Pour une sobriété systémique
L’ambition de sobriété, pour des existences heureuses qui ne nécessiteraient plus le dépassement des limites de la planète, ne relève pas uniquement des consommations individuelles et des préférences personnelles. Produire moins mais mieux, réemployer et densifier, réaménager les territoires et les agendas : telles sont les voies d’une politique sobre, qui n’est pas forcément austère.
La sobriété, longtemps cantonnée à des échanges au sein d’un cercle d’initiés – spécialistes de l’énergie, associations écologistes, quelques acteurs institutionnels courageux comme l’ADEME1 –, est désormais reconnue, tant par les acteurs publics que privés, comme un levier incontournable de la nécessaire transition énergétique et environnementale. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, les fortes inquiétudes sur l’approvisionnement énergétique et la violente augmentation des prix du gaz et de l’électricité en Europe ont bien sûr contribué à cette évolution notable. Mais, parallèlement à cet effet conjoncturel, la sobriété (sous le terme sufficiency) a aussi fait son apparition dans le sixième rapport du GIEC2. Les politiques de sobriété y sont définies comme « un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes évitant des besoins en énergie, en matériaux, en terres et en eau, tout en assurant le bien-être humain pour tous dans les limites planétaires ».
Il était temps, car depuis un peu plus d’une décennie, des universités, des laboratoires d’idées et de grandes agences internationales soulignent les besoins énormes en matériaux nécessaires à la transition énergétique fondée sur les énergies renouvelables et la mobilité électrifiée3, une croissance additionnelle s’ajoutant aux besoins générés par les tendances bien établies d’urbanisation, d’industrialisation accrue et de numérisation du monde. En 2023, l’humanité a extrait plus de 106 milliards de tonnes de son environnement – environ 13 tonnes par Terrien –, aux trois quarts composées de ressources non renouvelables (énergies fossiles, minéraux industriels et minerais de métaux, sables et granulats, etc.)4 ; et la combinaison de l’évolution démographique et de la croissance économique pourrait mener à une augmentation de 70 % d’ici à 20605. Devant une telle accélération « extractiviste », on comprend que toute mesure permettant d’« éviter les besoins » – sans remettre en cause les objectifs de bien-être et de « développement » humain, donc – soit la bienvenue !
Dans la foulée de la crise sanitaire de 2020, l’adoption des nouvelles pratiques, comme les déplacements du quotidien à vélo ou le télétravail et les réunions à distance, puis, à l’hiver 2022-2023, la forte réduction de la consommation d’énergie, à la suite des mesures de politique publique (19 °C dans les bureaux et les administrations, incitations diverses, exemplarité des comportements, etc.) et des campagnes de communication, ont surpris par leur ampleur et leur rapidité, et, finalement, leur facilité de mise en œuvre. De levier incontournable, la sobriété est ainsi devenue, aussi, une « solution » réaliste, activable sans forcément provoquer un chaos social…
De quelle sobriété parle-t-on ?
Cette sobriété, cependant, il reste à en définir précisément les contours, car le mot partage, avec développement durable, résilience et quelques autres, un caractère polysémique : la sobriété gouvernementale n’est pas celle des décroissants, comme la sobriété des grandes entreprises n’est probablement pas celle des associations de défense de l’environnement. Quand elle n’est pas – encore trop souvent – simplement confondue avec l’efficacité (comme dans le cas des économies d’énergie générées par l’amélioration des processus industriels), elle prend plutôt la forme d’une sobriété « personnelle », d’une démarche (volontaire, voire contrainte par les coûts) proche de l’austérité : il s’agirait essentiellement de moins chauffer (ou de moins refroidir) chez soi, de se déplacer grâce aux transports en commun, à des modes « doux » (vélo, trottinette, marche) ou en covoiturant, de consommer avec un peu plus de frugalité (alimentation moins carnée, locale ou de saison, pratiques numériques responsables, achats d’articles de seconde main).
L’acceptabilité sociale d’une telle sobriété n’est pas garantie. La population, engoncée dans des schémas consuméristes bien installés et manipulée par la publicité, pourrait considérer – légitimement – qu’il faudrait se serrer la ceinture « pour la planète » pendant que les plus aisés continueraient à peu près comme avant. Les pouvoirs publics eux-mêmes et les acteurs économiques pourraient voir dans les politiques de sobriété une menace à l’équilibre des finances publiques et à la pérennité de modèles économiques, comme l’a montré la passe d’armes entre ministres de l’Économie et des Finances et de la Transition écologique, à la suite d’une campagne de publicité pour la « consommation responsable6 ». En 2023, des spots mettant en scène des « dévendeurs », conseillers atypiques aussi déroutants que sympathiques, questionnant nos besoins réels plutôt que de nous laisser céder aux sirènes de la surconsommation, ont immédiatement provoqué la colère des fédérations professionnelles de commerçants, obligeant le gouvernement à désavouer ou à minimiser la portée de la campagne, tentant de ménager la chèvre des écolos et le chou de l’activité économique et du produit intérieur brut.
Vers une sobriété systémique
Le débat sur la consommation personnelle est important et légitime mais masque deux éléments importants. Le premier est que les consommateurs n’ont souvent tout simplement pas le choix. Contrairement à ce que prétendent les économistes, nous ne vivons pas dans une économie « tirée » par des clients rois et omnipotents, mais dans une économie « poussée » par les entreprises productrices de biens et de services7. Certes, en économie concurrentielle, vous avez le choix ; mais seulement entre les produits qui sont effectivement disponibles en rayon – au début du XXe siècle, un acheteur de Ford T pouvait ainsi choisir n’importe quelle couleur, pourvu que ce soit le noir8. Peut-être êtes-vous motivé pour consommer des vêtements fabriqués en France, des laitages issus de l’agriculture biologique en emballage de verre consigné, du chocolat équitable non emballé dans du papier d’aluminium : il est probable que vos courses soient un véritable « sport de combat9 ».
Le deuxième élément est que l’appel « vertueux » à une sobriété personnelle ou limitée à l’échelle familiale masque le fait qu’il existe aussi une sobriété qui ne dépend pas de l’acte de consommation de chacun, mais de l’action coordonnée, organisée, pilotée, décidée par la puissance publique, à travers son pouvoir normatif et réglementaire, son pouvoir fiscal, son pouvoir prescriptif et organisationnel.
Prenons l’exemple de la voiture individuelle : en limiter réglementairement la taille, le poids et la puissance permettrait une généralisation de la motorisation électrique ponctionnant bien moins de ressources. Il faut cinq fois moins de batteries (donc de lithium, de cobalt, de nickel ou autres) pour une voiture d’une tonne avec 200 km d’autonomie que pour un SUV de deux tonnes avec 500 km d’autonomie. Sans parler de la possibilité de mutualiser les véhicules, de les faire durer plus longtemps avec des plans de maintenance adéquats (pourquoi ne durent-ils pas trente ou quarante ans, comme pour les trains, les tramways ou les avions ?).
Les orientations fiscales devraient également évoluer profondément afin de promouvoir et de généraliser les nouveaux modes de production et de consommation, comme le réemploi, la réutilisation, la consigne, la réparation, le recyclage, la rénovation, les circuits courts de distribution, les pratiques agricoles régénératrices des sols et des écosystèmes, les métiers d’artisanat. Toutes ces activités partagent en effet la caractéristique d’être plus intensives en travail humain. Le système fiscal actuel considère les ressources naturelles comme gratuites10 et a fait du travail humain le socle de la protection sociale (systèmes de santé, de retraite et d’assurance-chômage) : la taxe carbone représente à peine 2 % des cotisations sociales sur les salaires11 et la fiscalité sur les ressources, l’artificialisation des sols et la production de déchets et de polluants éternels demeure marginale.
La conséquence est que l’incessante recherche de « productivité » – réduire la quantité de travail humain pour produire des biens et des services toujours plus efficacement – apparaît indispensable et « naturelle » pour tous les acteurs, des administrations (face à leurs contribuables) aux entreprises (face à leurs concurrents). Cette productivité, terriblement coûteuse en ressources et en énergie, nous empêche d’entrer dans un âge de la réutilisation et de la maintenance, où faire durer, réparer, réemployer, remanufacturer serait la norme et non l’exception.
Un autre exemple, sur les questions organisationnelles : dans les télécommunications, on assure la concurrence en accordant des licences à différents opérateurs, qui installent et exploitent chacun son propre réseau d’accès radio (antennes et stations de base). Quatre réseaux 2G, 3G, 4G, 5G s’empilent pour assurer la couverture aux mêmes endroits – si l’on excepte quelques partages à la marge. Dans toutes les autres industries de réseaux (eau, électricité, gaz, routes, rails) ce serait évidemment impossible et ridicule : on n’a pas quatre câbles électriques ou tuyaux d’eau rentrant dans les immeubles… ni d’autoroutes parallèles pour choisir son fournisseur ! Un unique réseau d’accès mutualisé – compatible avec la concurrence : chaque opérateur aurait un accès indifférencié au réseau concédé par région… – diviserait la facture électrique totale par deux12 et générerait des économies d’investissement qui se répercuteraient sur les clients.
Construire moins et mieux
Quid du secteur de la construction ? La sobriété personnelle y a certainement toute sa place, et certains l’expérimentent même à l’extrême, avec les yourtes ou les tiny houses. Mais on peut penser que ce type d’habitat ne s’adresse pas à toutes les situations familiales et convaincra une part marginale, très motivée, de la population.
La « sobriété en mètres carrés » pourrait prendre une autre forme, celle d’une meilleure utilisation du bâti existant, d’une pleine mobilisation du potentiel des espaces extérieurs, des logements, des commerces, des bâtiments publics et des espaces industriels que nous possédons déjà. Du fait des puissants effets de la décohabitation (nous sommes de moins en moins nombreux par foyer et par logement13) – et de la métropolisation-littoralisation (les zones les plus dynamiques sont sous pression tandis que d’autres continuent de vieillir et de se dépeupler), nous nous retrouvons dans une dynamique absurde dans laquelle, pour chaque habitant supplémentaire, il faut mettre deux logements en chantier – sans que cela résolve d’ailleurs les situations de mal-logement – alors que le stock de lieux vacants augmente14 !
Avant de mobiliser les leviers du « mieux construire » à base d’écoconception, de réemploi et de matériaux bas carbone, de solutions techniques plus simples, voire low tech, nous pourrions activer des solutions permettant d’intensifier l’usage de l’existant, de freiner la décohabitation, de réinvestir le vacant : accueil d’étudiants par les particuliers, mutualisation et multifonctionnalité des lieux publics – salles de classe qui accueillent les clubs et associations le soir et le week-end, voire se transforment en gîte touristique l’été15 –, aides et conseils aux projets de « densification douce » (découpage de grandes maisons ou parcelles, surélévations), financements prioritaires aux réhabilitations et transformations.
Mais ces interventions devraient aussi s’appuyer sur une autre politique d’aménagement du territoire : au lieu de continuer à favoriser la métropole-locomotive de l’économie mondialisée, favoriser la coopération territoriale, l’essaimage, la redistribution plus harmonieuse des populations, des emplois publics et privés, des services, des commerces, de l’offre médicale, sociale et culturelle… qui pourraient s’articuler avec d’autres enjeux de la transition environnementale, comme la réduction des besoins de déplacement du quotidien16.
Cercles vertueux
Cette sobriété systémique pourrait même enclencher de véritables boucles de cercles vertueux environnementaux. À eux trois, les secteurs économiques de l’automobile, de la construction et de l’emballage consomment environ 60 % de l’acier, de l’aluminium et de tous les plastiques, sans parler du verre, du ciment et des granulats. En fabriquant (beaucoup) moins de voitures, en construisant moins de bâtiments neufs, en passant à une distribution alimentaire basée sur la consigne et le réemploi de contenants lavables, on diminuerait mécaniquement la production des secteurs amont et la ponction sur les matières premières.
Mais il y aurait d’autres effets. En produisant moins d’unités, il faudrait moins d’usines, de chaînes de montage, de robots, moins d’infrastructures énergétiques et logistiques – pour extraire les matières, les transporter, les transformer, les distribuer – elles-mêmes consommatrices d’acier et de nombreux autres matériaux ! Des véhicules plus petits prendraient moins de place dans l’espace public, les parkings seraient moins grands, consommant à leur tour moins d’acier et de ciment.
D’un point de vue technique, ces boucles de décroissance physique fonctionneraient sans doute très bien. Mais évidemment, et c’est bien cela qui nous empêche collectivement, pour l’instant, de faire des choix plus radicaux dans la conduite de la transition environnementale, moins de consommation, moins de production, c’est aussi, potentiellement, moins d’emplois, moins de TVA, les risques de faillites publiques et privées si les modèles d’affaires ne peuvent s’adapter assez vite. Les décideurs glorifient la destruction créatrice schumpétérienne provoquée par l’innovation technologique : quand elle vient balayer des emplois, les intéressés sont sommés de s’adapter et d’aller voir ailleurs. Mais imaginer la même chose dans le domaine environnemental nous terrifie : l’argument de la destruction d’emplois est toujours brandi lorsqu’il s’agit de remettre en cause certaines activités.
Il devient donc urgent de théoriser (puis de mettre en pratique) un système économique de « post-croissance », de pleine activité, permettant la répartition des richesses et le bien-être humain pour tous – pour reprendre les mots du GIEC – et enfin réconcilié avec les limites planétaires.
- Agence de la transition écologique.
- Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Les rapports du sixième cycle d’évaluation du climat ont été publiés entre 2021 et 2023.
- IEA, The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions, 2021.
- UNEP, Global Resources Outlook, 2024.
- OECD, Global Material Resources Outlook 2060, 2018.
- ADEME, campagne « Posons-nous les bonnes questions avant d’acheter », 2023.
- John Kenneth Galbraith, Le Nouvel État industriel, 1967.
- Selon le bon mot d’Henry Ford lui-même.
- Cf. Pierre Bourdieu.
- Pas de prise en compte des externalités environnementales et du caractère non renouvelable (non-disponibilité pour les générations futures).
- De l’ordre de 470 milliards d’euros de cotisations sociales et 55 milliards de taxes environnementales, dont 9 milliards pour la taxe carbone.
- Une économie de l’ordre de 2 TWh (milliards de kWh) par an, pour une consommation du pays d’environ 450 TWh par an.
- De 3,1 personnes par foyer dans les années 1960 à 2,2 aujourd’hui.
- 3,1 millions de logements vides et 8 millions sous-occupés.
- Exemple réel à Noirmoutier.
- Philippe Bihouix, Sophie Jeantet et Clémence de Selva, La Ville stationnaire, Actes Sud, 2022.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-10/pour-une-sobriete-systemique.html?item_id=7934
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