Mais comment planifier la sobriété ?
Nouvelle ardente obligation de l’action publique française, la planification écologique n’atteint que très imparfaitement et très incomplètement les objectifs grandioses qu’elle s’assigne. Injonctions, législations et incitations se mêlent, tous azimuts, butant sur des fondamentaux de l’administration, de la vie locale et des réalités industrielles.
L’époque est à la planification écologique. A priori, « planifier la sobriété » sonne comme un oxymore. La planification comme démarche, méthode et instrument a été surtout mobilisée au service du développement et de la croissance. Planifier la sobriété conduit à un exercice symétrique qui n’a rien d’évident, du moins dans l’esprit et les pratiques de spécialistes du sujet. Et pourtant, sous le terme générique de planification écologique, qui a surgi dans le débat public à l’occasion des élections présidentielles de 2022, c’est bien d’un ensemble d’objectifs de réduction qu’il s’agit : réduction des émissions de gaz à effet de serre, réduction de la « consommation de sol », réduction de la consommation d’eau douce, réduction de la consommation de viande, etc.
Autrement dit, inscrire la sobriété dans un dispositif de planification signale un changement de registre : nous sommes passés d’une ère des « petits gestes » à une démarche de transformation profonde dans laquelle la sobriété devient « structurelle ».
Que faut-il entendre par « sobriété structurelle » ? Comment les pouvoirs publics traduisent-ils cet objectif en plans ? Quels sont l’intérêt et les limites d’une telle approche ?
I. Sobriété « structurelle » ?
Au cours de l’hiver 2022, face aux alertes répétées et un brin alarmistes, aux risques de rupture de la production d’énergie dans une conjoncture doublement difficile – la hausse des prix de l’énergie conjuguée à des problèmes de capacité de production d’électricité – la consommation d’énergie en France a diminué de 12 % par rapport à l’année précédente1. Cette baisse conjoncturelle encourageait Agnès Pannier-Runacher, alors ministre de la Transition énergétique, à conjecturer, en octobre 2023, que la sobriété pouvait devenir une habitude : « On ne doit plus se poser la question2 ! » Autrement dit, cette sobriété « conjoncturelle » pouvait servir de tremplin à une sobriété structurelle. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
I.1. Les limites planétaires, une notion en débat
Planifier la sobriété signifie participer au maintien des activités humaines en deçà des neuf ou douze limites planétaires3. Six de ces limites – dont la perte en biodiversité, le changement climatique, la perturbation du cycle de l’azote – sont considérées comme dépassées. Ce dépassement ne doit pas s’entendre seulement comme l’épuisement des ressources au sens matériel du terme, mais surtout comme un ensemble de seuils au-delà desquels les processus de régulation entrent en perturbation, ce qui peut entraîner des phénomènes imprévisibles et erratiques et des effets systémiques irréversibles.
En ce sens, la sobriété ne doit pas être seulement comprise comme la réduction des consommations (d’eau, d’énergie, de sol, de plastique ou de produits phytosanitaires), mais aussi et surtout comme une stratégie indispensable à la stabilité des processus de régulation planétaire. Il ne s’agit donc pas d’une démarche ascétique – au sens de la « sobriété heureuse » – mais d’une politique globale qui intervient sur plusieurs fronts et s’appuie sur la combinaison de politiques publiques et de pratiques quotidiennes. Les « petits gestes pour la planète » – baisser le chauffage de quelques degrés, acheter en vrac et réduire les déchets, privilégier les déplacements actifs ou collectifs, renoncer à l’avion ou manger moins de viande – peuvent contribuer au quart des objectifs climatiques français ; les trois quarts restants relèvent de politiques publiques et de transformations structurelles.
I.2. Une sobriété « à la française » ?
Lors de la préparation des scénarios 20354, RTE5 a procédé à une enquête auprès d’un large échantillon. Elle montre que si une majorité de personnes interrogées se dit favorable à des gestes de sobriété (économies d’énergie au domicile, changement d’équipements), elles sont réticentes à des mesures qui leur paraissent plus intrusives (réduction de l’usage de la voiture, de la taille des véhicules et des logements), et plutôt hostiles à des mesures qui iraient « à l’encontre de leurs aspirations » (par exemple : renoncement aux véhicules individuels, partage d’espaces de vie ou passage au logement collectif). Cela, s’ajoutant à des mouvements sociaux que l’on a interprétés à tort ou à raison comme un rejet de mesures écologiques (Gilets jaunes, manifestations d’agriculteurs, etc.), explique une certaine prudence des gouvernements, soucieux d’éviter toute mesure d’apparence coercitive ou qui viendrait grever le pouvoir d’achat. Ainsi, les responsables politiques jurent que sobriété ne rime ni avec austérité ni avec décroissance.
Présentant les grands axes de la planification écologique, en septembre 2023, Emmanuel Macron plaidait en faveur d’une politique de « sobriété mesurée ». La même année, au salon du Bourget, il évoquait « une sobriété bien organisée, non punitive, raisonnable ». Selon lui, la sobriété écologique procède du « bon sens ». Si elle est basée sur de petits gestes raisonnables6 (j’éteins la lumière en sortant de la pièce, je ne chauffe pas un local inhabité, j’évite de faire couler l’eau du robinet ou de la douche inutilement), elle doit aussi être stimulée par le biais d’innovations techniques proposant des équipements et des réseaux plus efficaces, des voitures plus propres, des matériaux et des modes constructifs plus durables.
Le ton est donné, celui de « l’écologie à la française » : inciter plutôt que contraindre, miser sur des solutions techniques qui devraient permettre de consommer moins tout en conservant notre mode de vie, et trouver de nouveaux gisements de croissance ! Programme pour le moins ambitieux, qui place la planification dans une posture délicate : interdire le moins possible, négocier et inciter.
II. Une planification sobre
Trois voies s’offrent à nos sobres planificateurs, dans le monde de l’écologie à la française :
II.1. La sobriété réglementée
Les propos conciliants et rassurants d’un président instruit de l’épisode des Gilets jaunes n’empêchent pas que, dans plusieurs domaines, le législateur et l’exécutif ont déjà imposé diverses contraintes légales et réglementaires. C’est par exemple le cas de la sobriété foncière, avec la célèbre injonction de la loi climat et résilience, familièrement surnommée « ZAN », soit « zéro artificialisation nette ».
Cette loi est une première en Europe : aucun autre pays n’a déployé une législation nationale fixant un objectif uniforme de réduction de la consommation de sol, même si l’objectif de zéro consommation nette fait partie des objectifs du Pacte vert européen. Dans la plupart des autres pays, cette responsabilité est décentralisée et la mise en oeuvre d’une politique de sobriété foncière varie considérablement d’une région à l’autre. En France, les régions jouent certes un rôle, mais uniquement comme instance de répartition des efforts entre les territoires (syndicats mixtes porteurs des schémas de cohérence territoriale et intercommunalités). L’expérience acquise lors de la mise en oeuvre de ce processus de répartition montre que la diffusion en cascade de l’objectif (de l’État aux régions, des régions aux intercommunalités, des intercommunalités aux communes) pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Au bout du compte, l’aménagement des sols finit devant une calculette où chaque territoire cherche à grappiller quelques hectares de façon à être le moins perdant possible dans le partage du gâteau foncier. La mise en oeuvre de l’injonction montre un système politico-administratif territorial qui n’est pas sorti de l’adolescence. Tant qu’il s’agit de se partager la croissance régulière des finances et des dotations, tout le monde est d’accord. Planifier, en revanche, ce qui apparaît comme une pénurie délibérée, dresse les ruraux contre les urbains, la province contre Paris, et chacun contre tous.
Le deuxième point que la mise en oeuvre de l’objectif révèle est que les hectares ne sont ni équivalents ni interchangeables. Au-delà de la question même des prix du foncier, l’objectif ZAN a ouvert des débats sur la destination des sols, leur qualité, leurs usages successifs : une parcelle agricole soumise aux intrants chimiques depuis cinquante ans est-elle moins artificialisée qu’une autre avec maison individuelle et jardin ? La réduction de la consommation et l’objectif ZAN ouvrent un champ immense de débats, qui débouchent sur une interrogation plus globale sur l’aménagement du territoire au niveau national, voire européen : quels arbitrages entre les différents besoins futurs – habiter, se nourrir, produire de l’énergie, des biens et des services, préserver des espaces en libre évolution7 ?
II.2. La sobriété encouragée
Les objectifs de réduction s’accumulent et s’empilent : réduction des consommations d’énergie, d’émissions, d’eau, d’emballage, lutte contre le gaspillage alimentaire. La sobriété est sur tous les fronts. Dans la plupart des cas, tout en fixant des objectifs généraux, les gouvernements ont opté pour des mécanismes d’encouragement plutôt que pour des mesures coercitives. L’examen du plan de sobriété énergétique de 2022 est éclairant à cet égard. Il a plutôt l'air d’un guide des bonnes pratiques que d’un ensemble de mesures cohérentes et articulées. On est content d’apprendre qu’il vaut mieux chauffer son logement à 19 °C l’hiver et limiter la climatisation à 26 °C lors des fortes chaleurs ; que l’on devrait réduire la température nocturne à 8 °C « quand le bâtiment est fermé » ; qu’il est plus écologique de rouler à 110 km/h sur les autoroutes ; que les entreprises peuvent encourager le télétravail et octroyer à leurs salariés une indemnité forfaitaire. Bref, le plan ressemble à une brochure de l’Agence pour les économies d’énergie, qui, en 1979, nous incitait à « chasser le gaspi ».
La loi antigaspillage et économie circulaire de 2020 est la cousine du plan de 2022. Elle annonce la fin du plastique jetable en 2040 et la diminution de 50 % des déchets d’aliments invendus et énonce un ensemble de dispositions sur la réparabilité et le recyclage. Plusieurs experts s’accordent sur l’importance de cette loi dans la prise de conscience de la nécessité d’une pensée circulaire de l’économie. Mais un rapport d’évaluation8 montre que, dans sa partie coercitive, la loi n’a pas entraîné les effets escomptés – faute de capacités de contrôle, mais aussi du fait de nombreuses exceptions qui en limitent considérablement les effets.
Deux domaines ont fait l’objet de fortes incitations financières et fiscales : la rénovation thermique des bâtiments et l’achat de véhicules électriques. Dans les deux cas, il s’agit de réduire les consommations énergétiques et les émissions de gaz à effet de serre. Des efforts financiers considérables ont été consentis par les gouvernements successifs, mais leur efficacité est grevée par différents facteurs, tels que la concurrence chinoise sur les voitures électriques, les problèmes budgétaires, l’inconstance des règlements s’agissant de l’isolation des bâtiments et des systèmes de chauffage, les limites de la technologie. Dans les deux cas, on voit bien qu’il ne suffit pas de financer les particuliers pour qu’ils rénovent leur logement ; il y a, derrière la façade ou le véhicule, toute une filière qu’il faut aider à anticiper pour que l’offre réponde à la demande. C’est donc, dans les deux cas, d’une politique industrielle qu’il s’agit.
II.3. La sobriété négociée
À la suite des élections présidentielles de 2022, alors que le thème de la planification écologique s’était imposé dans la campagne électorale, le gouvernement a créé, sous l’égide de la Première ministre, un secrétariat général à la planification écologique. Celui-ci a procédé à un ensemble considérable de consultations et animé un travail interministériel pour parvenir à un impressionnant tableau de bord et une feuille de route des réductions d’émissions de gaz à effet de serre dans l’ensemble des secteurs d’activité. Cette feuille de route se prolonge par une méthode de mise en oeuvre fondée sur la conclusion d’accords négociés avec les filières économiques et à l’échelle de chaque région par l’ensemble des parties prenantes dans le cadre de « COP » régionale. C’est sans doute, à ce jour, la stratégie de planification de la sobriété la plus aboutie et la plus ambitieuse. Reste à voir ce qu’elle deviendra avec les recompositions politiques consécutives à la dissolution de l’Assemblée nationale en 2024.
III. Intérêt et limites d’une planification de la sobriété
L’approche de la transformation écologique par la notion de sobriété a quelque chose, a priori, de rassurant, surtout lorsqu’elle est présentée comme une simplicité désirable, un idéal de vie équilibrée, un retour de l’antique sagesse du « rien de trop », de la modération en toutes choses. L’appel à la sobriété a aussi le mérite d’afficher la confiance des gouvernants envers leurs concitoyens. « On n’a pas de pétrole, mais on a des idées », proclamait déjà l’Agence pour les économies d’énergie en 1974, message dont le sous-texte impliquait l’ingéniosité des Français et leur capacité à faire face à l’adversité. Et sans doute un stimulus politico-psychologique peut-il parfois porter ses fruits.
Mais, comme on l’a souligné au cours de cet article, l’appel à la sobriété, fût-il planifié, rencontre plusieurs obstacles. Le plus problématique est qu’il s’agit d’un traitement symptomatique : derrière chaque secteur où s’exerce l’appel à la sobriété, on trouve un système complexe d’intérêts économiques, d’interdépendances souvent inextricables, d’habitudes fortes.
Ainsi l’objectif « zéro artificialisation nette » se heurte à l’organisation du système politico-administratif français et à la compétition interterritoriale qu’il engendre ; l’objectif zéro phyto a vu les plans successifs échouer face à la double résistance des agriculteurs et des producteurs de produits phytopharmaceutiques ; l’objectif zéro plastique demanderait, pour entrer vraiment en vigueur, un niveau de contrôle considérable sur des chaînes de production qui s’étendent à l’échelle de la planète. L’appel à la sobriété se substitue aussi, bien souvent, à une interdiction que le législateur n’ose pas énoncer : il est moins risqué de conseiller de rouler à 110 km/h sur les autoroutes que d’y diminuer réglementairement la vitesse maximale jusqu’à ce niveau.
Enfin, la planification de la sobriété a un coût politique : dès lors qu’elle articule principalement conseils, mesures incitatives et scènes de négociations (comme les COP régionales), elle demande un soutien et une énergie politique sans faille. Or, les gouvernements n’ont pas la capacité d’accorder la même attention à la question écologique tout au long de leur mandat. On voit bien comment l’expression de Nicolas Sarkozy « l’environnement, ça commence à bien faire ! » revient régulièrement dans la bouche des responsables politiques, fatigués de voir les obstacles qui se dressent devant eux et le faible rendement de leur action auprès de l’opinion publique.
Ces difficultés sont multipliées par le caractère protéiforme de la planification de la sobriété : tous les secteurs sont concernés – mobilité, logement, alimentation, énergie, loisirs, production, etc.
Enfin, en dépit des efforts réels qui lui sont consacrés, la sobriété n’est pas vraiment au rendez-vous de la planification. Certes, les émissions de gaz à effet de serre continuent de diminuer de manière significative, mais la production de plastique augmente, les trajets en automobile ne diminuent pas, les eaux restent fortement polluées, notamment par les résidus de produits phytopharmaceutiques, la France est en retard par rapport aux autres pays européens sur la rénovation énergétique des bâtiments, etc.
C’est à se demander si l’appel à la sobriété est la bonne entrée pour une planification écologique. On pourrait s’interroger, en effet, sur la pertinence de persévérer dans des plans tous azimuts dont les résultats sont décevants. Peut-être serait-il plus sage de revenir à une planification « à l’ancienne », plus stratégique, portant sur quelques domaines névralgiques, plutôt que cet appel, aux tonalités parfois pathétiques, à la sagesse des Français.
- Mesure corrigée de l’impact d’un hiver relativement doux.
- Le Monde, 12 octobre 2023.
- Les neuf limites planétaires identifiées par l’équipe du spécialiste suédois de la durabilité Johan Rockström en 2009 sont : le changement climatique, la perte en biodiversité, les perturbations des cycles de l’azote et du phosphore, l’appauvrissement de la couche d’ozone atmosphérique, l’acidification des océans, la consommation d’eau douce, la consommation de sol, la pollution chimique, la charge d’aérosols atmosphérique.
- RTE, 2023, Bilan prévisionnel 2023-2035, https://www.rte-france.com/actualites/bilan-previsionnel-transformation-systeme-electrique-2023-2035.
- Réseau de transport d’électricité, filiale d’EDF chargée des réseaux de haute tension et de la régulation globale du système électrique.
- Le Monde, 19 juin 2023.
- Pierre Veltz, « Nous avons besoin d’une planification nationale en matière d’énergie », La Gazette des communes, des départements, des régions, 3 mai 2022.
- Véronique Riotton et Stéphane Delautrette, rapport d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire, 29 mai 2024, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion-dvp/l16b2696_rapport-information.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-10/mais-comment-planifier-la-sobriete.html?item_id=7935
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