Économiste et prospectiviste, IFP Énergies nouvelles, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)
L’âge des puissances sobres
Les crises économiques et géopolitiques, couplées aux enjeux de la lutte contre le changement climatique, confèrent désormais aux objectifs de sobriété une dimension de puissance. Si la sobriété permet de répondre, en partie, aux limites des ressources planétaires, elle pourrait être le levier stratégique d’un nouvel ordre mondial.
Trois ingrédients ont été nécessaires à l’émergence de la problématique de la sobriété comme objet géopolitique. Le premier est constitué par le nouveau cadre observé dans les relations internationales. Si les analyses géopolitiques divergent sur le caractère apolaire ou multipolaire de l’environnement géopolitique actuel et que le vocabulaire utilisé (Sud global, rivalités systémiques, piège de Thucydide ou désoccidentalisation) tend à désigner une forme d’archipélisation du monde, les deux dernières décennies ont surtout démontré un affaiblissement général de la puissance des États. Le hard power comme source d’élargissement du pouvoir a montré toutes ses limites, tout comme la notion d’alliances ou d’alignement comme structure de la géopolitique mondiale. Le plurialignement fondé sur une diplomatie transactionnelle ou sur des effets d’aubaine est à l’oeuvre, et l’Inde ou l’Arabie saoudite en sont particulièrement représentatives. Jamais l’environnement géopolitique n’aura autant mérité l’appellation, développée par l’École nationale de guerre américaine dans les années 1990, de monde « VICA » (volatil, incertain, complexe et ambigu). Le deuxième ingrédient est relatif à la publication du troisième volet du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avec la mise en avant de la sobriété comme réponse structurelle à l’urgence climatique. Définie comme « un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui évitent une demande en énergie, en matières premières, en terres et en eau, tout en assurant le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires », elle apparaît comme un levier au même titre que l’efficacité énergétique ou le déploiement des énergies renouvelables. Le troisième ingrédient est le catalyseur de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 avec ses effets déstabilisateurs sur les marchés énergétiques européens. Dans ce nouvel environnement, s’interroger sur la capacité transformative de la sobriété pour les relations internationales prend tout son sens.
La sobriété comme réponse aux limites planétaires
Les chocs géopolitiques sont révélateurs des dépendances extérieures. Cela s’est observé à la suite du premier choc pétrolier de 1973-1974 ou à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Cette dernière a révélé les dépendances majeures des pays de l’Union européenne (UE) en matière énergétique, notamment pour le pétrole et le gaz. Le coût économique des mesures prises pour minimiser les conséquences économiques et sociales a été évalué à près de 650 milliards d’euros entre septembre 2021 et janvier 2023 1. Aborder la question de la sobriété en insistant sur le lien existant entre réduction de la consommation, réduction des dépenses et atténuation des dépendances semble être une entrée convaincante pour toucher le politique. En 2023, l’UE reste tributaire à 62 % des importations énergétiques, contre 53 % dix ans plus tôt 2. À la veille de la guerre d’Ukraine, elle était dépendante de la Russie pour 45 % de ses importations de gaz et pour plus de 30 % de celles de pétrole. Ces dépendances économiques et géopolitiques sont essentielles dans l’appréciation des politiques de sobriété. En effet, les matières premières représentent aujourd’hui plus de 7 500 milliards de dollars d’échanges (31 % du commerce mondial). Par nature instables, leurs marchés sont caractérisés par la volatilité des prix à court terme et par une forte cyclicité. Et les ressources restent des leviers de puissance. Réduire la consommation ou la surconsommation de ressources constitue à la fois une réponse économique et une nouvelle forme de positionnement dans le rapport producteur-consommateur.
L’époque actuelle est marquée par une exploitation des ressources à une échelle sans précédent. En 2023, plus de 100 milliards de tonnes de matériaux ont été extraites, ce qui équivaut à 35 kg par jour et par personne, soit une augmentation de près de 10 kg par rapport à 2003. Sans maîtrise de la consommation, ce chiffre devrait atteindre plus de 45 kg en 2060, notamment porté par les besoins engendrés par la double transition énergétique et numérique qui va provoquer une hausse importante de la consommation de métaux et de la dépendance aux pays producteurs. En 2023, ce sont plus de 10 milliards de tonnes de minerais métalliques qui ont été extraites, principalement en Asie-Pacifique (43 %), en Amérique latine (25 %) et en Afrique (11 %). La sobriété permettrait de repousser une limite globale en ressources (il n’existe pas de ressources infinies dans un monde fini). La maîtrise des consommations permettrait de s’émanciper d’une partie des problématiques géopolitiques liées à la localisation de la production de métaux. Par exemple, le poids de la Chine sur les marchés de métaux, notamment dans le segment du raffinage, pourrait être vecteur de problématiques commerciales (embargo, quotas, etc.) et de chantage diplomatique. Certes, des objectifs de production nationale de minerais et de métaux existent dans de nombreuses régions du monde, toutefois ils sont empreints de nombreuses incertitudes financières, environnementales ou sociétales 3.
La réduction des consommations de métaux n’est toutefois pas à l’ordre du jour des principales politiques relatives aux métaux critiques 4. La gestion des conséquences de la guerre en Ukraine est passée en partie par une réduction de la consommation de gaz en Europe. Toutefois, cette sobriété d’urgence n’a pas réellement été convertie en sobriété structurelle. Surtout, elle ne s’est pas élargie à l’ensemble des ressources consommées, et notamment les ressources métalliques. La problématique de surconsommation n’est toutefois pas nouvelle puisqu’elle apparaît dès 1992 dans l’Agenda 21 des Nations unies. L’idée d’une maîtrise des consommations est au coeur de ce dernier : « Il conviendrait d’accorder une attention particulière à la demande de ressources […] en vue de diminuer le plus possible leur épuisement et de réduire la pollution. Si la consommation est très forte dans certaines régions du monde, les besoins essentiels d’une grande partie de l’humanité ne sont pas satisfaits. » Cet appel a le mérite de poser la sobriété comme une réponse globale à la fois économique, environnementale et géopolitique.
La sobriété comme vecteur de redéfinition des relations internationales
Après trois décennies de mondialisation, l’enchaînement des crises sanitaires, économiques, géopolitiques et énergétiques depuis 2019 est annonciateur d’une refonte profonde de l’ordre mondial. L’insécurité climatique et environnementale s’impose désormais comme une constante pour les décennies à venir, à laquelle s’ajoute une nouvelle forme d’insécurité économique provoquée par la fragmentation géopolitique du monde. Levier stratégique, la sobriété a le potentiel pour redéfinir en partie les relations internationales. Elle renforce l’autonomie nationale et s’oppose à la théorie libérale des relations internationales qui met en exergue le « doux commerce » ou les interdépendances matérielles (création d’un gazoduc) comme des vecteurs de paix. Les slogans apparus en 2022 comme « Isoler les logements, isoler Poutine » ont rappelé le caractère fondamentalement géopolitique de nos consommations et le caractère potentiellement transformant de nos comportements. La notion de puissance est également modifiée dans un environnement mettant en exergue la sobriété. La minimisation des dépendances permet, par exemple, de redéfinir des accords commerciaux plus justes et non fondés sur des arrière-pensées économiques issues de dépendances aux matières premières. L’autonomie relative dégagée par les politiques de sobriété permet d’afficher une forme de neutralité dans la résolution des conflits et dans la diplomatie.
La puissance sobre trouve ainsi dans la non-consommation les ressorts de nouvelles stratégies d’influence et la capacité à développer une nouvelle forme de solidarité internationale. C’est un véritable changement de paradigme qui se profile sur la scène internationale, puisque le concept de puissance fondé sur la force militaire, la démographie, la politique ou l’économie (hard power) ou sur la culture, l’éducation, l’engagement, le numérique (soft power) pourrait être reconstruit également autour de la capacité des États à devenir sobres et à développer ainsi un ecological power. Cette vision remet en question les modèles traditionnels fondés sur la compétition et la captation des ressources et peut constituer un facteur de paix et une approche durable pour le développement. Dans ce contexte, faire puissance sobre révèle un nouveau critère de leadership sur la scène internationale et un nouveau vecteur d’attractivité. Les pays développés, et notamment l’UE, peuvent trouver dans la sobriété un nouveau ressort d’affirmation internationale. Mais ce dernier ne peut s’imposer aux pays émergents ou en développement ou aux producteurs de matières premières. L’UE comme puissance sobre peut ainsi promouvoir une redistribution plus équitable des ressources, un rôle de médiateur dans les conflits entre les pays pour, notamment, transformer certaines dynamiques géopolitiques ou géoéconomiques en cours.
Penser un nouvel ordre international de la sobriété nécessite ainsi de penser les relations internationales comme un espace de coopération beaucoup plus large. Cette perspective peut permettre d’imaginer, par exemple, des négociations climatiques sous l’égide de puissances sobres. Ces dernières seraient de véritables sources d’inspiration apparaissant comme des leaders éclairés de l’urgence climatique. Vecteur de puissance et de renouvellement des postures politiques internationales, la sobriété est à la fois vision et trajectoire, autorisant un renouveau des principes d’organisation sociale. L’objectif d’une gouvernance sobre passe ainsi par la construction d’un nouveau modèle étatique qui doit promouvoir un Homo sobrius en lieu et place d’un Homo citius, altius, fortius5. S’orienter vers un nouvel âge de la qualité et dépasser la logique de l’accumulation et de la boucle – hausse de richesse, hausse d’attractivité, hausse du besoin militaire – est une nécessité à l’âge des limites.
L’État et l’ensemble des acteurs économiques sont des générateurs d’excès et des vecteurs d’inégalités et d’injustice. Mais dépasser le stade de la consommation de masse n’est pas un objectif atteignable pour la majeure partie de la population mondiale. Dès lors, la sobriété ne peut s’appréhender que parmi les classes les plus aisées à l’intérieur des pays, mais également entre les pays. La sobriété permet ainsi également de répondre aux limites sociales. Elle possède une vertu réparatrice en matière de redistribution mais également pour limiter les conséquences environnementales de l’extractivisme ou de la surconsommation. Elle permet de limiter consommation et émissions de gaz à effet de serre, en suscitant adhésion et attractivité. Au niveau des États, la mise en place d’une politique de sobriété permet de réinventer le lien entre la consommation et le bien-être. Tout cela va de pair avec les analyses cherchant à dépasser la notion de PIB et invite les États à investir dans l’éducation, la santé, les infrastructures sobres et dans tous les secteurs générateurs de bien-être. De nombreux travaux ont déjà commencé à explorer de nouveaux indicateurs, comme le rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (Stiglitz, Sen, Fitoussi) de 2009 ou l’indicateur du vivre mieux par l’OCDE 6, qui prend en compte onze critères d’analyse (logement, revenu, emploi, liens sociaux, éducation, environnement, engagement civique, santé, satisfaction, sécurité, équilibre travail-vie personnelle). Cette vision dépasse la seule optique chiffrée du PIB mais devrait rester pour l’instant un phénomène de niche. En effet, elle remet en cause un idéal construit depuis les années 1950 sur une logique d’accumulation 7.
De la sobriété d’urgence à la sobriété structurelle
Levier de lutte contre l’urgence climatique, la sobriété permet de répondre à trois limites : la limite en ressources et les dépendances géopolitiques ; la limite environnementale liée à l’extraction et à l’épuisement des écosystèmes ; la limite sociale, la consommation étant un vecteur profond d’inégalités.
Il reste fondamental de transformer la sobriété d’urgence en une nouvelle forme d’organisation sociale nationale et mondiale. Objet profondément géopolitique, vecteur de leadership et d’attractivité, la sobriété est un moyen d’adaptation à la nouvelle donne géopolitique mondiale et un moyen de renouveler le concept de puissance, en développant celui de puissance sobre. Si une véritable tragédie des horizons est clairement identifiée par les acteurs politiques qui souhaiteraient investir dans la sobriété – de nombreux investissements sont nécessaires à court terme pour des retours à long terme et pour des objets difficilement mesurables, comme la paix, l’influence ou la coopération –, certains commencent à intégrer progressivement le concept dans leur matrice de réflexion.
Les auteurs de la Red Team, cette équipe de chercheurs et d’auteurs de science-fiction travaillant avec le ministère de la Défense, ont, par exemple, établi un scénario nécessitant le développement d’une armée de plus en plus sobre. Et les notions de frugalité, de résistance, de résilience sont aujourd’hui identifiées et étudiées par ce ministère pour atteindre « le moins, le mieux et le plus sûr ».
- https://www.bruegel.org/blog-post/fiscal-side-europes-energy-crisis-facts-problems-and-prospects.
- https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/nrg_ind_id/default/table?lang=fr.
- Emmanuel Hache, « Prospective de l’insécurité minérale : anticiper la nouvelle ère métallique de la transition bas-carbone », Futuribles, no 458, 2024, pp. 5-24.
- Emmanuel Hache, Émilie Normand, Louis-Marie Malbec, Vincent d’Herbemont, « Sobriété : impensé de la politique européenne sur les matériaux critiques », The Conversation (9 juillet 2023). https://theconversation.com/la-sobriete-impense-de-la-politique-europeenne-sur-les-materiaux-critiques-209077.
- En français : « plus vite, plus haut, plus fort ».
- https://www.oecdbetterlifeindex.org/fr/.
- Emmanuel Hache, « La sobriété, vecteur de puissance », Revue internationale et stratégique, no 128, 2022, pp. 77-86 ; Emmanuel Hache, « Pour une géopolitique de la sobriété », Revue internationale et stratégique, no 128, 2022, pp. 43-47.
- En français : « plus vite, plus haut, plus fort ».
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-10/l-age-des-puissances-sobres.html?item_id=7928
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