Peut-on décarboner démocratiquement ?
La nécessaire sobriété énergétique et l’indispensable réduction de l’empreinte écologique imposent une forte réduction des inégalités. Une démocratie écologique doit être garante des libertés et des intérêts, mais aussi de l’environnement, dans un contexte d’interdépendances accrues entre territoires, entre nations et entre individus. Décarboner appelle une prise de conscience des enjeux et une révision de la démocratie.
Décarbonation et démocratie sont-elles compatibles ? Voici une question à laquelle nous
n’échapperons probablement pas. Bien plutôt et plus curieusement encore, c'est à la
réponse que nous n’échapperons pas. Il n'est pas sûr, en effet, que la question agite et
traverse la société. Mais ladite société n’en devra pas moins y répondre,
dans la décennie ou quelque peu au-delà. Nous serons contraints de décarboner, et pas
uniquement pour le climat. Décarbonation ou pas, une décrue énergétique s’imposera
à nous. Nos démocraties y survivront-elles ? Je vais commencer par développer ces aspects, puis
je les situerai dans le contexte démocratique qui semble désormais le nôtre.
Dégradation de l’habitabilité de la planète
Le changement climatique nous contraindra-t-il à décarboner ? Jusqu’à aujourd'hui, ce
n’est pas ce que nous observons, en dépit d’efforts réels de quelques pays qui ont
hautement développé leurs capacités de production éolienne et photovoltaïque, comme
le Danemark, l’Allemagne ou l’Espagne, pays démocratiques d’ailleurs, en associant les
populations locales avec des coopératives éoliennes – au Danemark, notamment, pays le plus
performant en la matière. Il n’empêche qu’à l'échelle mondiale, nous sommes
toujours, grosso modo, à 80 % de nos énergies primaires tirées de sources fossiles. Force est
de le constater, le dérèglement climatique ne nous a guère fait bouger jusqu’alors.
Chaque COP, conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements
climatiques (CCNUCC), a été suivie d’une augmentation des émissions mondiales.
En sera-t-il autrement à l’avenir ? Il est possible de l’espérer, pour plusieurs raisons
et, plus encore, pour la somme de ces raisons. La première de ces raisons est que le climat a basculé
depuis 2018 au point de rendre hautement sensibles ses expressions dommageables, qu’il s’agisse de
vagues de chaleur, de sécheresses, d’inondations, de mégafeux, de grêles destructrices, de
cyclones, de déstabilisation du rythme des saisons, etc 1
. Le dérèglement est devenu visible et
ses effets, tout particulièrement en matière de production alimentaire, devraient aussi devenir de
plus en plus sensibles au cours de la décennie. La raison en est très simple : durant les
étés boréaux, les vagues de chaleur, auxquelles s’ajoutent les autres
phénomènes extrêmes, connaissent des occurrences de plus en plus rapprochées, et leurs
effets sur les cultures alimentaires d’exceptionnels deviennent récurrents et quasi
systématiques.
Dès lors, le climat devrait, au cours de la décennie, finir par devenir une gêne (au minimum)
obsédante et ne plus pouvoir, pour ce motif, passer au travers des expressions électorales, comme
c’est jusqu’alors le cas. En second lieu, l’affaiblissement prévisible de la production
alimentaire devrait créditer pour les opinions publiques, peu au fait des réalités
scientifiques, les projections du GIEC décrivant une planète à l’habitabilité
réduite dès les années 2040. Avec le scénario à l’intérieur duquel
nous sommes censés nous situer, d’autres phénomènes ne tarderont pas à illustrer
la dégradation en cours de l’habitabilité de la planète. Ne donnons qu’un exemple
particulièrement éloquent, celui de la chaleur humide, qui a pour conséquence
d’interdire, selon une échéance variable, les activités professionnelles ou sportives en
extérieur. Le nombre de jours sous cette menace irait de 100 à 200 pour l’Amérique du
Sud, de 50 à 100 pour l’Asie du Sud-Est, de 40 à 100 pour l’Afrique centrale et de 0
à 10 pour la Méditerranée, et ce pour la période 2040-2060 avec le scénario
indiqué, que nous sommes mal partis pour respecter. Les morts sur les chantiers de la Coupe du monde de
football au Qatar, plus de 5 000, sont très probablement imputables à ce phénomène. Il
est loisible de s’interroger sur l’habitabilité stricte d’un territoire placé sous
ce régime pendant plusieurs mois, sans compter la gabegie énergétique et la dépendance
étroite à d’autres territoires qu’implique d’y séjourner. À quoi
s’ajoute que les aires impactées ne relèvent nullement, à la différence du Qatar
et du golfe Persique, de zones désertiques. Le phénomène affectera au contraire des
régions parmi les plus densément peuplées. Et, évidemment, bien d’autres atteintes
à l’habitabilité de la planète s’ajoutent à la chaleur humide, à
commencer par la chaleur sèche, ravageuse pour les végétaux.
Réduction des ressources fossiles
À ces raisons de décarboner – un dérèglement climatique heurtant désormais
nos sens, se rappelant régulièrement à nous – s'en ajoutera une autre, non moins lourde,
à savoir les tensions qui ne devraient pas manquer de se produire sur les pétroles liquides durant la
décennie. C’est ce qu’indique un rapport de l’Agence internationale de
l’énergie (2018) 2
. Nous avons en effet atteint le pic pour le pétrole conventionnel depuis 2008
et la production plafonne depuis plus de dix ans à 70 millions de barils par jour (Mb/j). Sans le
développement depuis lors de l’exploitation des huiles de schiste américaines et autres gaz de
roche-mère grâce à la fracturation hydraulique, il ne serait pas possible de maintenir une
consommation mondiale d’environ 100 Mb/j. Ces huiles ne tarderont pas non plus à atteindre leur pic.
Le seul pays où la géologie semble voisine de celle des États-Unis est la Russie, un pays trop
pauvre pour assumer à lui seul les investissements colossaux requis, et aujourd’hui isolé par
une aventure guerrière qui rend aléatoire un retour à la facilité de l’importation
de gaz russe pour l’Europe. Le charbon reste mondialement important, objectera-t-on, mais il est la plus
carbonée des énergies fossiles, et tout particulièrement sous sa forme européenne, le
lignite.
Ces deux pressions conjointes, l’une indirecte et possiblement électorale avec le climat, et
l’autre directe et matérielle avec la réduction de la ressource fossile, devraient
déboucher sur une accélération de la décarbonation des énergies ; et ce
d’autant que les cadres législatifs et juridiques sont existants.
Des sujets techniques et politiques
Mais l’interface démocratie/énergie ne s’arrête pas là. La
décarbonation est traitée comme un enjeu purement technique, de bascule d’un système
technique à un autre. Plus précisément, l’idée est de substituer aux
différents usages des énergies fossiles le vecteur électricité et, pour certains usages,
le vecteur hydrogène via l’électrolyse en amont. Simple sur le papier,
l’opération risque d’être difficile et probablement inachevable sans sobriété
énergétique. Se posent alors deux problèmes : celui, en premier lieu, de la quantité
d’électricité produite, notamment en vue de sa transformation en hydrogène pour remplacer
le gaz dans nombre de processus industriels ; mais surtout celui des convertisseurs énergétiques au
premier chef, et celui des infrastructures également. Les unes et les autres sont extrêmement gourmands
en métaux divers.
Et c’est ici, du côté des convertisseurs énergétiques, que se situe le principal
goulot d’étranglement pour un développement des énergies non carbonées 3
. La
maîtrise de la fusion nucléaire n’y changerait rien : nous aurons toujours besoin
d’infrastructures pour transporter l’électricité et de multiples convertisseurs pour la
convertir, la transformer en usages divers. Or, c'est ici que le bât blesse. Considérons le seul cas de
l’automobile, convertisseur énergétique largement diffus. Une voiture thermique contient 20 kg
de cuivre, une hybride, 40, une petite électrique, 80, et une grosse, 280, à quoi s’ajoutent 100
kg par borne de recharge. C’est donc la consommation de cuivre qui explose pour la seule
électrification d’un parc mondial automobile qui dépasse juste le milliard de voitures pour une
population de 8 milliards d’êtres humains. Et je ne compte par les infrastructures pour la voiture
autonome, avec la multiplication des bornes de transmission tout le long des routes et chaussées… Et
ce juste pour un seul convertisseur, le moteur électrique, pour un seul usage, l'automobile. Rien
d’étonnant que le patron de Stellantis ait affirmé que, si on lui demandait de ne construire que
des voitures électriques, il n'en produirait que pour les riches. Il s’est repris ensuite, mais
c’est malheureusement une évidence.
Quelques autres chiffres et données. À elle seule, la mobilité électrique individuelle
tous azimuts pourrait être à l’origine de 50 % à 60 % de la demande de métaux. Et
il conviendra d’y ajouter les LED, les pompes à chaleurs, les panneaux photovoltaïques, les
éoliennes, les convertisseurs pour l’hydrogène, les nouvelles infrastructures, etc. Rappelons
que les panneaux photovoltaïques exigent du silicium, du gallium, du germanium, de l’indium, du
sélénium, du cadmium, du tellure et du bismuth.
Le moins qu’on puisse dire est que cette manière de transition énergétique
mainstream constitue une catastrophe au regard d’une grande part des autres limites
planétaires : en termes de cycle de l’eau, de biodiversité, d’usage des sols et de
déforestation, d’entités étrangères déversées au sein de la
biosphère, de cycle du soufre et d’aérosols. Seule, encore une fois, une sobriété
énergétique (et en conséquence de matériaux) concertée permettrait de
décarboner sans détruire plus encore l’habitabilité de cette planète.
L’indispensable réduction des inégalités
Or, c’est précisément si l’on tient compte de ce goulot d’étranglement et de
la sobriété qui en découle nécessairement que les difficultés
démocratiques commencent 4
. La sobriété à venir replace au cœur de nos
démocraties la question des inégalités, alors que, depuis la vague néolibérale
des années 1980, nous les avons laissé filer. De façon générale, un trop fort
développement des inégalités 5
mine la démocratie et la société. Les
économistes Anne Case et Angus Deaton ont montré que les hommes blancs déclassés du bas
des classes moyennes nordaméricaines connaissent ces dernières décennies un effondrement de
leur espérance de vie et un taux de suicide record 6
. Cela contribue au minage des institutions
démocratiques américaines. On pourrait ajouter les travaux du philosophe Michael Sandel, qui aborde
aussi, d’une autre manière, cette érosion de la démocratie américaine par une
tolérance élevée aux inégalités via une forme de méritocratie 7
.
Moins élevée en Europe, cette tolérance aux inégalités n’en est pas moins
bien réelle. Rappelons d’ailleurs que le rôle majeur de l’État
hégélien, tel qu’il ressort de sa Philosophie du droit (1820), est
d’empêcher l’implosion de la société qui découlerait d’écarts
trop élevés entre riches et pauvres 8
. Le séparatisme affiché aujourd’hui par les
plus riches manifeste crûment cet état de choses. La construction d’îles artificielles
réservées aux plus grosses fortunes par le financier Peter Thiel est en l’occurrence probante.
À quoi s’ajoute que ce sont les plus riches qui détruisent l’habitabilité de cette
planète. Rappelons que, selon les statistiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC), les 10 % les plus riches sont responsables de 34 % à 45 % des
émissions mondiales de gaz à effet de serre, là où les 50 % les plus pauvres se situent
entre 13 % et 15 %.
Or, l’appréciation des inégalités changerait profondément si, au lieu de
croître, ou même de stagner, la consommation d’énergie devait sensiblement
décroître, sur fond plus général de décroissance de l’empreinte
écologique. Les contraintes évoquées plus haut devraient nous conduire à une
consommation moyenne d’énergie annuelle par habitant de l’ordre de 2 tonnes
d’équivalent pétrole (tep). On imagine difficilement une partie de la population restant
à 4 ou au-delà et une partie notable redescendant à 0,5 tep, la moyenne des
sociétés préindustrielles. Le raisonnement est analogue si l’on considère la
nécessité de redescendre à une empreinte écologique inférieure à 1
planète. On imagine mal des individus restant à plus de trois, et d’autres descendants à
0,5 planète. Plus les niveaux qui s’imposeront seront bas, et moins les inégalités
pourront être acceptées.
La question est somme toute relativement simple. Accepterons-nous une sobriété
généralisée, avec allocation concertée et planifiée de ressources devenues rares,
sur fond d’inégalités resserrées et de renforcement des choix collectifs et
démocratiques, au sein d’une société toujours aussi respectueuse des droits fondamentaux
et des libertés individuelles si ce n’est celles concernant un accès illimité aux
ressources naturelles ? Ou préférerons-nous des régimes autoritaires réservant la
diète énergétique au grand nombre, pour préserver un espace étroit de
surconsommation, sur fond de contrôle social aigu et de récit emportant les foules. Telle semble devoir
être l’alternative à laquelle nous ne saurons prochainement échapper.
- Voir Jean Jouzel, Hervé Le Treut, Climat. Une enquête de la revue “La Pensée
écologique”, PUF, 2023.
- L’Agence internationale de l’énergie (AIE) publie chaque année ses perspectives
énergétiques mondiales (World Energy Outlook ou WEO). Ce rapport de
référence annuel est un recueil de données, de statistiques et d’informations les
plus récentes sur les évolutions en matière de politique énergétique aux
niveaux mondial, régional et national. Il fournit notamment une mise à jour des projections en
matière de demande, de production et de consommation d’énergie et d’émissions
de CO2. Ces documents sont disponibles sur le site www.iea.org.
- Voir Jean-Paul Bouttes et Dominique Bourg, L’énergie. Histoire et enjeux, livre audio,
Frémeaux, 2022 ; à paraître en livre aux PUF en 2023.
- Sur ces difficultés et des évolutions possibles, voir Dominique Bourg, Kerry Whiteside, Vers
une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Seuil, 2010.
- À ce sujet, voir les rapports et les données de la World Inequality Database
(https://wid.world).
- Anne Case et Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, PUF, 2021.
- Voir notamment son livre La Tyrannie du mérite, Albin Michel, 2021.
- Voir, plus largement, Dominique Bourg, Le Marché contre l’humanité, PUF, 2019.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-3/peut-on-decarboner-democratiquement.html?item_id=7844
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