Jérôme CORDELIER

Journaliste au Point

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La sobriété heureuse dans la mystique chrétienne

Pour échapper à la confusion et au grand vacarme du monde, la sobriété est devenue une quête moderne. Depuis des siècles, avec des incarnations très contemporaines, la mystique chrétienne, avec ses visées de silence, de calme, d’humilité et de retenue, dessine une voie pour retrouver notre simplicité perdue.

En chantant nu comme un ver, peint en bleu, le dépouillement intégral, devant les deux milliards de téléspectateurs de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris de 2024, Philippe Katerine est devenu une idole du consumérisme mondialisé. La postmodernité n’est pas à un paradoxe près. Jadis, l’agro-écolo Pierre Rabhi, en louant les vertus de « la sobriété heureuse », par la petite part que chacun – comme un colibri – apporte à la communauté, devint une icône vivante chez des rich and famous en mal de repères – ce qui amusait beaucoup ce vieillard au sourire enfantin qui se trimballait toujours avec un exemplaire de Bibi Fricotin dans son sac, comme il me l’avait montré un jour à la fin d’un entretien relativement musclé. En énonçant des vérités premières, Rabhi fut érigé en star médiatique et fit le bonheur de ses éditeurs, tout comme, dans ce même ordre d’idées, le facétieux dalaï-lama et son disciple Matthieu Ricard, ambassadeurs d’une sobriété bouddhiste lointaine.

Ces engouements exotiques ont fait passer quelque peu à l’as le fait qu’au tréfonds de nos racines sont nichées des règles de vie qui forment le socle même de notre vieille civilisation chrétienne, et l’ossature de nos sociétés. La sobriété est au cœur de la vie monastique, à laquelle se consacrent, un peu partout en Europe, des moines et moniales chrétiens, dans des lieux souvent au dépaysement enchanteur qui attire – et de plus en plus, en notre XXIe siècle technoïde et bruyant – non seulement des pèlerins mais tout un chacun, des hordes de communs des mortels fuyant la brutalité et la grande confusion du monde. Dans un livre touchant, Une semaine de silence (Flammarion, 2024), Florence Besson, journaliste au magazine Elle, raconte ainsi sa retraite à Penboc’h, maison jésuite au bord du golfe du Morbihan, après un AVC, et dresse ainsi « l’histoire de quelqu’un qui a cru mourir et qui revient à la vie ». « J’ai l’impression d’être en cure de désintoxication tellement c’est dur de ne plus parler, témoigne-t-elle. Mais c’est vrai qu’on est avec soi, dans ses pensées. On avance dans le noir de sa tête. Ça y est, mes yeux s’habituent à l’obscurité, un chemin se dessine. » S’échapper de la surconsommation et du vacarme du monde est tendance. Le silence est denrée rare, et donc la quête de sobriété passe par une extraction de notre époque, celle-ci ne laissant guère de place à l’absence de bruit – où que l’on soit.

« La vertu d’un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par ce qu’il fait d’ordinaire. » Cette phrase de Blaise Pascal figure en exergue d’un merveilleux petit livre de Carlo Ossola, professeur honoraire au Collège de France, et intitulé La vie simple (Les Belles Lettres, 2023). Dans ces pages, qui énoncent les vertus à cultiver pour une vie bonne et se dégustent donc avec félicité, l’écrivain disserte sur la sobriété en partant de la parabole biblique sur l’ivresse de Noé. Après avoir sauvé le genre humain du Déluge, celui-ci se met à planter des vignes, s’enivre et, de fil en aiguille, finit par s’exposer nu – tiens donc… – sous sa tente. Ses fils le recouvrent alors de son manteau « et ils ne virent pas la nudité de leur père », dit la Genèse. « Les Pères de l’Église, commente Carlo Ossola, virent dans cette sobriété le mérite de la retenue, en même temps, toutefois, que les limites des convenances humaines. » Et le sage auteur de rappeler les paroles profondes de saint Ambroise : « Que le Christ soit notre nourriture/La foi notre breuvage/Que la sobre ivresse de l’Esprit/Soit la joie de ce jour » (Hymnes, « À l’aurore »). Puis de dérouler comme maxime de vie « la sobriété modeste », au sens où l’entendait saint Paul, proposant à l’être humain de se « contenter du quia » : Non plus sapere quam oportet sapere sed sapere ad sobrietatem (« Ne pas s’estimer plus haut qu’il ne devrait l’être ; mais penser sobrement. ») « Je vous exhorte donc vous tous, par la grâce qui m’a été donnée, de ne vous point élever au-delà de ce que devez dans les sentiments que vous avez de vous-mêmes, mais de vous tenir dans les bornes de la modération », exhorte dans son Épître aux Romains « l’avorton de Dieu », comme le qualifiait Alain Decaux dans la savoureuse biographie qu’il avait consacrée à l’apôtre.

Antidote à un siècle où le trop est devenu l’ennemi du mieux

La France déchristianisée cultive l’arrogante tendance à vouloir se passer des enseignements de l’Église catholique. Pourtant, l’immense et féconde histoire du christianisme fourmille de préceptes propres à agir comme antidote à un siècle où le trop est devenu l’ennemi du mieux.

Dans ce gigantesque patrimoine, une haute figure se détache, dont la modernité s’éternise depuis des siècles – quelle leçon pour nos idoles de pacotille portées aux nues par le vent du jour, et vite balayées comme des feuilles mortes par la brise d’automne ! François d’Assise, glorifié santo subito très peu de temps après sa mort, en 1226, saint François d’Assise, donc, reste à jamais le père de la sobriété modeste et de l’écologie moderne. L’homme a vécu au XIIIe siècle, mais son enseignement dépasse les cultures et les mondes et retrouve même une certaine vigueur à la faveur de notre postmodernité. Le Poverello – c’est ainsi qu’on l’appelait – était le fils d’un riche marchand drapier italien, et, lorsqu’il se convertit au catholicisme, son premier acte fut de se dépouiller de ses habits devant son père, et l’évêque du lieu l’enveloppa de sa cape, signifiant par ce geste qu’il le prenait sous sa protection. François d’Assise avait le sens du spectacle, et c’est ainsi d’ailleurs qu’il saisit les esprits, multipliant les saynètes sur les tréteaux des villages d’Ombrie, afin de prêcher au plus grand nombre. C’était un vendeur-né, il avait été éduqué ainsi. « Si la boutique de son père est comme une scène où il s’exerce à éblouir les gens, la ville est son vrai théâtre, parce que l’Italie vit dans la rue », décrit Julien Green.

François n’écrivit quasiment rien – à peine quelques pages. Ce sont ses disciples, et en premier lieu saint Bonaventure, qui assurèrent la postérité de celui qu’on appelait « le jongleur de Dieu », inventeur de la fraternité chrétienne, premier homme médiéval à aller à la rencontre de l’islam, en allant chez le sultan d’Égypte. Ces frères dessinèrent ainsi sa légende, et bâtirent autour l’ordre des Franciscains, qui essaima partout dans le monde.

François d’Assise était ignorant, et il incitait même ses frères en religion à rester dans cet état – contrairement aux dominicains et aux jésuites, qui poussent aux études pour toucher les élites –, afin de garder le contact au plus près avec le peuple – au sens large –, la nature, l’univers. François d’Assise n’avait rien, mais il possédait le monde. Parce qu’il faisait corps avec icelui, se plaçant au même rang que n’importe quelle créature, qu’il se plaisait à dénommer « frère » et/ou « sœur ». « Frère Soleil » et « Sœur Lune », comme il les désigne dans le Cantique des créatures. Dans une pépite littéraire – Assise, une rencontre inattendue (Albin Michel, 2014) – le poète François Cheng a qualifié cet homme de Dieu qui embrasse l’univers de « Grand Vivant ». On ne peut mieux définir saint François – dont Jorge Bergoglio a emprunté le patronyme comme nom pontifical.

« Comme tout un chacun, il va au-devant de ce qui est agréable, bénéfique, gratifiant, écrit François Cheng à propos du saint d’Assise. Cependant, lui ne se dérobe pas face à ce qui est hostile, éprouvant, nuisible : privations, intempéries, bêtes sauvages prêtes à dévorer, brigands prompts à tuer, êtres atteints de maladies contagieuses, que tous fuient, offensés et humiliés dont la souffrance vous écrase. Le Grand Vivant se doit de dévisager toute la souffrance terrestre, car ce qui est impliqué à travers l’ensemble des êtres, c’est bien cette immense aventure de la Vie. Celui qui se sent concerné doit s’y engager avec toute la force d’amour dont il est capable, afin d’orienter cette aventure dans la direction ascendante, sachant que la Vie ne se réduit pas à un seul ordre, mais comprend de multiples dimensions – la suprême étant celle de l’âme, l’âme de chacun tentant de s’unir à l’âme divine. Pour le Grand Vivant, tout est rencontre, tout est interaction, tout est occasion d’une possible transformation. Aussi François fait-il montre d’un respect foncier envers les vivants. »

L’humilité de François ne conduit pas à un abaissement ou à une soumission à la servitude. Bien au contraire. « Reliée à l’humus, donc aux racines vitales, elle est la forme même », relève François Cheng. Il définit ainsi cette spiritualité englobante, qui a inspiré le pape François dans la définition de son concept d’« humanisme intégral », au coeur de son encyclique Laudato si, texte emblématique de son pontificat sur « la sauvegarde de la maisoncommune » et publié en 2015 :

« Il lui faut demeurer lui-même humble et dépouillé, au point de devenir un “rien bienveillant”, ou alors un “vide vivifiant”, un peu à l’image du Créateur, qui s’oblige à se tenir en retrait afin que les créatures puissent pleinement vivre. »

Dans son sublime opus Le Très-Bas (Gallimard, 1992), consacré au Poverello, le poète Christian Bobin écrit :

« Écoutons le bruit du monde à la fenêtre. Le bruit de l’or, le bruit de l’épée, le bruit des prières. Ceux qui comptent leurs sous derrière un rideau lourd. Ceux qui cuvent un vin noir au fond de leurs châteaux. Ceux qui marmonnent sous la dentelle des anges. Le marchand, le guerrier, le prêtre. Ces trois-là se partagent le XIIIe siècle. Et puis il y a une autre classe. Elle est dans l’ombre, trop retirée en elle-même pour qu’aucune lumière ne puisse jamais l’y chercher […]. Cette classe est celle des pauvres. Elle est du XIIIe et elle est du XXe, elle est de tous les siècles. Elle est aussi vieille que Dieu, aussi muette que Dieu, aussi perdue que lui dans sa vieillesse, dans son silence. Elle donnera à François d’Assise son vrai visage. Un visage bien plus beau que celui en bois peint des églises, bien plus pur que celui des grands peintres. Un simple visage de pauvre, d’idiot, de gueux. »

Sobriété féconde

François d’Assise a fortement inspiré les meilleurs biographes, de G. K. Chesterton à Julien Green, en passant par Jacques Le Goff et André Vauchez. L’excellent historien Vauchez, qui souligne : « François ne fait pas l’éloge de la pauvreté pour elle-même. Il ne canonise pas la pauvreté. Il dit simplement que l’homme ne doit pas être esclave de ses richesses et qu’il est plus facile d’accéder à une vie évangélique quand on est pauvre plutôt que riche. Il ne fait pas de la pauvreté un absolu de vie, comme le feront, après lui, certains de ses disciples. Ce n’est pas un gourou, François d’Assise ! Mais il veut montrer que des hommes peuvent vivre ensemble dans une microsociété sans classes, en mêlant des illettrés et des personnes qui savent lire et écrire, ce qui est le principal clivage de l’époque. »

Cette sobriété féconde, le franciscain Éloi Leclerc – frère biologique d’Édouard Leclerc, fondateur des supermarchés qui portent son nom – en parle dans un texte qui est un véritable bijou spirituel, sensible et lumineux, Sagesse d’un pauvre (Desclée de Brouwer, 2007). Le religieux y restitue au plus près ce qui fut le combat de François d’Assise et de ses disciples pour « une vie simple », à savoir une vie conduite « en laissant de côté toute volonté de domination, tout souci d’installation et de prestige », une « vie évangélique » qui, « si elle est vécue d’une manière authentique, doit jaillir librement et trouver sa loi en elle-même ». Pour Éloi Leclerc, tout le malheur de l’homme vient à partir du moment où il a « voulu tracer sa route et vivre dans son temps à lui ». « Et depuis, souligne-t-il, il ne connaissait plus de repos, mais seulement l’ennui, le trouble et la précipitation vers la mort ». Précisons que cette spiritualité a permis à Éloi Leclerc de survivre à l’enfer de Buchenwald et de Dachau, où il fut déporté pendant la Seconde Guerre mondiale.

Qui sait apprivoiser la sobriété, ou du moins contenir l’abondance, y puise une force de vie. À chacun de trouver sa voie, et son rythme – on peut alterner temps euphoriques et calmes, comme on change de vitesse sur une bicyclette. Mais l’art de la contemplation, ça se cultive. C’est ce que fait le frère François Cassingena-Trévedy, qui vit retiré au cœur de l’Auvergne, après des décennies de vie monacale dans des abbayes bénédictines. L’homme raconte cette expérience, au ras de son potager, si l’on peut dire, d’une plume sensible dans Paysan de Dieu (Albin Michel, 2024). Suffit à sa vie la contemplation du « grand carré du potager qui accueillera bientôt les pommes de terre et les potirons, les plates-bandes, le long du vieux mur, où croîtront sans doute les cardes, les tomates et les haricots ». « J’éprouve une satisfaction particulière à voir la terre nue », précise le sage. Et il ajoute : « La joie que j’éprouve à ce spectacle n’est pas seulement une joie esthétique : c’est une joie primitive autant que primaire dans mon histoire. C’est une joie enfantine : la plate-bande de jardin que mon grand-père m’avait donnée fut sans doute mon plus beau jouet d’enfant, et il me semble en voir aujourd’hui ressusciter la fascinante substance, en retrouver les dimensions, en aménager de nouveau l’espace. » Quelle meilleure interprétation de cette règle du monachisme bénédictin, qui a traversé les siècles et peut servir aujourd’hui à tout un chacun pour vivre une sobriété heureuse : ora et labora – « prie et travaille » ?

En introduction à son livre, le frère jardinier a placé ce passage du Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos : « Travaille, fais des petites choses, au jour le jour… Les petites choses n’ont l’air de rien, mais elles donnent la paix. C’est comme les fleurs des champs, vois-tu. On les croit sans parfum, et toutes ensemble, elles embaument. La prière des petites choses est innocente. Dans chaque petite chose, il y a un ange. » Un ange pour tempérer la cavalcade de nos vies démoniaques.

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