Sobriété, modération et juste milieu
La Grèce antique nous rappelle que la sobriété constitue une vertu humaine. Opposée à la démesure et aux excès, que l’on retrouve dans les banquets ou dans des régimes politiques démagogiques, la modération en toute chose autorise le plaisir sans dépendance et l’accord harmonieux avec le monde
La nature de chaque mode musical se distingue par des intervalles dissemblables, lesquels sont d’emblée perceptibles, de sorte que les auditeurs sont placés dans des dispositions d’esprit différentes en fonction de chacun de ces modes. Certains, comme le mixolydien, les placent dans une disposition d’esprit a` la fois plaintive et tendue, d’autres, comme les modes alanguis, les invitent à une douce rêverie. Un autre mode leur procure mesure et constance, comme seul semble le faire le dorien, alors que le phrygien les transporte d’enthousiasme. […] Tous s’accordent à dire que le mode dorien est le plus mesure´ et comme celui qui possède au plus haut degré un caractère qui exalte le courage. Or, puisque nous louons le juste milieu plutôt que les extrêmes, que nous soutenons que c’est lui qu’il faut rechercher car il possède cette nature médiane, alors, il convient de toute évidence d’enseigner de préférence les mélodies doriennes aux jeunes gens. »
Aristote, Politique, VIII, 1340 b ; 1342 b, trad. Anne Sokolowska
1. Où il est question de l’ordre grec
La sobriété, le juste milieu et la modération, la mesure et la proportion, la sôphrosunè, la metriopatheia, la « tranquillité en matière d’opinions », une absence de troubles liée à la suspension des jugements, « l’équilibre des affects dans les choses qui s’imposent à nous » conduisent à approcher, dans le domaine de la theôria et de la praxis, de la pensée et de l’action, de la philosophie, du politique ou de la métapolitique, un je-ne-sais-quoi de fondamentalement grec.
Quelque chose que l’on peut deviner quand on observe le Parthénon, ce syllogisme de marbre, une perfection de l’intelligence, une révélation de la symétrie et une exhortation à la beauté, le symbole d’une harmonie dans un rapport grec au monde, les idées d’une moyenne proportionnelle, d’une commune mesure, d’une médiation, d’un équilibre, une abstraction qui organise les correspondances et les tensions contraires du nombre et de la pierre, de la grâce et de la pesanteur, du visible et de l’invisible, du sacré et du politique, de la justice et de la nécessité, de l’esprit et de la matière : Pythagore et la « porte d’harmonie », la « divine proportion », Vitruve et le principe de la « section d’or », et la beauté en équation dans la série de Fibonacci. « Le temple dorique a alors cessé d’être sur l’Acropole la chose de pierre qui contient dans ses limites un dieu, le nomme et l’honore ; il s’est fait, sur le ciel de la mathématique, le signe mortel et visible d’une invisible et immortelle Proportion 1. »
Quelque chose, encore, que l’on peut approcher, quand on se souvient que, lors d’un symposion, d’un festin « où l’on boit ensemble », les Grecs, amants de la mesure, mélangent le vin avec de l’eau. Ces derniers opposent les peuples qui boivent du vin à ceux qui n’en boivent pas, ceux qui le consomment avec modération à ceux qui en abusent, ceux qui le boivent coupé d’eau à ceux qui le boivent pur, comme c’est le cas des Macédoniens2 et de certains peuples barbares. Les Perses ont un grand penchant pour le vin : « Ivres, ils ont coutume de débattre des affaires les plus sérieuses. Le lendemain, le maître de maison soumet à ses hôtes dégrisés ce qui leur a agréé lors des délibérations de la veille. Si les décisions prises leur agréent toujours, à jeun, ils les appliquent, sinon, ils les rejettent. À l’inverse, lorsqu’ils ont débattu une question à jeun, ils l’examinent à nouveau, ivres3. » Les Thraces le boivent d’un trait. Les Scythes, les plus cruels d’entre les nomades, tombent dans l’ivresse la plus profonde. En effet, pour les Grecs, consommer du vin pur est signe d’hybris. Dans l’Odyssée, même les prétendants, qui bouleversent les lois de l’hospitalité, qui pillent les richesses d’Ulysse, qui ne respectent pas le principe du don et du contre-don, des parts d’honneur et des libations aux dieux, mettent de l’eau dans leur vin. Au chant IX, le vin pur brouille les idées du Cyclope…
Quelque chose, enfin, que l’on devine, quand on pense à la morale d’Épicure et à sa quête d’absence de trouble, l’ataraxie, qui est l’équilibre, la sérénité de l’âme, la vie heureuse impliquant un mélange de sagesse et de plaisirs, non exclus, mais contrôlés par l’intelligence, la raison : nous sommes, pour le sage, comme des échansons devant deux fontaines, l’une, celle du plaisir, une fontaine de miel, l’autre, celle de la sagesse, une fontaine sobre qui ne contient pas de vin et d’où coule une eau âcre et saine. Pour parvenir à la tranquillité du corps et à disperser les orages de l’âme, il faut distinguer ces plaisirs de ceux qui sont vains et qui proviennent d’une opinion vide. Le plaisir, hèdonè, bien principal et inné, n’est pas la luxure des débauchés ou la jouissance effrénée, la délicieuse satisfaction de Calliclès dans le Gorgias ou encore celle de Protarque dans le Philèbe, voulant passer sa vie dans la jouissance et les plaisirs sans bornes. Il réside dans un état d’équilibre et de liberté par rapport au monde extérieur. Il est défini comme l’absence de douleur, l’aponia, dans le corps, et de trouble dans l’âme. Il commence au moment où finit la douleur, selon une limite tracée par la nature, la bienheureuse nature. Il faut, ainsi, distinguer le plaisir en mouvement, comme boire quand on a soif, du plaisir en repos : ne pas avoir soif. Le sage doit se contenter de peu, refuser d’être dépendant et asservi à quoi que ce soit. Le plaisir, alors, conduit à l’ordre, à l’équilibre et à l’harmonie, à condition de ne pas chercher tout plaisir, de ne pas fuir toute douleur. Le plus grand bien est, en effet, la prudence, phronèsis, ou sagesse, source de toutes les vertus, puisqu’elle permet de discerner ce qui est à choisir ou à éviter, de modérer, à la manière de la raison, les appétits de la chair. Le sage épicurien combat la souffrance par la joie ou choisit la mort pour connaître la non-douleur. Avec un pain d’orge et de l’eau, il rivalise de bonheur avec les dieux.
VUE EN PERSPECTIVE DU PARTHÉNON : UNE PARFAITE SOBRIÉTÉ INCARNÉE
Source : Jean-Jacques Barthélemy, Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, 1788.
2. Pour mieux comprendre, une tentative de définition
La sôphrosunè, la modération, la mesure – « avoir tout son esprit à propos de soi-même » – a le sens d’une santé mentale. Elle dit l’état d’un esprit sain. Il s’agit de la connaissance de soi-même et du contrôle de soi-même. La mesure en opposition à l’hybris, qui est la démesure. Le bon sens, la prudence, la sagesse. La tempérance. « Rien de trop », mèden agan, réclame Delphes, et « connais-toi toi-même ». Pour Ariston de Chios, il s’agit de la « mesure de l’âme à l’égard des désirs et des plaisirs conformes à la nature ». Socrate, chez qui la sôphrosunè est la certitude étouffée, le refus de la présomption, ose l’aveu de l’ignorance comme sagesse véritable et signe de la présence en l’homme de la modestie, de la mesure, pour contrôler le penchant pour la convoitise. Une inquiétude qui ne laisse pas en repos et pousse à demander toujours plus des choses et de soi-même. Dans l’Apologie, la connaissance de soi est nécessaire à la tempérance. Y est dit comment l’atteindre par certains logoi, certains arguments. La connaissance de soi est égale à la capacité à juger ce que les autres savent et ne savent pas. La sagesse est alors différente de l’épistèmè, la science, le savoir, la technique.
Il faut relire le livre IV de la République 4…
Dans le Charmide, Critias et Socrate s’affrontent. Pour le premier, la dialectique socratique n’est pas une méthode qui conduirait à la sagesse, mais un moyen d’améliorer la capacité argumentative de l’esprit. Chez le sophiste, la « connaissance de soi-même » se métamorphose en « connaissance des autres sciences et d’elle-même », une « science qui ne serait science de rien d’autre que d’elle-même et des autres sciences, en plus d’être science de la non-science ». Pour Critias, la science d’elle-même et des autres sciences est utile sur le plan politique.
Face à cette conception d’une « science de la science », d’une science orientée vers elle-même, le dessein de Socrate est d’en révéler l’étrangeté, voire l’absurdité, de rejeter une connaissance qui serait d’elle-même et non d’un objet propre à la connaissance véritable, celle du Bien, de la sôphrosunè : une aporie, un raisonnement qui ne mène nulle part. Il est, pour Socrate, impossible qu’existe une vue qui se voit elle-même mais ne voit pas de couleur, un désir qui se désire lui-même mais qui ne désire pas le bien. Par ailleurs, si une science réflexive était possible, la question serait de savoir si elle serait utile à la cité, à la science du politique. La science de la science n’a pas de domaine extérieur à elle-même et n’a donc pas de contenu substantiel.
Elle s’oppose à la science politique qui tend vers le Bien, l’équilibre, la mesure.
3. La règle d’or et la juste mesure
De retour de son premier voyage en Sicile, en 387 av. J.-C., Platon fonde, dans le jardin d’Académos, son école de philosophie, de réflexion et d’action sur les choses politiques, en réalité une école de guerre contre la démocratie, qu’il condamne car elle donne le pouvoir à des ignorants, comme il le dévoile dans l’allégorie de la Caverne.
Platon est ennemi farouche de la démocratie, de son hybris, de ses excès, de sa démesure et de son désordre qui brisent l’unité de la polis. Les institutions démocratiques athéniennes sont, en effet, fondées sur l’égalité systématique de chaque citoyen dans sa participation aux affaires de la cité, par le biais de la démocratie directe, qu’il soit compétent ou non, en matière politique ou juridique. C’est le reproche que fait Platon à ce système qui privilégie l’« opinion » au détriment de la sagesse et de la connaissance : « La démocratie est une constitution politique séduisante, anarchique et hétéroclite, assignant indistinctement une égalité bien particulière tant aux égaux qu’aux inégaux5. »
Il est utile de noter qu’Aristote condamne, lui aussi, mais d’une tout autre manière, la démocratie, qui, avec la tyrannie et l’oligarchie, appartient à la catégorie des régimes déviés, l’intérêt de ceux qui sont au pouvoir passant avant celui de la communauté dans son ensemble. S’il est exercé dans l’intérêt commun, le gouvernement d’un seul s’appelle monarchie, dans le cas contraire, il s’appelle tyrannie ; le bon gouvernement des meilleurs s’appelle aristocratie, le mauvais, oligarchie. La meilleure forme de gouvernement par le grand nombre s’appelle politie, et la pire démocratie.
La démocratie, et en particulier la démocratie extrême parce qu’elle s’appuie sur la masse et les plus démunis, parce qu’elle agit par décrets arbitraires et parce qu’elle est séduite par les chefs populaires et les flatteurs, est alors comprise comme un régime d’oppression, une déviation d’une constitution, un système qu’Alcibiade définit comme une « folie notoire ».
L’ochlocratie, qui donne le pouvoir à la masse, est un système de gouvernement où toutes choses sont à la merci de tous, sans acception du mérite, un gouvernement où les questions sont résolues suivant les fantaisies de la multitude, du « gros animal » dont parle Platon dans la République.
Pour Platon la démocratie se transforme en tyrannie parce que le demagôgos se fait nécessairement tyran. On peut rappeler que pour lui le démagogue est sur le même plan que le sophiste : de la même manière que le sophiste n’est que l’ombre du philosophe, le démagogue est la perversion du véritable homme politique. La démagogie est caractérisée par le déchaînement des passions.
On pense à la patrios politeia, celle d’Isocrate.
La forme la plus parfaite de l’organisation politique, selon le principe du juste milieu, est la démocratie limitée en nombre que le Stagirite nomme, on l’a vu, politeia, la politie, le « régime civique », ou bien la « constitution tempérée », la constitution correcte par excellence, où triomphe la « classe moyenne ». Aristote ne peut donc qu’approuver ce vœu du poète Phocylide, selon qui la moyenne, souvent, a bien des avantages6.
Le principe de la médiété, l’es meson lié à la conception géométrique du cosmos, un monde fait de symétries et de réciprocité que l’on retrouve dans l’espace de la cité isonomique, où le pouvoir et la parole sont placés au centre, comme dans l’assemblée des Mycéniens, est compris comme une manière d’être, en harmonie avec une haute philosophie, une façon d’agir : un juste milieu entre des excès.
Ainsi, le courage n’est pas la témérité qui conduit à agir sans réfléchir, sans peser les conséquences, ni la lâcheté qui pousse au refus de l’action par peur. Le courage est l’action entre deux versants d’une attitude possible.
Comme le dit Aristote, au livre II de l’Éthique à Nicomaque : « En toute chose, saisir le vrai milieu est fort difficile. » La recherche de cette médiété, du juste milieu, exige une forme de savoir pragmatique, d’excellence dans l’action, dans l’art du choix et de la décision qui doivent tenir compte des circonstances. Face aux extrêmes, à l’hybris, il faut, pour emprunter la voie du juste milieu, l’action raisonnable, user de prudence pratique, la phronesis.
On pense à la mésocratie de Julien Freund, le régime de la mesure : « La mésocratie est, comme la racine grecque permet de le deviner, un pouvoir qui respecte une certaine mesure, un pouvoir qui est entouré de contre-pouvoirs. Il n’y a rien de plus terrible que le pouvoir solitaire7. »
Aristote fait la différence entre les vertus de l’intelligence et les vertus morales ou vertus du caractère. S’opposant à une définition universelle, le Stagirite propose, à la manière de Gorgias, une énumération des vertus plus concrète : le Bien n’est pas objet d’une Idée, mais plutôt d’un agir. Par ailleurs, comme pour l’être, il n’y a pas une idée unique du Bien, ni une science unique du Bien. La vertu, d’une manière générale, au-delà des vertus particulières, est une disposition. Elle est un juste milieu, ou mesure, un méson, c’est-à-dire ce qui convient ou ce qui est le choix habituel, celui de la majorité.
« En ce qui concerne la justice et l’injustice, il nous faut étudier quelles sont les actions concernées, en quel sens la justice est l’observation du juste milieu, et par rapport à quels extrêmes elle est bien le milieu. Nous procéderons, dans notre enquête, selon le même plan que précédemment. Or, nous constatons que la plupart entendent par justice cette disposition morale qui rend les hommes aptes à faire des choses justes, les porte à agir selon la justice et à vouloir ce qui est juste ; et de même par injustice cette disposition qui fait agir injustement et désirer ce qui est injuste. Cette définition nous servira d’esquisse générale8. »
La vertu est définie par l’orthos logos, par opposition à l’excès. Ainsi la douceur et les vertus relatives à la vie en société, la sobriété, la modération. L’homme modéré se tient dans un juste milieu et agit face aux plaisirs et aux passions selon la droite règle. L’homme de bien, doué du sens de la justice, est capable de se fixer une norme. Il a un nomos pour lui-même, une loi morale, différente de la loi légale, qui sert de référence dans l’espace politique.
« La vertu est donc une manière d’être adoptée délibérément, une disposition qui consiste à observer, par rapport à soi, le juste milieu dont la définition se fonde sur un logos auquel tout être prudent se réfère. Elle est une attitude médiane entre deux vices, l’un dû aux excès, l’autre aux manques. C’est aussi une attitude médiane en ce que, dans les passions comme dans les actions, les vices sont en deçà ou au-delà de ce qui convient, tandis que la vertu recherche et choisit le juste milieu. Elle est donc, selon ces propriétés, une attitude médiane, mais, selon les critères de l’excellence et du bien, un extrême9. »
L’âme et le corps ne s’opposent pas, mais sont, au contraire, unis. L’âme n’est pas immortelle, mais, se libérant de la matière, elle va vers le haut. Elle est en acte. Voici alors l’intelligence active, qui, à la différence de la passive, est éternelle. Le bonheur du sage, une sorte de don des dieux, activité conforme à la plus noble vertu, provient de la contemplation, l’activité la plus proche du divin en l’homme. Mais une vie de ce genre serait trop élevée pour la condition humaine. Ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivrait ainsi, mais en tant qu’un élément divin est présent en nous. Or, le bonheur ne va pas vers les extrêmes ; le bonheur est lié à ce qui convient à l’homme en tant qu’homme. Il faut donc s’en tenir à la règle d’or : se contenter de la juste mesure.
Ce paradoxe ouvre à une dialectique : le problème est de savoir s’il y a identité ou non, équilibre ou non entre le bien du citoyen et celui de l’homme, ou s’il peut y avoir dépassement possible du politique vers les dimensions de l’humain en tant que tel : dans la cité, la philia, qu’on traduit, selon l’usage, par amitié, est le fondement du politique, car il maintient l’unité entre les citoyens, et la condition du bonheur.
Pour Aristote, l’essence se révélant dans sa fin, il y a préséance de la polis sur la condition de l’homme. L’homme, par nature animal politique, s’accomplit dans l’univers de la cité, à son service. Il doit, en conséquence, cultiver certaines vertus pour échanger et agir avec ses concitoyens. La modération lui est donc nécessaire.
La politique est alors comprise comme science suprême et architectonique, parce que le bien humain est la fin de la politique.
- François Cali, L’Ordre grec, Paris, Arthaud, 1958, p. XXVII.
- Voir Olivier Battistini, Alexandre le Grand, Paris, Ellipses, « Biographies & mythes historiques », 2018.
- Hérodote, I, 133, trad. Anne Sokolowska.
- Voir Olivier Battistini, Platon, le philosophe-roi, Paris, Ellipses, « Biographies & mythes historiques », 2024.
- Platon, République, VIII, 558 c.
- Voir Aristote, Politique, IV, 11, 9, 1295 b 28.
- Julien Freund, « La mésocratie », Critères, no 22, 1978, p. 31-46.
- Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1129 a, trad. A. Sokolowska.
- Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 1106 b 35 – 1107 a 7, trad. A. Sokolowska.
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