Dominique BOURG

Professeur honoraire à l’université de Lausanne.

Partage

Peut-on décarboner démocratiquement ?

La nécessaire sobriété énergétique et l’indispensable réduction de l’empreinte écologique imposent une forte réduction des inégalités. Une démocratie écologique doit être garante des libertés et des intérêts, mais aussi de l’environnement, dans un contexte d’interdépendances accrues entre territoires, entre nations et entre individus. Décarboner appelle une prise de conscience des enjeux et une révision de la démocratie.

Décarbonation et démocratie sont-elles compatibles ? Voici une question à laquelle nous n’échapperons probablement pas. Bien plutôt et plus curieusement encore, c'est à la réponse que nous n’échapperons pas. Il n'est pas sûr, en effet, que la question agite et traverse la société. Mais ladite société n’en devra pas moins y répondre, dans la décennie ou quelque peu au-delà. Nous serons contraints de décarboner, et pas uniquement pour le climat. Décarbonation ou pas, une décrue énergétique s’imposera à nous. Nos démocraties y survivront-elles ? Je vais commencer par développer ces aspects, puis je les situerai dans le contexte démocratique qui semble désormais le nôtre.

Dégradation de l’habitabilité de la planète

Le changement climatique nous contraindra-t-il à décarboner ? Jusqu’à aujourd'hui, ce n’est pas ce que nous observons, en dépit d’efforts réels de quelques pays qui ont hautement développé leurs capacités de production éolienne et photovoltaïque, comme le Danemark, l’Allemagne ou l’Espagne, pays démocratiques d’ailleurs, en associant les populations locales avec des coopératives éoliennes – au Danemark, notamment, pays le plus performant en la matière. Il n’empêche qu’à l'échelle mondiale, nous sommes toujours, grosso modo, à 80 % de nos énergies primaires tirées de sources fossiles. Force est de le constater, le dérèglement climatique ne nous a guère fait bouger jusqu’alors. Chaque COP, conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), a été suivie d’une augmentation des émissions mondiales.

En sera-t-il autrement à l’avenir ? Il est possible de l’espérer, pour plusieurs raisons et, plus encore, pour la somme de ces raisons. La première de ces raisons est que le climat a basculé depuis 2018 au point de rendre hautement sensibles ses expressions dommageables, qu’il s’agisse de vagues de chaleur, de sécheresses, d’inondations, de mégafeux, de grêles destructrices, de cyclones, de déstabilisation du rythme des saisons, etc 1 . Le dérèglement est devenu visible et ses effets, tout particulièrement en matière de production alimentaire, devraient aussi devenir de plus en plus sensibles au cours de la décennie. La raison en est très simple : durant les étés boréaux, les vagues de chaleur, auxquelles s’ajoutent les autres phénomènes extrêmes, connaissent des occurrences de plus en plus rapprochées, et leurs effets sur les cultures alimentaires d’exceptionnels deviennent récurrents et quasi systématiques.

Dès lors, le climat devrait, au cours de la décennie, finir par devenir une gêne (au minimum) obsédante et ne plus pouvoir, pour ce motif, passer au travers des expressions électorales, comme c’est jusqu’alors le cas. En second lieu, l’affaiblissement prévisible de la production alimentaire devrait créditer pour les opinions publiques, peu au fait des réalités scientifiques, les projections du GIEC décrivant une planète à l’habitabilité réduite dès les années 2040. Avec le scénario à l’intérieur duquel nous sommes censés nous situer, d’autres phénomènes ne tarderont pas à illustrer la dégradation en cours de l’habitabilité de la planète. Ne donnons qu’un exemple particulièrement éloquent, celui de la chaleur humide, qui a pour conséquence d’interdire, selon une échéance variable, les activités professionnelles ou sportives en extérieur. Le nombre de jours sous cette menace irait de 100 à 200 pour l’Amérique du Sud, de 50 à 100 pour l’Asie du Sud-Est, de 40 à 100 pour l’Afrique centrale et de 0 à 10 pour la Méditerranée, et ce pour la période 2040-2060 avec le scénario indiqué, que nous sommes mal partis pour respecter. Les morts sur les chantiers de la Coupe du monde de football au Qatar, plus de 5 000, sont très probablement imputables à ce phénomène. Il est loisible de s’interroger sur l’habitabilité stricte d’un territoire placé sous ce régime pendant plusieurs mois, sans compter la gabegie énergétique et la dépendance étroite à d’autres territoires qu’implique d’y séjourner. À quoi s’ajoute que les aires impactées ne relèvent nullement, à la différence du Qatar et du golfe Persique, de zones désertiques. Le phénomène affectera au contraire des régions parmi les plus densément peuplées. Et, évidemment, bien d’autres atteintes à l’habitabilité de la planète s’ajoutent à la chaleur humide, à commencer par la chaleur sèche, ravageuse pour les végétaux.

Réduction des ressources fossiles

À ces raisons de décarboner – un dérèglement climatique heurtant désormais nos sens, se rappelant régulièrement à nous – s'en ajoutera une autre, non moins lourde, à savoir les tensions qui ne devraient pas manquer de se produire sur les pétroles liquides durant la décennie. C’est ce qu’indique un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (2018) 2 . Nous avons en effet atteint le pic pour le pétrole conventionnel depuis 2008 et la production plafonne depuis plus de dix ans à 70 millions de barils par jour (Mb/j). Sans le développement depuis lors de l’exploitation des huiles de schiste américaines et autres gaz de roche-mère grâce à la fracturation hydraulique, il ne serait pas possible de maintenir une consommation mondiale d’environ 100 Mb/j. Ces huiles ne tarderont pas non plus à atteindre leur pic.

Le seul pays où la géologie semble voisine de celle des États-Unis est la Russie, un pays trop pauvre pour assumer à lui seul les investissements colossaux requis, et aujourd’hui isolé par une aventure guerrière qui rend aléatoire un retour à la facilité de l’importation de gaz russe pour l’Europe. Le charbon reste mondialement important, objectera-t-on, mais il est la plus carbonée des énergies fossiles, et tout particulièrement sous sa forme européenne, le lignite.

Ces deux pressions conjointes, l’une indirecte et possiblement électorale avec le climat, et l’autre directe et matérielle avec la réduction de la ressource fossile, devraient déboucher sur une accélération de la décarbonation des énergies ; et ce d’autant que les cadres législatifs et juridiques sont existants.

Des sujets techniques et politiques

Mais l’interface démocratie/énergie ne s’arrête pas là. La décarbonation est traitée comme un enjeu purement technique, de bascule d’un système technique à un autre. Plus précisément, l’idée est de substituer aux différents usages des énergies fossiles le vecteur électricité et, pour certains usages, le vecteur hydrogène via l’électrolyse en amont. Simple sur le papier, l’opération risque d’être difficile et probablement inachevable sans sobriété énergétique. Se posent alors deux problèmes : celui, en premier lieu, de la quantité d’électricité produite, notamment en vue de sa transformation en hydrogène pour remplacer le gaz dans nombre de processus industriels ; mais surtout celui des convertisseurs énergétiques au premier chef, et celui des infrastructures également. Les unes et les autres sont extrêmement gourmands en métaux divers.

Et c’est ici, du côté des convertisseurs énergétiques, que se situe le principal goulot d’étranglement pour un développement des énergies non carbonées 3 . La maîtrise de la fusion nucléaire n’y changerait rien : nous aurons toujours besoin d’infrastructures pour transporter l’électricité et de multiples convertisseurs pour la convertir, la transformer en usages divers. Or, c'est ici que le bât blesse. Considérons le seul cas de l’automobile, convertisseur énergétique largement diffus. Une voiture thermique contient 20 kg de cuivre, une hybride, 40, une petite électrique, 80, et une grosse, 280, à quoi s’ajoutent 100 kg par borne de recharge. C’est donc la consommation de cuivre qui explose pour la seule électrification d’un parc mondial automobile qui dépasse juste le milliard de voitures pour une population de 8 milliards d’êtres humains. Et je ne compte par les infrastructures pour la voiture autonome, avec la multiplication des bornes de transmission tout le long des routes et chaussées… Et ce juste pour un seul convertisseur, le moteur électrique, pour un seul usage, l'automobile. Rien d’étonnant que le patron de Stellantis ait affirmé que, si on lui demandait de ne construire que des voitures électriques, il n'en produirait que pour les riches. Il s’est repris ensuite, mais c’est malheureusement une évidence.

Quelques autres chiffres et données. À elle seule, la mobilité électrique individuelle tous azimuts pourrait être à l’origine de 50 % à 60 % de la demande de métaux. Et il conviendra d’y ajouter les LED, les pompes à chaleurs, les panneaux photovoltaïques, les éoliennes, les convertisseurs pour l’hydrogène, les nouvelles infrastructures, etc. Rappelons que les panneaux photovoltaïques exigent du silicium, du gallium, du germanium, de l’indium, du sélénium, du cadmium, du tellure et du bismuth.

Le moins qu’on puisse dire est que cette manière de transition énergétique mainstream constitue une catastrophe au regard d’une grande part des autres limites planétaires : en termes de cycle de l’eau, de biodiversité, d’usage des sols et de déforestation, d’entités étrangères déversées au sein de la biosphère, de cycle du soufre et d’aérosols. Seule, encore une fois, une sobriété énergétique (et en conséquence de matériaux) concertée permettrait de décarboner sans détruire plus encore l’habitabilité de cette planète.

L’indispensable réduction des inégalités

Or, c’est précisément si l’on tient compte de ce goulot d’étranglement et de la sobriété qui en découle nécessairement que les difficultés démocratiques commencent 4 . La sobriété à venir replace au cœur de nos démocraties la question des inégalités, alors que, depuis la vague néolibérale des années 1980, nous les avons laissé filer. De façon générale, un trop fort développement des inégalités 5 mine la démocratie et la société. Les économistes Anne Case et Angus Deaton ont montré que les hommes blancs déclassés du bas des classes moyennes nordaméricaines connaissent ces dernières décennies un effondrement de leur espérance de vie et un taux de suicide record 6 . Cela contribue au minage des institutions démocratiques américaines. On pourrait ajouter les travaux du philosophe Michael Sandel, qui aborde aussi, d’une autre manière, cette érosion de la démocratie américaine par une tolérance élevée aux inégalités via une forme de méritocratie 7 .

Moins élevée en Europe, cette tolérance aux inégalités n’en est pas moins bien réelle. Rappelons d’ailleurs que le rôle majeur de l’État hégélien, tel qu’il ressort de sa Philosophie du droit (1820), est d’empêcher l’implosion de la société qui découlerait d’écarts trop élevés entre riches et pauvres 8 . Le séparatisme affiché aujourd’hui par les plus riches manifeste crûment cet état de choses. La construction d’îles artificielles réservées aux plus grosses fortunes par le financier Peter Thiel est en l’occurrence probante. À quoi s’ajoute que ce sont les plus riches qui détruisent l’habitabilité de cette planète. Rappelons que, selon les statistiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les 10 % les plus riches sont responsables de 34 % à 45 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, là où les 50 % les plus pauvres se situent entre 13 % et 15 %.

Or, l’appréciation des inégalités changerait profondément si, au lieu de croître, ou même de stagner, la consommation d’énergie devait sensiblement décroître, sur fond plus général de décroissance de l’empreinte écologique. Les contraintes évoquées plus haut devraient nous conduire à une consommation moyenne d’énergie annuelle par habitant de l’ordre de 2 tonnes d’équivalent pétrole (tep). On imagine difficilement une partie de la population restant à 4 ou au-delà et une partie notable redescendant à 0,5 tep, la moyenne des sociétés préindustrielles. Le raisonnement est analogue si l’on considère la nécessité de redescendre à une empreinte écologique inférieure à 1 planète. On imagine mal des individus restant à plus de trois, et d’autres descendants à 0,5 planète. Plus les niveaux qui s’imposeront seront bas, et moins les inégalités pourront être acceptées.

La question est somme toute relativement simple. Accepterons-nous une sobriété généralisée, avec allocation concertée et planifiée de ressources devenues rares, sur fond d’inégalités resserrées et de renforcement des choix collectifs et démocratiques, au sein d’une société toujours aussi respectueuse des droits fondamentaux et des libertés individuelles si ce n’est celles concernant un accès illimité aux ressources naturelles ? Ou préférerons-nous des régimes autoritaires réservant la diète énergétique au grand nombre, pour préserver un espace étroit de surconsommation, sur fond de contrôle social aigu et de récit emportant les foules. Telle semble devoir être l’alternative à laquelle nous ne saurons prochainement échapper.



  1. Voir Jean Jouzel, Hervé Le Treut, Climat. Une enquête de la revue “La Pensée écologique”, PUF, 2023.
  2. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) publie chaque année ses perspectives énergétiques mondiales (World Energy Outlook ou WEO). Ce rapport de référence annuel est un recueil de données, de statistiques et d’informations les plus récentes sur les évolutions en matière de politique énergétique aux niveaux mondial, régional et national. Il fournit notamment une mise à jour des projections en matière de demande, de production et de consommation d’énergie et d’émissions de CO2. Ces documents sont disponibles sur le site www.iea.org.
  3. Voir Jean-Paul Bouttes et Dominique Bourg, L’énergie. Histoire et enjeux, livre audio, Frémeaux, 2022 ; à paraître en livre aux PUF en 2023.
  4. Sur ces difficultés et des évolutions possibles, voir Dominique Bourg, Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Seuil, 2010.
  5. À ce sujet, voir les rapports et les données de la World Inequality Database (https://wid.world).
  6. Anne Case et Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, PUF, 2021.
  7. Voir notamment son livre La Tyrannie du mérite, Albin Michel, 2021.
  8. Voir, plus largement, Dominique Bourg, Le Marché contre l’humanité, PUF, 2019.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-3/peut-on-decarboner-democratiquement.html?item_id=7844
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article