Pierre-Yves CUSSET

Agrégé de sciences sociales.

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Transition écologique, transition juste ?

Accords internationaux et stratégies nationales visent à la réduction de l'empreinte carbone et à la neutralité climatique à l'horizon 2050. Face aux impératifs de la transition écologique, la nécessité d'une juste répartition des efforts est affirmée. Les instruments au service de cette ambition n'ont pas forcément les effets redistributifs que l'on en attend. Tout est dans leur mise en œuvre.

Pour que la transition environnementale soit juste, iI semble assez logique que les efforts demandés en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) ou de l'empreinte carbone soient proportionnés aux responsabilités. Mais comment définir cette respon­sabilité?

Les responsabilités historiques des nations

Une première approche consiste à faire le bilan des émissions de GES en fonction de ceux qui en sont à l'origine. Ce bilan peut être réalisé à plusieurs échelles: à l'échelle globale, c'est-à-dire entre pays; à l'échelle locale, c'est-à-dire au sein de chaque pays, par exemple entre types d'acteurs (entreprises ou administrations versus ménages), ou encore entre différentes catégories de ménages.
Lorsqu'il s'agit de cerner les responsabilités, en particulier au niveau des pays, c'est aux émissions cumulées depuis l'ère industrielle qu'il convient de s'intéresser, puisque c'est bien le stock de GES dans l'atmosphère qui produit le dérèglement climatique et non le flux annuel.

Depuis le milieu du XIXe siècle, on peut estimer que les humains ont. par leurs activités, relâché environ 2 500 milliards de tonnes de CO2 dans l'atmosphère, soit plus de 80 % du« budget carbone» permettant de rester au-dessous d'une élévation de la température de 1,5 °C. Sur le total des émissions historiques cumu­lées, les États-Unis arrivent en tête, avec environ 20 % du total, suivis de la Chine (11 %) et de la Russie (7 %). La France arrive en douzième position, avec 1,5 % du total. Le Brésil et l'Indonésie sont hauts dans ce clas­sement. car on prend en compte les effets de la défo­restation et du changement d'affectation des terres.


Les émissions cumulées de CO2 entre 1850 et 2021 (en milliards de tonnes de CO2)

Source : Simon Evans,« Analysis : Which countries are historically responsible for climate change?" (octobre 2021), www.carbonbrief.org/analysis-which-countries-are-historically-responsibIe-for-climate-change


Ce type d'approche, en termes d'émissions cumulées, présente un certain nombre de limites : chan­gements de frontières des pays au cours du temps, problèmes d'imputation des émissions pour des pays qui ont été colonisés 1 , prise en compte partiel le des gaz à effet de serre. Il s'agit aussi d'une approche « production », qui rend responsable des émissions le pays où ont lieu les émissions. Or, les États-Unis ou le Royaume-Uni ont joué longtemps le rôle de manufacturier de la planète que tient aujourd'hui la Chine. Une partie de leurs émissions passées pour­rait donc être attribuée aux pays dans lesquels les biens qu'ils ont produits ont été consommés.

Une approche « consommation » est plus délicate. Mais le diagnostic ne change pas radicalement : les principaux pays aux plus grandes émissions cumulées sont aussi ceux qui ont la plus grande empreinte car­bone cumulée. C'est une approche qui est par ailleurs discutée. Dans la mesure où les pays qui exportent tirent un revenu de ces exportations, on voit mal pour­quoi ils seraient exonérés de leurs responsabilités au motif que le bien consommé est consommé ailleurs. Certains proposent même que l'on attribue aux pays extracteurs (et non plus aux pays producteurs) tout ou partie des émissions qui découlent de la combus­tion, à l'étranger, des énergies fossiles qu'ils exportent. Certains pays peu émetteurs mais gros exportateurs de pétrole, de gaz ou de charbon remonteraient alors très haut dans le classement des plus gros pollueurs.

En tout état de cause, la responsabilité des pays les plus développés - et développés de longue date - est bien reconnue. C'est ainsi que la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, adop­tée en 1992 lors du sommet de la Terre de Rio, recon­naît la responsabilité particulière des pays développés dans le changement climatique. De même, l'accord de Paris de 2015 fait une distinction entre pays dévelop­pés et pays en développement du point de vue des efforts que l'on peut légitimement attendre d'eux.

Entreprises, État, ménages riches, ménages pauvres : qui doit faire des efforts?

Qu'en est-il à présent de la responsabilité des émissions à l'échelle d'un pays? Nous prendrons ici l'exemple de la France. Les émissions de GES peuvent tout d'abord être ventilées entre secteurs d'activité ou bien en distinguant ménages, entre­ prises et administrations. Et il est certain que d'un type d'acteurs à l'autre, les leviers et possibilités d'action ne sont pas les mêmes.

La France s'est fixé comme objectif de réduire l'em­preinte carbone des Français, ce qui appelle une ana­lyse en termes de consommation des ménages. Sans surprise, la ventilation de l'empreinte carbone qui focalise l'attention publique est celle qui distingue les ménages selon leur niveau de vie. Des travaux d'estimation 2 confirment que les ménages aisés ont une empreinte carbone supérieure à celle des ménages modestes. En moyenne, un ménage français faisant partie des 10 % des ménages les plus pauvres avait, en 2010, une empreinte carbone de 15 téqCO2, contre 33 téqCO2 pour un ménage faisant partie des 10 % des ménages les plus riches, soit 2,2 fois plus.


Empreinte carbone moyenne des ménages français en 2011, par décile de niveau de vie, en téqCO2
Moyenne nationale: 22,1 téqCO2 par ménage et par an

Source : Pottier et al. (2020)


L’écart est important et justifie pleinement que, dans les efforts de réduction de l’empreinte carbone nationale, les ménages aisés soient davantage mis à contribution. On retiendra néanmoins plusieurs autres points importants de cette étude.

Premièrement, si l’empreinte carbone des 10 % des ménages les plus aisés vaut 2,2 fois celle des 10 % les plus modestes, lorsqu’elle est rapportée à leurs ressources, elle est environ 4 fois inférieure. Pourquoi ? D’abord parce que les ménages modestes consomment l’intégralité de leur revenu ou presque (ils n’épargnent pas), contrairement aux ménages plus aisés. Ensuite parce que l’intensité carbone de ce qu’ils consomment est supérieure à celle des ménages aisés. En particulier, les dépenses de carburant, de fioul ou de gaz pèsent beaucoup plus lourd dans la dépense des ménages modestes que dans celle des ménages aisés. Conséquence : une réduction des inégalités qui passerait par un simple transfert monétaire des ménages aisés vers les ménages modestes alourdirait l’empreinte carbone de la France. Chaque euro pris aux ménages aisés induit en effet une baisse de l’empreinte carbone de ces ménages inférieure à la hausse de l’empreinte carbone des ménages modestes qui bénéficieraient de cet euro supplémentaire. Cela ne remet pas en cause, en soi, ni l’objectif de réduction des inégalités de niveau de vie (qu’on peut justifier sur d’autres fondements), ni l’idée que les ménages aisés doivent être davantage mis à contribution que les ménages modestes dans les efforts de réduction des émissions.

Deuxièmement, au sein de chaque décile de niveau de vie, on observe une très forte hétérogénéité du niveau d’empreinte carbone : le revenu n’explique pas tout. La localisation (centre-ville versus communes de banlieue versus communes rurales) joue aussi un rôle majeur, comme le type d’équipement du ménage, en particulier son mode de chauffage. Un ciblage des outils (subventions, fiscalité, réglementation) qui ne s’appuierait que sur un découpage de la population par tranches de revenu manquerait sa cible.

Il est difficile de contester que les plus riches doivent, plus que les autres, en valeur absolue comme en proportion de leur revenu, être mis à contribution. D’abord parce que leur empreinte carbone est supérieure à celle des autres ménages. Ensuite parce que leurs marges de manœuvre, en termes de réduction des émissions, sont supérieures : une bonne partie de leurs émissions correspondent à des dépenses d’agrément, et l’adoption de technologies décarbonées, souvent plus chères que leurs homologues carbonées, leur est plus accessible. Néanmoins, on ne peut pas tout attendre d’eux. Surtout en France, où un salarié payé au SMIC fait partie des 10 % des individus les plus riches à l’échelle de la planète.

Plus généralement, l’approche par la consommation peut occulter la composante collective des émissions de GES et la nécessité d’agir en commun pour les réduire. Une étude du cabinet Carbone 4 montre ainsi que des efforts individuels de sobriété et d’investissement « réalistes », mais sans changement d’infrastructures, permettraient au mieux de couvrir un quart de l’effort à fournir pour réduire notre empreinte carbone conformément à nos engagements 3 . C’est un point qu’il convient de conserver en tête au moment de choisir les meilleurs outils pour une transition juste.

Quels outils ?

Pour réaliser la transition écologique, plusieurs outils peuvent être mobilisés par la puissance publique. Une première catégorie concerne les diverses réglementations conduisant à interdire ou, au contraire, à rendre obligatoires certains dispositifs techniques. Par exemple, en France, l’installation d’équipements de chauffage ou de production d’eau chaude fonctionnant au fioul est interdite depuis le 1er juillet 2022, sauf en cas d’impossibilité d’usage d’autres sources d’énergie. Le Parlement européen a, de même, voté l’interdiction de la vente de voitures à moteur thermique à partir de 2035.

Une deuxième catégorie d’outils, souvent couplés aux premiers, est constituée des subventions de toutes sortes visant à accélérer l’adoption, par les entreprises comme par les particuliers, de technologies décarbonées ou moins émettrices de GES. S’agissant des particuliers, on peut citer en France le bonus écologique, dont bénéficient les acquéreurs de voitures électriques, ou bien les diverses aides à la rénovation du logement. Les entreprises ne sont pas en reste : prêt économies d’énergie pour les TPE et les PME, subvention pour l’efficacité énergétique des entreprises, etc.

La fiscalité constitue la troisième catégorie d’outils mobilisables. Pour les économistes, la fiscalité environnementale est souvent considérée comme le meilleur instrument : elle permet d’atteindre l’objectif de réduction d’émissions au moindre coût et laisse aux agents privés, ménages et entreprises, le choix de la mise en œuvre et de la quantité de réduction d’émissions. En France, elle a été mise en place en 2014 avec le nom de contribution climat-énergie (CCE). C’est la taxe carbone.


La contribution climat-énergie (CCE)

La contribution climat-énergie est un droit d’accise appliqué au contenu en CO2 des énergies. Elle a été introduite en 2014 au taux initial de 7 euros par tonne de CO2 (€/tCO2) et s’applique sur le prix des biens avant TVA. Le taux de l’accise a augmenté progressivement de 14,50 €/tCO2 à 44,60 €/tCO2 en 2018. Le passage à 55 €/tCO2 a été gelé par le gouvernement en novembre 2018 à la suite du mouvement des Gilets jaunes.

Pour donner un ordre d’idées, une CCE à 44,60 €/tCO2, comme c’est le cas actuellement, se traduit par une taxe de 10 centimes par litre d’essence. Pour l’essence, la CCE est une composante de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). L’essence est soumise à la TVA en plus d’être soumise à la TICPE. Au 30 décembre 2022, pour un litre de SP95 à 1,68 €/l, il faut compter 69 centimes de TICPE (dont 10 centimes de « taxe carbone ») et 28 centimes de TVA.


En France, elle ne s’applique qu’à un champ réduit des émissions de GES, a fortiori de l’empreinte carbone. Selon le Conseil des prélèvements obligatoires, en 2019, elle couvrait 46 % de l’ensemble des émissions de la France, et excluait en particulier 92 % des émissions d’origine industrielle, qui relèvent du système européen de quotas (voir infra) 4 . Sur le champ réduit de l’énergie, il existe également de nombreuses exonérations. En particulier, l’aviation commerciale, soumise au système européen des quotas, est exonérée de TICPE, et donc de la taxe carbone, qui en est une composante. Une partie de la TICPE des transporteurs routiers leur est remboursée, et les exploitants agricoles bénéficient d’un taux d’accise réduit.

Les quotas d’émissions constituent la dernière 5 famille d’outils. En Europe, le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (SEQE de l’UE) a été instauré en 2005. Il restreint le volume des GES qui peuvent être émis par les secteurs industriels énergivores, les producteurs d’électricité et les compagnies aériennes. Les quotas d’émission sont plafonnés à un niveau fixé par l’UE, et les entreprises peuvent soit recevoir, soit acheter des quotas individuels. Le plafond est abaissé au fil du temps, de manière à réduire progressivement la quantité d’émissions.

Plutôt que de soumettre les entreprises à des quotas d’émission, plusieurs associations, en France notamment, proposent d’introduire un système de quotas pour les ménages. Les modalités précises de ce système varient d’une proposition à l’autre, mais l’idée générale est la suivante : l’État fixe, dans le cadre de sa stratégie de réduction des émissions, un montant maximal d’émissions par an. Ce montant est divisé par le nombre de résidents en France qui reçoivent en début d’année leur quota sur un compte semblable à un compte bancaire. Le quota est exprimé en kgéqCO2. Par exemple, 9 000 kgéqCO2 par personne et par an. À chaque transaction, le compte bancaire est débité d’un montant en euros et le compte carbone d’un montant en kgéqCO2. Quand le compte carbone est insuffisamment approvisionné, la personne, pour pouvoir continuer à dépenser, doit « acheter » des kg de CO2. Chaque année, le nombre de quotas alloués diminue conformément à la trajectoire de réduction des émissions adoptée par la nation.

Que pensent les Européens de ces outils ?

Une enquête Eurobaromètre de 2022 consacrée aux perceptions de l’équité dans la transition écologique a demandé à un échantillon d’Européens s’ils étaient favorables à cinq types de politiques visant à endiguer le changement climatique :

  1. Accorder des aides aux particuliers pour rendre les logements plus économes en énergie, en particulier pour les foyers les plus vulnérables
  2. Augmenter l’investissement du pays dans les infrastructures de transport public
  3. Encourager les entreprises privées à réduire plus rapidement leurs émissions
  4. Taxer les produits et les services qui contribuent le plus au changement climatique et redistribuer les recettes aux foyers les plus pauvres
  5. Allouer un quota énergétique à chaque citoyen.

Les aides aux particuliers sont plébiscitées, comme l’investissement dans les infrastructures de transport public ou les règles et incitations pour les entreprises. Même la taxe carbone, associée ici à une redistribution des recettes aux foyers les plus pauvres, obtient une large approbation. C’est finalement la solution « quota » qui rencontre le moins de succès, même si les opinions favorables l’emportent.


Adhésion des français et des européens à cinq types de mesures visant à la transition écologique
Pourcentage d’opinions « très favorables » ou « favorables »

Source : « Les perceptions de l’équité dans la transition écologique », Eurobaromètre spécial no 527, 2022. https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/2672.


Prendre en compte l’opinion des citoyens au moment du choix d’une politique publique est fondamental, tant pour des raisons morales que pratiques. Néanmoins, les impacts redistributifs des différentes mesures ne sont pas forcément bien identifiés par les personnes qui répondent aux enquêtes. Ils peuvent d’ailleurs être difficiles à établir, même par des économistes spécialistes de ces questions. Par exemple, les règlements qui touchent les entreprises paraissent toujours assez indolores aux répondants, qui, en général, les plébiscitent. De la même façon, les subventions font rarement l’objet de levées de boucliers. Mais dans certains cas, elles peuvent profiter davantage aux ménages aisés qu’aux ménages modestes.

En définitive, les principes d’une transition juste sont assez limpides : demander en priorité des efforts aux gros émetteurs et à ceux, pays ou ménages, qui ont les plus grandes marges de manœuvre financières et technologiques. Pour cela, de nombreux outils sont disponibles, souvent plus complémentaires que substituables. Ce n’est pas dans leurs principes mais dans leurs modalités concrètes qu’on peut juger de leur équité. Il convient en tout cas d’éviter trois écueils : laisser penser qu’une majorité de ménages peut être exonérée d’efforts en comptant uniquement sur les plus riches repousser l’échéance dans l’attente d’un train de mesures parfaitement équitable et, par souci d’adaptation à la complexité des situations, créer… des usines à gaz.



  1. Quelle part imputer au pays colonisateur et quelle part au pays colonisé?
  2. Antonin Pottier et al,« Qui émet du CO2? Panorama critique des inégalités écologiques en France», Revue de l'OFCE, n° 169. 2020. pp. 73-132. www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/3-1690FCE.pdf.
  3. César Dugast, Alexia Soyeux, « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique », Carbone 4, 2019. www.carbone4.com/files/wp-content/uploads/2019/06/Publication-Carbone-4-Faire-sa-part-pouvoir-responsabilite-climat.pdf.
  4. Conseil des prélèvements obligatoires, La fiscalité environnementale au défi de l’urgence climatique, 2019. www.ccomptes.fr/system/files/2019-09/20190918-CPO-fiscaliteenvironnementale_0.pdf.
  5. D’autres outils ne sont pas mentionnés car ils posent a priori moins de problèmes d’équité : information, sensibilisation, formation, etc.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-3/transition-ecologique-transition-juste.html?item_id=7845
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