Nature et sobriété
Sur une planète abimée, au climat déréglé et à la biodiversité diminuée, des conditions de vie déjà problématiques et des perspectives dégradées commandent la sobriété pour l’humanité. Pouvoir continuer à habiter la Terre suppose de réduire les activités humaines et de mieux se conformer aux règles de la nature.
La sobriété n’est pas une question d’opportunité idéologique, si tant est que l’on cherche encore à vivre sur cette planète. Elle n’est que la réponse générique à la situation dangereuse que nous avons nous-mêmes créée. Les dégradations en cours de l’habitabilité de la planète ne sont en effet que la conséquence du volume de nos activités économiques et de la masse démographique humaine. Il n’est aucun espoir d’enrayer la dégradation en question sans réduire les unes et l’autre. C’est aussi pourquoi nous ne partirons pas d’une définition préalable de la sobriété, mais de l’état des lieux du système Terre et de ses conséquences, lesquelles dessineront le cadre sémantique de ce qu’il convient d’entendre par sobriété.
Climat et habitabilité de la Terre
Le climat détermine deux conditions à la viabilité de la planète Terre : la température moyenne à sa surface et tant la distribution que la disponibilité de l’eau douce sous ses différents états. Une planète trop chaude ou trop froide serait hostile à la vie, laquelle ne serait pas plus envisageable sur des sols dépourvus d’humidité ou ravagés chroniquement par les eaux. La vie ne se déploie que dans certaines conditions et nous n’avons d’autre solution que de nous y conformer. Des siècles de progrès scientifique n’ont, par exemple, nullement élargi les niches de l’habitat humain, si ce n’est pour un habitat temporaire et au coût énergétique faramineux, celui de quelques stations scientifiques en Antarctique, notamment. La masse de Mars, trop petite pour retenir par gravitation une atmosphère analogue à la nôtre, interdit par ailleurs tout escapisme spatial durable. Nous ne pouvons que vivre dans les interstices que nous ménage le système Terre, message qu’une humanité affairée et insatiable ne parvient toujours pas à entendre.
Le carbone illustre cette situation. C’est un des régulateurs de la température moyenne sur Terre. Or, nous avons, durant les dernières décennies, en brûlant le carbone des anciennes poubelles de la biosphère, changé rapidement la composition chimique de l’atmosphère. La concentration de carbone se situe désormais au-delà des 425 parties par million (ppm). La barre d’une augmentation de la température moyenne pluriannuelle sur Terre de 1,5 degré Celsius (°C) par rapport aux températures préindustrielles se situe à 430 ppm. L’année 2023 s’est élevée de 1,48 °C vis-à-vis desdites températures. Pour les douze derniers mois à compter de juillet 2024, l’élévation était même de 1,64 °C. Depuis 2018, n’importe quel Terrien, s’il n’a pas l’esprit embrumé par quelque processus psychologique intempestif, a pu percevoir les effets tangibles du dérèglement climatique en cours. Durant la première décennie de ce siècle, nous avons connu trois grandes canicules, celle de 2003 en Europe de l’Ouest, de 2007 en Australie et de 2010 en Russie. Depuis 2018, les canicules ne cessent de se succéder, notamment dans l’hémisphère Nord, occasionnant des records absolus quasi continus. De la Sibérie à l’Australie, les 40 °C sont récurrents et des températures avoisinant ou excédant 50 °C se produisent désormais systématiquement, alors qu’il s’agissait de phénomènes rarissimes. Le bilan sanitaire estival des canicules en Europe, en 2022, était déjà de 61 000 morts. À la chaleur sèche s’ajoute la chaleur humide. Elle pourrait très sensiblement accroître la mortalité caniculaire, puisqu’elle est liée à la difficulté ou à l’impossibilité de la régulation thermique du corps par l’évaporation de la sueur. Dans son livre d’anticipation climatique, Le Ministère du futur (publié en français en 2023), Kim Stanley Robinson n’hésite pas à évoquer un bilan de vingt millions d’âmes en un seul épisode torride en Inde. Et ce sont d’abord les régions tropicales qui seront affectées, même si la France pourrait connaître localement un tel phénomène. À quoi s’ajoute la litanie des autres événements extrêmes : les incendies de forêt pouvant aller jusqu’aux mégafeux, les inondations hors normes déstructurant les sols, susceptibles d’être provoquées par un seul orage, les dérochements et autres glissements de terrain dus soit à la fonte du pergélisol, soit à des précipitations intenses, l’irrégularité de la météo lors de l’entrée dans le printemps, les grêlons ravageurs et autres tornades, les cyclones de catégorie 5, avec des rafales au plancher de 200 km/h, l’aridification de certains territoires. L’ensemble de ces phénomènes, que vient compléter la déstabilisation des écosystèmes et de leur faune, converge vers un affaiblissement progressif de nos capacités mondiales de production alimentaire.
Concernant l’altération et la réduction de l’habitabilité de la planète, il suffit de considérer l’actuelle répartition sur le globe des populations humaines : elle n’a pas changé en proportion au cours de l’Histoire, si l’on considère les aires aptes à recevoir un habitat permanent. Ce sont les zones chaudes des aires tempérées et les zones tropicales qui sont les plus peuplées. À partir toutefois d’une moyenne territoriale annuelle de 27-28 °C, la densité humaine chute et il n’est plus de peuplement humain, et peu de vie, au-delà de 30 °C, et même parfois à compter de 29 °C. Il n’est pas difficile de comprendre ce que signifiera un réchauffement moyen de 2 °C et plus, très largement amplifié par la montée des événements extrêmes évoqués et par la chaleur humide, qui affectera d’immenses aires, comme le piedmont de l’Himalaya et les côtes du sous-continent indien. Ce n’est rien de moins qu’une gigantesque partie de la planète qui pourrait devenir soit très difficilement, soit totalement inhabitable, et ce dès les prochaines décennies. À quoi s’ajoutent le recul du trait de côte dû à la montée des mers et les événements extrêmes évoqués plus haut.
D’aucuns affirmeront qu’il faut laisser filer les flux de carbone et recourir à la géoingénierie, et tout particulièrement à des émissions d’aérosols soufrés déversées par des norias d’avions, imitant ainsi les effets refroidissants d’une éruption volcanique. C’est une idée d’ingénieur qui omet l’interdépendance intrinsèque des phénomènes du système Terre. Ce serait ajouter au déséquilibre du cycle du carbone celui du cycle du soufre, sans en outre réduire les autres effets de la perturbation du premier cycle, comme l’acidification des océans. Il ne nous est pas possible de connaître par avance toutes les conséquences d’une intensification du cycle du soufre. La perturbation du système des moussons en est cependant une. L’éruption du Tambora en 1815 avait indirectement entraîné une pandémie de choléra pour avoir provoqué la mutation des bactéries responsables de cette maladie.
On commence à comprendre que la marge d’usage de nos techniques n’est pas seulement quantitativement étroite, ici le plancher et le plafond de la concentration atmosphérique de carbone, mais aussi qualitativement. La biodiversité va nous permettre de mieux le comprendre.
Biodiversité et habitabilité de la Terre
La situation en matière de biodiversité n’est pas moins alarmante. Certes, nous sommes loin du seuil d’une extinction massive, comme ce fut le cas avec les cinq grands effondrements de la vie qui ont précédé l’apparition du genre Homo. Ce ne sont que quelques pour cent des espèces estimées qui ont disparu depuis quelques siècles, alors qu’il faut l’anéantissement d’au moins les deux tiers des espèces vivantes pour parler d’extinction massive. Mais ces extinctions massives se sont déroulées grosso modo sur un million d’années. Or, le rythme de disparition que nous occasionnons est de 100 à 1 000 fois supérieur à celui de l’histoire de la vie, et ce sont un million d’espèces sur un plancher de huit millions qui sont d’ores et déjà menacées. Autre raison de cette situation de la vie sauvage : nous exploitons à notre unique profit 50 % des surfaces propices à la végétation, et répandons à tour de bras des biocides. La plupart des écosystèmes forestiers sont menacés d’effondrement. La forêt amazonienne, à l’instar d’autres forêts tropicales, pourrait prochainement basculer vers la savane. Ces écosystèmes réagissent désormais mollement aux divers aléas, ce qui est un signe avant-courrier d’effondrement. La forêt française, quant à elle, n’absorbe qu’à peine plus de 26 millions de tonnes de carbone par an, alors qu’elle en absorbait 60 millions il y a trois décennies.
Nos interactions avec le vivant en général permettent en outre de mettre en lumière l’étroitesse qualitative des marges d’action laissées à nos techniques, pour autant qu’elles cherchent à être respectueuses du milieu. Considérons les néonicotinoïdes, qui ne tuent pas directement les abeilles, mais les désorientent et les empêchent de revenir à la ruche, les condamnant ainsi à mort. Pourquoi ? En raison de la complexité des écosystèmes au sein desquels nos actions interviennent comme un éléphant dans un jeu de quilles. Les écosystèmes sont en effet le lieu d’interactions via les sens pour lesquelles les qualités du milieu en termes sonores et d’odeur sont fondamentales. On parle par exemple aujourd’hui de restauration acoustique des écosystèmes. Or, les néonicotinoïdes altèrent justement la perception de l’univers sensoriel des pollinisateurs et les désorientent, interdisant le retour à la ruche.
Donnons un autre exemple, celui des macromolécules de synthèse. Alors que les macromolécules naturelles sont métastables et disparaissent avec la mort des organismes, les polymères – les macromolécules que nous produisons – ne sont pas métabolisés par les êtres vivants. Nos déchets plastiques s’accumulent au contraire dans le milieu comme dans les graisses animales.
Le constat est clair, les limites que le système Terre oppose à nos actions et à nos techniques ne sont pas seulement quantitatives, comme pour le carbone, mais également qualitatives. Nous devons certes réduire le volume de nos activités et leur substrat matériel, mais encore apprendre à conformer nos modes d’action aux règles qui sont celles de la nature. C’est précisément ce que nous parvenons à réaliser lorsque nous substituons à nos pratiques agricoles conventionnelles – qui s’opposent à la logique plurispécifique des écosystèmes, et sur des surfaces de plus en plus importantes – des pratiques agroécologiques qui jouent au contraire de la complémentarité des espèces au sein d’un même biotope et accompagnent le vivant plus qu’elles ne s’y opposent.
Ne pas respecter ces règles propres aux systèmes naturels rend la Terre de moins en moins habitable. Telle est d’ailleurs également la leçon du référentiel des neuf limites planétaires, dont six ont d’ores et déjà été franchies.
Sobriété et habitabilité de la Terre
Il nous est désormais possible de donner un sens écosystémique à la notion de sobriété. Par sobriété il convient d’entendre un mode d’organisation de la société en gestation que l’on peut exprimer en prenant appui sur la nomenclature de nos relations à la nature proposée par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques1.
Nous vivons en premier lieu de la nature : il s’agit des ressources diverses que nous en tirons ; nous vivons avec la nature : nous y côtoyons des êtres vivants autres qu’humains, dotés de leurs propres intérêts ; nous vivons encore dans la nature : un cadre de vie, des paysages auxquels nous pouvons, à des degrés divers, nous identifier ; enfin, nous vivons en tant que nature, à savoir comme parties intégrantes d’un tout qui nous dépasse : il y est question de sacralité de tel ou tel élément de la nature, de réalisation de notre humanité. Le propre de la modernité aura été de quasiment réduire ces quatre modalités au seul vivre de la nature, à la seule natureressource, en outre conçue comme un capital naturel dépourvu de valeur en soi, destiné à être transformé en biens économiques. Le vivre avec doit être réduit au minimum, aussi bien dans les champs que dans les villes. Le vivre dans n’a été préservé que dans un sens récréatif, au mieux. Quant au vivre en tant que, il est férocement dénié au nom d’une étrangeté de principe de l’humanité à la nature, hérité tant de la physique moderne que de l’interprétation de la Genèse qui s’est imposée au bas Moyen Âge, ne retenant des liens de l’homme à la nature que leur étrangeté : nous sommes seuls à avoir été créés « à l’image et à la ressemblance » du Créateur.
Or, le vivre de la nature n’est viable que délimité par les trois autres modalités. Nous devons à nouveau tenir compte qu’il n’est de vie qu’avec d’autres êtres vivants, inséparables de leurs propres écosystèmes ; l’idée de droits de la nature cherche à répondre à cette exigence fondamentale. Le vivre dans n’est pas moins essentiel : qu’on le veuille ou non, la biosphère est et restera le contenant ultime des sociétés, comme ne cesse par exemple de nous le rappeler le climat. Nous n’avons d’autre choix que de vivre sur la planète Terre, au sein de paysages et d’écosystèmes dont il faut respecter les règles.
Il nous faut enfin réapprendre à vivre en tant que nature, que partie intégrante d’un tout qui nous a précédés et dont on ne comprend que partiellement les modes de fonctionnement. Nous ne pouvons plus avoir comme orient spirituel un arrachement indéfini à la nature, concevoir la nature comme ce qui doit progressivement disparaître sous nos artefacts. Réaliser notre humanité ne peut plus signifier s’arracher à la nature. Très concrètement, cela signifie que nous devons réduire le volume de nos activités économiques, en tout cas les flux d’énergie et de matière sous-jacents ; et réduire la masse démographique comme l’emprise d’une seule espèce. Cela signifie encore que nous allons devoir réformer nos techniques, à savoir, à l’instar de l’agroécologie, apprendre à agir de façon plus harmonieuse avec les écosystèmes. La fin assignée aux sociétés ne doit plus être un enrichissement matériel indéfini, destructeur des équilibres qui nous font vivre, mais de vivre en respectant l’aspiration à un confort de vie et à la justice, et en admettant la nécessité de modes de développement en harmonie avec la nature. La sobriété est notre avenir. Une tâche séculaire.
RÉFÉRENCES
- Luc Abbadie, Denis Couvet et Dominique Bourg, La Biodiversité. État des lieux du vivant. Quelles évolutions de la vie sur Terre ?, livre audio Frémeaux & Associés, 2023 ; Biodiversité, à paraître aux PUF en 2025.
- Dominique Bourg, Dévastation. La question du mal aujourd’hui, Paris, PUF, 2024.
- Barry Klinger, Sadie Ryan, « Population distribution within the human climate niche », PLOS Climate 1(11). https://doi.org/10.1371/journal.pclm.0000086.
- Katherine Richardson et al., « Earth beyond six of nine planetary boundaries », Science Advances, vol. 9, no 37, 2023. https://doi.org/10.1126/sciadv.adh2458.
- Robinson, Kim Stanley, Le Ministère du futur, Paris, éditions Bragelonne, 2023.
- Bruno Villalba, Politiques de sobriété, Paris, Le Pommier, 2023.
- L’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES), en anglais, est un groupe international d’experts sur la biodiversité.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-10/nature-et-sobriete.html?item_id=7927
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