Pierre-Yves CUSSET

Agrégé de sciences sociales.

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Pauvreté et immigration

À l’échelle mondiale, les immigrés ne viennent pas forcément des pays pauvres. Globalement, ils ne comptent pas parmi les plus pauvres et les moins qualifiés de leur pays d’origine. Pourtant, dans leur pays de destination, ils sont beaucoup plus souvent pauvres que le reste de la population. C’est particulièrement vrai en France, où immigration et pauvreté entretiennent des liens de plus en plus étroits.

L’immigration, surtout pour motif économique, est associée spontanément à des images de populations pauvres fuyant la misère pour aller chercher meilleure fortune dans des contrées qui leur offriront une véritable chance de réussir. Cette image n’est pas totalement fausse, mais elle doit être nuancée. Ceux qui émigrent ne partent pas des pays les plus pauvres et, surtout, ne sont pas les plus déshérités des pays qu’ils quittent. En revanche, en Europe et singulièrement en France, ils sont effectivement surreprésentés parmi les ménages les plus pauvres. Cette surreprésentation a eu tendance à augmenter ces vingt dernières années.

Les immigrés ne viennent pas vraiment des pays les plus pauvres…

Vu des pays riches, le gros des flux d’immigration semble provenir de pays pauvres, en tout cas nettement moins avancés économiquement. Pourtant, le lien entre niveau de vie d’un pays et pourcentage de ses ressortissants partis chercher meilleure fortune ailleurs est difficile à mettre en évidence à partir des données dont on dispose.

Dans le graphique 1, on a représenté par un point 150 pays de plus de 1 million d’habitants. Pour chaque pays, on indique le PIB par habitant (en parité de pouvoir d’achat) et un « taux » d’émigration. Ce taux exprime le rapport entre, d’une part, le nombre de personnes nées dans le pays et vivant à l’étranger, et, d’autre part, le nombre d’habitants du pays considéré. Il serait bien difficile de dégager une tendance claire de ce nuage de points. En particulier, des pays très pauvres ont des taux d’émigration faibles : environ 1 % pour le Tchad ou l’Éthiopie, environ 2 % pour le Niger, la République centrafricaine ou l’Ouganda. Ces taux sont inférieurs au taux français, qui se situe à 3,5 %. Inversement, des pays riches sont caractérisés par un taux d’émigration élevé. C’est le cas du Portugal (25 %).

Plusieurs éléments peuvent expliquer cet écart par rapport à l’idée commune d’une immigration provenant de pays pauvres. Premièrement, on considère ici, pour chaque pays, l’ensemble des personnes émigrées, et non les seules personnes émigrées dans les pays riches. Or, une part importante des flux s’observe entre pays de même niveau de développement économique. Deuxièmement, le niveau de vie d’un pays peut avoir évolué entre la période où les ressortissants sont partis (et ne sont pas revenus) et la période actuelle. C’est le cas du Portugal, où le gros des départs a eu lieu dans les années 1960. Troisièmement, certains pays peuvent se caractériser par un nombre assez important d’émigrés, mais leur taux d’émigration reste contenu en raison d’une forte croissance démographique interne. C’est le cas de l’Algérie par exemple, dont le taux d’émigration reste relativement contenu (4,5 %). Enfin, bien sûr, il existe d’autres motifs d’émigration que le seul motif économique : guerre, dictature, instabilité politique.

Les Nations unies classent habituellement les pays en quatre groupes de niveau de vie : bas, moyen-inférieur, moyen-supérieur et haut. En 2020, 63 % des migrants transfrontaliers sont originaires de pays au niveau de vie moyen, dont la moitié environ proviennent de pays au niveau de vie moyen-inférieur, et l’autre moitié de pays de niveau de vie moyen-supérieur. Seuls 13 % des migrants transfrontaliers sont originaires de pays classés dans le groupe des pays les plus pauvres. Si, dans ces pays, le taux d’émigration est plus faible qu’attendu, c’est que les personnes qui y vivent peuvent être empêchés légalement de les quitter, et, plus généralement, qu’elles ont un accès plus difficile aux filières, officielles ou non, d’émigration.

Même si une bonne partie des migrations a lieu entre pays de niveau de vie similaire, l’orientation moyenne des flux part des pays de bas niveau de vie pour aller vers les pays de haut niveau de vie. C’est ainsi que 37 millions de migrants sont originaires des pays les plus pauvres, alors que ces pays n’accueillent que 12 millions de migrants. À l’opposé, le groupe des pays les plus riches accueille 182 millions d’immigrés, alors qu’ils ne sont à l’origine que de 53 millions de migrants.



… et ne font pas partie des plus pauvres de leurs pays d’origine

Si les migrants internationaux proviennent donc de pays de niveaux de vie variés, ils font souvent partie des couches les plus favorisées de leur pays d’origine. Cette sélectivité des émigrés est attestée depuis longtemps, sur la base de leur niveau de vie ou de leur niveau d’éducation. Par exemple, la sociologue Cynthia Féliciano 1 a calculé un indice de sélection à partir du niveau d’éducation des personnes qui émigrent et de celui des personnes qui restent dans le pays. Un indice de 0,35 signifie, par exemple, que si on tirait au hasard, pour un pays donné, un émigrant et une personne restée sur place, la probabilité d’observer la situation où la personne qui émigre a obtenu un niveau d’éducation supérieur à la personne qui n’émigre pas est 35 % plus élevée que la situation inverse. Si l’indice est négatif, cela signifie au contraire que les personnes qui émigrent ont un niveau d’éducation plutôt plus faible que les personnes qui restent au pays. Dans tous les pays étudiés par Féliciano, sauf à Puerto Rico, l’indice de sélection est positif.

Ce résultat est confirmé par l’étude des sociologues Per Engzell et Mathieu Ichou 2, qui analysent six vagues de l’enquête European Social Survey : les migrants ont un niveau médian d’éducation plus élevé que celui des habitants de leur pays d’origine, à sexe et âge donnés. Mais ils montrent également que le niveau de sélectivité varie d’un pays de destination à l’autre, et, pour un pays de destination donné, d’un pays d’origine à l’autre.

En France par exemple, les migrants d’origine africaine ont un niveau d’éducation médian nettement plus élevé que celui de leurs homologues restés en Afrique, mais ce n’est pas le cas des immigrés en provenance de pays occidentaux. En Suisse au contraire, la sélectivité en fonction du niveau d’éducation touche presque autant les immigrés venant d’autres pays occidentaux que ceux arrivant d’Afrique.



Pourtant, les immigrés sont surreprésentés parmi les ménages pauvres de leurs pays de destination

Si les immigrés font souvent partie des couches les plus aisées et les mieux formées de leur pays d’origine, ils se retrouvent beaucoup plus souvent dans la partie inférieure de l’échelle sociale dans leur pays de destination.

Dans les pays de l’OCDE, le revenu annuel médian des ménages immigrés est en moyenne de 10 % inférieur à celui des ménages natifs 3. Mais cet écart relativement faible cache des situations contrastées. En particulier, les immigrés sont surreprésentés dans le décile de niveau de vie le plus bas dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE et de l’Union européenne. Au sein de l’Union européenne, 18 % des immigrés se situent dans le premier décile, qui, rappelons-le, regroupe par définition les 10 % des habitants dont le niveau de vie est le plus faible.

Et le taux de pauvreté monétaire 4 des immigrés y est près du double de celui des natifs.



En France, 40 % des immigrés originaires d’Afrique sont pauvres

En France, en 2019, on comptait 6,6 millions d’immigrés, qui représentaient environ 10 % de la population. Ils étaient 1,1 million au début du XXe siècle, 2,3 millions en 1954 et 3,9 millions en 1975 5. Aujourd’hui, 46 % des immigrés en France sont nés dans un pays du continent africain, contre 34 % dans un autre pays d’Europe.

Le niveau de vie moyen des immigrés en France est environ 20 % plus faible que celui des natifs. L’écart est plus important si l’on se restreint aux immigrés en provenance d’Afrique, dont le niveau de vie moyen est inférieur d’un tiers à celui des natifs 6. L’écart entre taux de pauvreté des natifs et taux de pauvreté 7 des immigrés est encore plus frappant : celui des natifs s’établissait ainsi à 13,2 % en 2018, celui des immigrés à 30,7 % (39,5 % pour les immigrés nés en Afrique). En 2008, ces taux étaient respectivement de 14,1 % et 28,5 %. L’écart entre immigrés et natifs s’est donc creusé en dix ans.

Conséquence de cette situation économique plus défavorable, mais aussi de différences dans la taille des ménages et l’âge de ses membres, le revenu des immigrés, particulièrement celui des immigrés en provenance d’Afrique, dépend davantage des prestations sociales que celui des natifs (graphique 4). C’est ainsi que le niveau de vie moyen des immigrés originaires d’Afrique est composé à 19 % de prestations sociales (prestations familiales, allocations logement, minima sociaux, etc.) contre 6 % pour les natifs. À l’inverse, les ménages natifs ou immigrés d’origine européenne, en moyenne plus âgés, perçoivent nettement plus de pensions de retraites que les ménages immigrés d’origine africaine (24 % du niveau de vie moyen des natifs contre 14 % du niveau de vie moyen des immigrés africains).

Les ménages modestes en France sont donc de plus en plus souvent d’origine immigrée. Une autre façon de l’observer est de mesurer le niveau de surreprésentation des immigrés dans le parc de logements sociaux. Ce niveau a progressé ces vingt-cinq dernières années. En 1990, dans les unités urbaines de plus de 100 000 habitants, la part des immigrés de 25-54 ans dans le parc social était 1,42 fois supérieur à leur part dans la population (1,76 pour les immigrés d’origine extra-européenne). En 2015, ce taux était passé à 1,62 (1,89 pour les immigrés d’origine extra-européenne) 8. Sur la même période, la part des locataires du parc social parmi les immigrés de 25-54 ans est passée de 31 % à 37 % (et de 38 % à 43 % pour les immigrés d’origine extra-européenne).

Jusqu’à présent, les statistiques mobilisées ne concernaient que des ménages vivant en logement ordinaire, c’est-à-dire en particulier hors structures d’hébergement. Or, les populations les plus précaires n’ont souvent pas accès aux logements ordinaires. Le Secours catholique accueille dans ses structures des personnes en grande précarité, quelle que soit leur origine, la légalité de leur séjour en France ou leur mode d’hébergement. La part des étrangers parmi les personnes qu’il accueille n’a cessé de progresser depuis vingt-cinq ans : 18 % en 1995, 45 % en 2020 (dont 60 % étaient sans-papiers) 9. Si la pauvreté en France concerne de plus en plus souvent des immigrés, c’est encore plus le cas de la très grande précarité.

Les migrants ne font pas partie des plus déshérités des pays qu’ils laissent derrière eux. Cette règle générale, on l’a vu, s’applique aussi à ceux qui choisissent la France. Pourtant, dans notre pays, la pauvreté est de plus en plus associée statistiquement au statut d’immigré. Cette évolution doit être surveillée de près, d’abord par égard pour les personnes concernées que l’on a choisi d’accueillir. Mais aussi parce qu’elle pourrait remettre en cause l’adhésion des Français à un système de redistribution qui reste l’un des plus généreux au monde.





  1. Cynthia Feliciano, « Does Selective Migration Matter? Explaining Ethnic Disparities in Educational Attainment among Immigrants’ Children », International Migration Review, vol. 39, no 4, 2005, pp. 841-871.
  2. Per Engzell et Mathieu Ichou, « Status Loss: The Burden of Positively Selected Immigrants », International Migration Review, vol. 54, no 2, 2020, pp. 471-495.
  3. OCDE, Trouver ses marques 2018 : les indicateurs de l’intégration des immigrés, OCDE, 2019.
  4. Ici défini comme la part des individus vivant au-dessous de 60 % du revenu disponible équivalent médian. Le revenu disponible équivalent d’un ménage s’obtient en divisant le revenu disponible du ménage par la racine carrée de la taille du ménage. Ainsi, un ménage de quatre personnes touchant 4 000 euros est supposé avoir le même revenu disponible équivalent qu’une personne seule touchant 2 000 euros.
  5. Insee, France, portrait social, Insee, 2020.
  6. Insee, Revenus et patrimoine des ménages, Insee Références, édition 2021.
  7. Défini comme la part des individus dont le niveau de vie est inférieur à 60 % du niveau de vie médian.
  8. Hugo Botton, Pierre-Yves Cusset, Clément Dherbécourt et Alban George, « L’évolution de la ségrégation résidentielle en France : 1990-2015 », Document de travail no 2020-09, France Stratégie, 2020. www.strategie.gouv.fr/publications/evolution-de-segregation-residentielle-france.
  9. Rapports annuels du Secours catholique, cités par Julien Damon, « De plus en plus d’étrangers et sans-papiers parmi les pauvres », Telos, 1er décembre 2020, www.telos-eu.com/fr/societe/de-plus-en-plus-detrangers-et-sans-papiers-parmi-l.html.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/pauvrete-et-immigration.html?item_id=6822
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