Nicolas DUVOUX

Professeur de sociologie à l’université Paris-8.

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Précarité et insécurité sociale

La précarité affecte des individus se situant entre conditions de grande pauvreté et situations stables. Elle s’aggrave avec l’extension de statuts dégradés d’emploi et avec l’effritement de certaines protections sociales. Elle se distingue par l’expérience de l’incertitude et de l’insécurité sociale. Celle-ci se vit concrètement et se ressent subjectivement.

La précarité désigne une condition sociale marquée par l’instabilité, l’incertitude et l’exposition à l’aléa. La diffusion de la précarité est une des tendances dominantes des sociétés contemporaines. Elle se situe en deçà du salariat, auquel restent associés un statut, des protections, et, pour les catégories les plus favorisées, le prestige qu’il octroie ; mais aussi au-delà de la pauvreté, voire de la misère qui se concentre dans des quartiers par ailleurs ségrégués. La notion vise à rendre compte d’existences marquées par la discontinuité, la déqualification et une forme de domination économique. Ce dont elle vise à rendre compte se déploie dans un contexte de dérégulation des protections et d’affaiblissement des institutions susceptibles de défendre les travailleurs.

Au-delà de ses contours relativement flous et des mécanismes sous-jacents à sa (re)production, la précarité fait l’objet d’évaluations fondamentalement diverses qui oscillent entre compassion envers ceux qui subissent cette condition et exaltation de la liberté qu’elle procure vis-à-vis des cadres sociaux. Souvent analysée comme un déficit d’intégration sociale, elle peut être revendiquée comme une forme de résistance contre les dispositifs de mobilisation de la force de travail, voire comme une condition de possibilité de l’émancipation et de l’invention de nouvelles formes de vie en marge des grandes institutions de socialisation.

En ce sens, la précarité est profondément ambivalente. Pourtant, les deux dimensions ne s’excluent en rien l’une l’autre, l’invention et le débordement des cadres sociaux ordinaires étant bien souvent contraints et eux-mêmes fragiles et réversibles. L’association de ces deux caractéristiques n’est d’ailleurs pas nouvelle : on l’observe à différentes époques. Ce qui est nouveau cependant, c’est la dégradation de la condition salariale à partir de la deuxième moitié des années 1970.

Nous montrerons que la précarité, d’une part, et l’insécurité sociale, d’autre part, constituent deux catégories utiles pour analyser l’apparition au sein de nos systèmes sociaux d’une condition sociale désavantagée, marquée par l’incertitude et inscrite au cœur des structures socio-économiques.

La précarité

C’est autour des années 1980 et 1990, en parallèle à l’institutionnalisation de la catégorie d’exclusion, que la précarité acquiert sa signification d’envers de l’emploi à statut. Se détachant progressivement de son ancrage dans l’étude des familles précaires des classes populaires, tout en gardant une coloration d’exposition à la pauvreté, le terme va progressivement désigner de manière quasi exclusive des situations d’emploi hors statut sur le marché du travail. Une fois cette acception acquise, il s’étend à une diversité de situations, en intégrant une pluralité de dimensions (précarité de l’emploi et précarité du travail chez le sociologue Serge Paugam 1) et en renvoyant à une dimension politique de dénonciation de la dégradation d’un ensemble de protections qui assuraient une certaine homogénéité au salariat (en particulier pour le salariat d’exécution).

La deuxième moitié des années 2000 marque un tournant dans les usages de cette notion. Une triple évolution favorise l’extension spatiale et la diversification des usages de la notion. La première est l’européanisation des mouvements sociaux contre la précarité. Les mouvements sociaux qui se rassemblent autour de l’Euromayday soulignent l’importance de la précarité comme thématique fédératrice. Une européanisation des usages apparaît ainsi, en lien avec l’idée que la précarité, loin de ne constituer qu’une forme de soumission à l’exploitation, donne lieu à de nouvelles formes de mobilisation. La deuxième évolution est la prise de conscience progressive des effets des réformes occasionnant une dérégulation du marché du travail engagées par les gouvernements néotravaillistes (Tony Blair puis Gordon Brown) au Royaume-Uni et sociaux-démocrates en Allemagne (Gerhard Schröder), qui contribuent à attirer l’attention sur les effets sociaux des statuts d’emploi dégradés, en expansion dans le sillage de l’activation de la protection sociale – c’est-à-dire l’obligation de travailler en contrepartie de prestations sociales. Enfin, les transformations technologiques accélèrent la diffusion d’emplois précaires dans le cadre de l’économie numérique, le développement du capitalisme de plateforme occasionnant de nouvelles formes d’exploitation, par le recours soutenu, même s’il est hautement problématique (et contesté), y compris d’un point de vue juridique, à l’indépendance du travailleur.

La précarité caractérise l’état structurel d’insécurité des populations frappées par l’augmentation des contrats atypiques, mais également par la stagnation des salaires et la restriction des protections sociales assurantielles. Plus encore que le chômage de masse, l’avènement d’un régime de précarité marque une rupture avec cette tendance, car il signale une transformation qualitative des formes d’emploi, et non leur envers. La régulation salariale caractéristique du régime fordiste est en diminution au profit de formes atypiques d’emploi. Pour que la précarité puisse définir une condition socio-économique et un régime d’existence, deux conditions doivent être réunies. D’une part, le salariat doit être la norme et la condition majoritaires de la population, ce qui est le cas dans la plus grande partie des sociétés industrielles et de manière croissante à l’échelle de la planète. D’autre part, les formes atypiques d’emploi se développent et marquent, de manière durable, la trajectoire des personnes et l’organisation de la société. La précarité s’oppose donc au contrat de travail stable, qui prend en France la forme juridique du contrat à durée indéterminée (CDI) et qui continue à définir une norme sociale au sens où il est la condition de possibilité d’un ensemble de démarches fondamentales comme l’accès à un prêt immobilier. Les formes atypiques d’emploi prennent ainsi une part de plus en plus importante. Déjà en croissance au cours des années 1980 et 1990, les emplois de courte durée ont vu leur place s’accroître après la crise de 2008-2009. Les dernières statistiques, publiées avant de pouvoir saisir les effets de la crise de la Covid, donnent la mesure de la diffusion de ces types de contrat.
À 15,4 % de l’emploi total en 2017, la part des emplois à durée limitée dans l’emploi total atteignait son point culminant depuis 1982. Certes, le CDI et les statuts de la fonction publique restent largement dominants, mais leur part s’effrite au fil du temps. Plus précisément, l’Insee mesure la part des personnes pour qui la situation est « contrainte », c’est-à-dire qui souhaiteraient travailler plus lorsqu’elles ont un emploi, ce qui donne une mesure plus précise de l’exposition au non-emploi et au sous-emploi. De manière hebdomadaire, un cinquième des salariés sont concernés par cette « contrainte » ; sur l’année, cette situation concerne près d’un tiers des salariés. Ces représentations, qui reposent sur le stock des emplois occupés sur une année donnée, occultent la prégnance de la précarité de l’emploi, particulièrement visible si l’on raisonne en flux d’emplois nouvellement créés au cours d’une année.

Surtout, cette évolution s’accompagne d’une forte hausse des contrats très courts, puisque 30 % des contrats à durée déterminée (CDD) ne durent qu’une seule journée. On peut donc parler d’un émiettement de l’emploi pour les catégories concernées. Plusieurs catégories sont particulièrement exposées : les jeunes, les femmes et les minorités ethno-raciales.

L’insécurité sociale

La précarité n’importe autant dans l’analyse des recompositions à l’œuvre au sein de la société que parce qu’elle prend à revers par rapport à la montée en puissance d’une forme de sécurité grâce à l’intervention de l’État. Dans une perspective historique longue déployée par le sociologue Robert Castel 2, l’insécurité proprement dite a d’abord été combattue par l’affirmation de l’État : celui-ci s’est, en Europe, imposé pour pacifier des sociétés rongées par les guerres de religion. Construit comme un Dieu sur terre, il a revendiqué une autorité sans partage et a opéré, en contrepartie de la légitimité de son pouvoir, une réduction radicale de l’insécurité. L’incomplétude de cette sécurité est apparue dans la modernité à mesure que des revendications de droits individuels (civiques et politiques) puis sociaux se sont affirmés. Les droits sociaux ont été progressivement élaborés non pour réduire les inégalités mais, fondamentalement, pour contrebalancer l’insécurité sociale radicale qui caractérisait l’existence des ouvriers de l’industrie au XIXe siècle, insécurité qui était au cœur de la dénonciation des réformateurs sociaux comme du marxisme. La construction de l’État social a opéré comme un réducteur d’incertitude grâce à la couverture collective d’un certain nombre de risques sociaux. La sécurité sociale a ainsi, par la technique de l’assurance, permis aux salariés de sortir de la hantise du lendemain et construit une forme de prévisibilité dans l’existence et une capacité à faire des projets ; projets individuels qui étaient, en outre, portés par une dynamique collective de croissance et de prospérité. Pour le résumer, l’insécurité sociale avait été conjurée autant par des protections actuelles que par la croyance dans le progrès.

La précarité prend sens par rapport à l’horizon temporel que structurait (et structure toujours pour les personnes qui restent inscrites dans le cadre de l’emploi salarié stable) la « société salariale ». Prenant à revers la construction de la « propriété sociale », ensemble de protections sociales (droit du travail, protection sociale et services publics) qui assurait (et assure toujours, en large partie) aux non-possédants une maîtrise de l’avenir dont ne disposaient, dans les périodes où elle n’existait pas, que les propriétaires, le développement des contrats atypiques et la réduction des durées de ces contrats ont conduit à un émiettement de l’emploi et à un morcellement temporel de la participation au marché du travail. Affectant l’organisation temporelle de l’existence individuelle et familiale des personnes concernées, cette précarité contribue à produire un rapport à l’avenir dégradé, empreint de pessimisme, qui a pu être mesuré grâce à un indicateur d’insécurité sociale durable, la pauvreté subjective.

Le baromètre d’opinion du ministère des Affaires sociales, qui suit chaque année l’évolution de la perception des inégalités et du système de protection sociale en France, permet d’identifier les personnes qui disent se sentir pauvres et de décrire leur profil social 3. Le sentiment de pauvreté (qui concernait environ 13 % de la population en 2018) manifeste une condition caractérisée par une insécurité sociale durable. Les ouvriers et employés, ainsi que les indépendants et les familles monoparentales, sont fortement surreprésentés, de même que les jeunes qui ont vu leur pauvreté perçue augmenter fortement pendant la crise de la Covid. Les conditions matérielles d’existence des membres de ces groupes se traduisent par une appréhension vis-à-vis de l’avenir, ce qui conduit à parler d’insécurité sociale durable, englobant la situation actuelle et la projection dégradée dans l’avenir 4.

La mesure de la pauvreté subjective et l’étude des déterminants de son émergence invitent à mettre au jour un continuum de situations d’insécurité sociale, allant de la grande exclusion à la difficulté à disposer d’un niveau de vie « décent », tel que défini d’après des budgets de référence ou par une estimation monétaire issue des déclarations réalisées dans le cadre d’enquêtes de terrain. Si l’on élargit encore la focale, en intégrant au continuum des populations couvertes par d’autres types d’enquêtes que celle utilisée sur la pauvreté subjective, on trouve, à un pôle, de grands exclus, marqués par l’absence de logement, les sans-papiers, les personnes inscrites dans des rapports réguliers auprès des institutions d’aide sociale et, au pôle opposé, les catégories les plus défavorisées des classes populaires, voire des classes moyennes fragilisées, dont de nombreux indépendants.

Loin d’être l’effet d’une pure évolution des structures économiques (si cette expression peut avoir un sens en ce qu’elle suppose une déconnexion de la régulation étatique et de l’organisation économique), la précarité comme l’insécurité sociale ont en effet été fortement soutenues par diverses réformes ayant contribué à ce que l’on désigne couramment comme une activation de la protection sociale, à savoir l’établissement d’un lien obligé entre les prestations sociales et le marché du travail. Ce terme est très ambigu, car, désignant des dispositifs, il dérive souvent vers les personnes qui en « bénéficient » (expression elle-même marquée d’un déni de droit, puisqu’elle convertit une obligation de la collectivité envers ses membres en marque de faveur envers ceux-ci), supposées passives et qu’il conviendrait d’activer. Néanmoins, il désigne un ensemble de réformes qui ont en commun de reporter le risque de la collectivité vers les individus eux-mêmes 5.



  1. Serge Paugam, Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, PUF, 2000.
  2. Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, 2003.
  3. Les données de ce baromètre se trouvent sur ce site : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sources-outils-et-enquetes/le-barometre-dopinion-de-la-drees.
  4. Nicolas Duvoux, Adrien Papuchon, « Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale », Revue française de sociologie, no 4, 2018, pp. 607-647.
  5. Voir, dans un autre contexte, Jacob S. Hacker, The Great Risk Shift. The New Economic Insecurity and the Decline of the American Dream, Oxford University Press, 2006.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/precarite-et-insecurite-sociale.html?item_id=6821
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