jamais ».

Encore vivons-nous mesquinement, comme des fourmis ; quoique suivant la fable il y ait longtemps que nous fûmes changés en hommes ; tels des pygmées nous luttons contre des grues ; c’est là erreur sur erreur, rapiéçage sur rapiéçage, et c’est une infortune superflue autant qu’évitable qui fournit à notre meilleure vertu l’occasion de se manifester. Notre vie se gaspille en détails. Un honnête homme n’a guère besoin de compter plus que ses dix doigts, ou dans les cas extrêmes peut-il y ajouter ses dix doigts de pied, et mettre le reste en bloc.

De la simplicité, de la simplicité, de la simplicité ! Oui, que vos affaires soient comme deux ou trois, et non cent ou mille ; au lieu d’un million, comptez par demi-douzaine, et tenez vos comptes sur l’ongle du pouce. […] Simplifiez, simplifiez. Au lieu de trois repas par jour, s’il est nécessaire n’en prenez qu’un ; au lieu de cent plats, cinq ; et réduisez le reste en proportion. La nation elle-même, avec tous ses prétendus progrès intérieurs, lesquels, soit dit en passant, sont tous extérieurs et superficiels, n’est autre qu’un établissement pesant, démesuré, encombré de meubles et se prenant les pieds dans ses propres frusques, ruiné par le luxe comme par la dépense irréfléchie, par le manque de calcul et de visée respectable, à l’instar des millions de ménages que renferme le pays ; et l’unique remède pour elle comme pour eux consiste en une rigide économie, une simplicité de vie et une élévation de but rigoureuses et plus que spartiates. Elle vit trop vite. Les hommes croient essentiel que la Nation fasse du commerce, exporte de la glace, cause par un télégraphe et parcoure trente milles à l’heure, sans un doute, que ce soit eux-mêmes ou non qui le fassent ; mais que nous vivions comme des babouins ou comme des hommes, voilà qui est quelque peu incertain.

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