Louis MAURIN

Directeur de l’Observatoire des inégalités.

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La pauvreté paradoxale

Une partie des pauvres ne sont pas ceux que l’on attendrait. Des formes de pauvreté que l’on peut dire « paradoxale » persistent en France. Elles frappent des travailleurs, des retraités, des propriétaires, des cadres. Reste que si tout le monde peut être concerné par la pauvreté, ce n’est pas avec la même probabilité.

La pauvreté frappe de manière inégale les groupes sociaux. Les personnes sans emploi, peu diplômées, sans patrimoine, d’origine sociale modeste ou immigrée sont aux premières loges, alors que les catégories favorisées demeurent largement épargnées, comme le montre tous les deux ans le Rapport sur la pauvreté en France, publié par l’Observatoire des inégalités 1. En matière de niveaux de vie, les lois classiques de la sociologie s’appliquent à plein. Tout le monde – ou presque – peut en théorie devenir pauvre. Cette peur est d’ailleurs très médiatisée. Cependant, faire comme si la pauvreté s’appliquait au hasard occulte les inégalités sociales qui fracturent notre pays.

La force de la mécanique sociale n’empêche pas de s’interroger sur les exceptions, sur ces situations paradoxales qui vont à l’encontre des règles de la vie. Elles frappent d’autant plus les esprits qu’elles ne se conforment pas à la logique sociale. Elles marquent ceux qui vivent ces situations : ils ne sont pas à la place à laquelle ils devraient être, décalés, déclassés, ce qui peut entraîner des frustrations et des tensions majeures.

Comment définir les formes de la pauvreté paradoxale ? Ce qui fait le paradoxe, c’est ce qui va à l’encontre de l’opinion commune. En matière de pauvreté, les règles sont multiples, mais, à l’évidence, le travail, le diplôme ou le patrimoine sont des éléments qui devraient protéger du mauvais sort social. Ce n’est pas toujours le cas. Il est difficile et très subjectif de discerner l’ensemble des populations qui vivent dans la pauvreté alors que leur parcours ne devrait pas les y conduire : tout dépend de ce que l’on entend par conformité à la logique sociale. De manière exploratoire, nous avons discerné quatre grands types de catégories : la pauvreté au travail, la pauvreté des retraités, la pauvreté des propriétaires et celle des cadres. Un recensement non exhaustif de catégories qui, pour partie, se chevauchent.

Les travailleurs pauvres

Notre premier ensemble de pauvreté paradoxale regroupe les personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté alors qu’elles exercent un emploi. L’idée selon laquelle le travail délivrerait de la pauvreté est relativement récente dans notre histoire sociale. Jusqu’au XXe siècle, travailler permet rarement d’avoir davantage que de quoi reproduire sa force de travail : le quotidien de nombreux travailleurs est misérable. C’est véritablement après la Seconde Guerre mondiale que s’installe en France ce découplage entre travail et pauvreté. Nous sommes alors au début des Trente Glorieuses, dans une période de forte croissance mais aussi dans la mise en place d’un système de protection sociale plus global. La loi du 11 février 1950 créé le salaire minimum interprofessionnel garanti (smig) pour protéger les travailleurs de la loi du marché et leur éviter la misère. En même temps, il joue un rôle de puissant stabilisateur économique en limitant la baisse des salaires en période de crise économique.

Plus de soixante-dix ans plus tard, et après avoir été transformé en smic en 1970, le salaire plancher n’a pas permis d’éradiquer la pauvreté au travail. Avec un seuil de pauvreté fixé à 60 % de la médiane des niveaux de vie, 8 % de la population en emploi, soit un peu plus de 2 millions de personnes, disposent d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. Ce chiffre est relativement stable depuis vingt ans. Avec un seuil de pauvreté à 50 % du niveau de vie médian, on compte 4 % de travailleurs pauvres et 1,2 million de personnes, chiffre qui lui aussi évolue relativement peu.

Comment peut-on être pauvre alors que le smic net mensuel (1 200 euros en 2019) est supérieur de 100 euros au seuil de pauvreté (1 102 euros en 2019) ? Pour comprendre le paradoxe, il faut comprendre comment l’Insee mesure les revenus en France. L’institut raisonne en termes de niveau de vie de l’ensemble du ménage. Un travailleur pauvre est une personne qui exerce un emploi, mais dont le niveau de vie – en prenant en compte les ressources de l’ensemble du ménage – est en dessous du seuil de pauvreté. Un salarié peut avoir une rémunération inférieure à ce seuil, mais ne pas être classé comme travailleur pauvre parce qu’il vit avec un actif bien mieux payé (et inversement).

Deux autres grands facteurs jouent. Le premier, c’est qu’une partie des actifs n’exercent pas à temps complet. À travail partiel, salaire partiel. Le seuil de pauvreté étant situé à environ 90 % du smic, passer sous ce niveau n’a rien d’exceptionnel. Ces actifs à temps partiel comprennent ceux dont la durée hebdomadaire du travail est inférieure à 35 heures, mais aussi ceux qui n’ont exercé que partiellement dans l’année, faute de pouvoir travailler. Le second facteur, c’est le travail à la tâche. Environ 10 % des emplois sont occupés par des non-salariés. Parmi les 2,1 millions de travailleurs pauvres, on trouve 570 000 indépendants. Certains n’exercent qu’une activité occasionnelle, mais une partie n’arrive tout simplement pas, malgré un investissement horaire important, à dégager un revenu suffisant. Plus de 10 % des indépendants gagnent moins de la moitié du smic annuel. Globalement, 18 % ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. L’Insee note qu’il s’agit souvent des plus jeunes ou des plus âgés et de femmes. Agriculteurs, artisans, commerçants, de nombreux métiers sont historiquement concernés. Même s’ils demeurent minoritaires dans l’ensemble, une partie des nouveaux travailleurs associés à une plateforme numérique viennent grossir ces chiffres.

Les retraités pauvres

Le deuxième ensemble de pauvreté paradoxale s’inscrit dans le prolongement du premier. Il s’agit des retraités. L’alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1946, qui fait toujours partie de notre corpus constitutionnel indique que la nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». Les retraités sont ces vieux travailleurs 1,4 million, soit 9,5 %, vivent au-dessous du seuil de pauvreté à 60 %, et 533 000, soit 3,6 % au-dessous du seuil à 50 %. Après une vie de labeur, on peut donc vivre dans une forme d’insécurité matérielle. Cela signifie que la nation ne remplit pas complètement sa promesse, sauf à considérer celle-ci dans une optique très restrictive.

Il ne faut pas faire preuve d’anachronisme. En 1946, la pauvreté des personnes âgées est massive. En milieu rural en particulier – la France reste un pays très agricole par rapport à ses voisins –, un grand nombre vivent dans le dénuement le plus total et des conditions de vie extrêmement dures. Si l’on prend du recul, la baisse de la pauvreté des personnes âgées constitue l’une des transformations majeures de la fin du XXe siècle.

Les raisons de la persistance de la pauvreté chez les personnes âgées sont, elles-aussi, plurielles. Pour partie, ce sont les mêmes que pour la pauvreté au travail : certaines personnes âgées arrivent à l’âge de la retraite avec de très faibles revenus du fait de bas salaires et de temps partiel, mais aussi de carrières incomplètes, notamment pour les femmes qui ont cessé leur activité. Leurs pensions sont très largement inférieures au seuil de pauvreté. Pour partie aussi, cette pauvreté résulte du fait que le minimum vieillesse (allocation de solidarité aux personnes âgées, touchée par 600 000 personnes) est inférieur au seuil de pauvreté : il s’élève à 900 euros, soit 200 euros de moins. Cette allocation ne suffit pas toujours, même si elle peut être complétée par une allocation logement, à sortir de la pauvreté. Par ailleurs, pour la toucher il faut avoir au moins 65 ans alors qu’une partie des travailleurs arrivent à l’âge de la retraite avant cela.

Les propriétaires pauvres

Le troisième groupe de pauvreté paradoxale est constitué de ceux qui disposent d’un certain niveau de patrimoine. Peut-on être riche en avoirs et pauvre en revenus ? En théorie, on peut disposer d’une bonne fortune mais n’en retirer que de faibles subsides. En pratique, c’est très rarement le cas. Dans ses données annuelles sur les revenus, l’Insee ne diffuse aucun élément sur le niveau de patrimoine : on ne peut pas dire avec précision quels sont les pauvres qui ont de l’argent de côté. On sait juste qu’en 2015, 91 % des ménages dont le niveau de vie était inférieur aux 10 % les plus pauvres avaient un patrimoine inférieur au patrimoine médian, 158 000 euros par ménage à l’époque. Inversement, cela signifie que 9 % du décile des plus pauvres disposaient de davantage que ce patrimoine médian. Rares, mais non inexistants.

L’Insee permet malgré tout de mesurer le taux de pauvreté au sein d’une partie de la population qui dispose d’un patrimoine immobilier, les propriétaires. De fait, on peut estimer qu’il existe une forme de paradoxe à détenir sa maison et disposer de revenus inférieurs au seuil de pauvreté. Là aussi, la situation est rare : 7,3 % des propriétaires ayant achevé de rembourser leurs emprunts et 5,2 % de ceux qui ont encore des remboursements sont considérés comme pauvres, au seuil de 60 %. Mais cela représente tout de même 2,5 millions d’individus, si l’on comprend toutes les personnes qui vivent sous le même toit.

Il est difficile d’en savoir plus. Avant toute chose, il faut noter qu’être « propriétaire » ne renseigne en rien sur la valeur du bien. Il peut s’agir de biens immobiliers qui n’ont quasiment aucune valeur sur le marché. Dans certains territoires, on peut encore devenir propriétaire pour 10 000 euros si l’on en croit les sites d’annonces en ligne. On peut imaginer qu’une partie des propriétaires pauvres ont reçu un bien en héritage et sont en difficulté financière une année donnée. Il peut s’agir d’indépendants dont l’activité a diminué ou qui déduisent des charges importantes de leurs revenus. Enfin, on peut aussi trouver dans ce groupe des personnes âgées qui, en dépit de très faibles revenus, ont réussi à épargner modestement ou à acheter avec l’aide de tiers.

Les cadres pauvres

Notre dernier ensemble de pauvreté paradoxale regroupe ceux qui, par leur position sociale, devraient échapper au besoin. Le taux de pauvreté frappe d’abord les ménages dont la personne de référence est non salariée. C’est dans ces catégories que les revenus sont les plus faibles et les plus précaires. Les taux de pauvreté sont très faibles parmi les cadres et les professions intermédiaires : ils atteignent respectivement 3,4 % et 5,9 %. Pour autant, ces groupes sociaux ne sont pas totalement à l’abri de situations difficiles : au total plus de 900 000 personnes sont concernées.

Comment expliquer ce phénomène, alors que les revenus de ces groupes sociaux devraient logiquement leur permettre de dépasser largement le seuil de 1 100 euros pour une personne seule ? Le salaire moyen d’un cadre supérieur est supérieur à 4 000 euros. Même après impôt, il devrait leur rester à la fin du mois largement plus que le seuil de pauvreté.

Plusieurs facteurs jouent. Il peut s’agir de jeunes diplômés qui occupent des fonctions d’encadrement mais de manière très précaire ou à temps partiel. Le salaire moyen des moins de 30 ans est de 2 600 euros mensuel et pour les néo-embauchés il peut être bien plus faible. Un jeune cadre ayant travaillé quelques mois et se retrouvant au chômage peut facilement toucher, en moyenne annuelle, moins de 1 000 euros mensuels, compte tenu des faibles niveaux d’indemnisation des demandeurs d’emploi. Même si son niveau est bien moins élevé, il existe bien une pauvreté au sein des classes moyennes et supérieures. Sans établir de hiérarchie dans la pauvreté, objectivement ces ménages sont en situation de déclassement plus grand que les autres. Pour eux, le décalage entre leurs aspirations que leur confèrent leurs études, leur emploi présent ou passé et la réalité est considérable.

Des déterminants de la pauvreté paradoxale

Pour partie, cette pauvreté paradoxale résulte de l’indicateur utilisé. Le seuil de 60 % du niveau de vie médian peut être considéré comme élevé (voir encadré), et adopter l’indicateur à 50 % en réduit nettement l’ampleur. Sans la faire disparaître pour autant. Avec raison, l’Insee prend en compte l’ensemble des revenus d’un ménage pour mesurer son train de vie : notre pauvreté paradoxale résulte pour partie du fait qu’au sein du couple les revenus peuvent être inégaux. N’oublions pas, à l’inverse, que ce mode de calcul rend invisible une partie de la pauvreté paradoxale : celle de très bas revenus, par exemple des jeunes.


Une pauvreté dé-mesurée

Être pauvre, c’est « manquer de ». À l’origine, le mot s’applique à une terre qui est peu fertile, qui donne peu. Aujourd’hui, le mot pauvreté désigne un état dans lequel la personne n’accède pas aux normes de consommation minimale d’une société donnée. En Europe, la pauvreté monétaire est mesurée de façon relative au niveau de vie médian. Toute personne dont le niveau de vie après impôts et prestations sociales n’atteint pas un certain seuil est considérée comme pauvre. La France a longtemps utilisé le seuil de 50 % du revenu médian mais depuis quelques années s’est alignée sur le seuil de 60 % du revenu médian (le plus commun en Europe). Celui-ci englobe une population très hétérogène, des plus démunis à des ménages de condition modeste. Ce choix est discutable : l’Observatoire des inégalités et l’OCDE continuent à utiliser le seuil à 50 % du niveau de vie médian. Il constitue l’une des explications à la pauvreté paradoxale. Entre le seuil de 60 % et celui de 50 %, le taux et le nombre de travailleurs pauvres comme le taux et le nombre d’enfants pauvres (les enfants vivant dans des ménages pauvres) sont ainsi divisés par deux. Pour le moins, un débat sur les indicateurs de la pauvreté devrait avoir lieu.

Un autre paradoxe : la pauvreté invisible des statistiques

Alors qu’une partie des pauvres ne le sont pas à première vue – c’est la pauvreté paradoxale – d’autres catégories sont très visiblement pauvres, mais n’apparaissent pas dans les statistiques de la pauvreté. C’est le cas, par exemple, des sans-domicile.

L’Insee, en effet, ne comptabilise pas systématiquement les personnes qui vivent dans la plus grande misère, dans des bidonvilles ou dans la rue. L’institut ne prend pas non plus en compte les personnes qui vivent en collectivité. En France, 1,34 million de personnes sont dans ce cas (données 2016). Or, une partie des personnes âgées qui habitent en maison de retraite disposent de très faibles revenus. Il faut y ajouter les étudiants vivant en cité universitaire, les immigrés qui vivent dans des foyers de travailleurs, etc. Parmi eux, rares sont ceux dont les revenus dépassent le seuil de pauvreté. Les étudiants qui vivent dans un logement indépendant de leurs parents (hors cité universitaire) sont aussi écartés. Cette population hétéroclite mélange de jeunes étudiants qui « galèrent », qui doivent travailler quelques heures en complément de leurs études, et d’autres aux conditions de vie nettement plus favorables du fait du soutien financier de leurs parents. L’essentiel des pauvres absents des statistiques vivent dans les départements d’outre-mer. On sait qu’une part non négligeable des habitants de ces territoires vit dans des situations sociales très difficiles.



LA PAUVRETÉ PARADOXALE : QUELQUES ILLUSTRATIONS


TAUX DE PAUVRETÉ SELON LE STATUT D’ACTIVITÉ EN 2019 (%)

Source : Insee.
Note : Il s’agit des taux de pauvreté à 60 % de la médiane des niveaux de vie.



TAUX DE PAUVRETÉ SELON LA COMPOSITION DU MÉNAGE EN 2019 (%)

Source : Insee.
Note : Il s’agit des taux de pauvreté à 60 % de la médiane des niveaux de vie.



TAUX DE PAUVRETÉ SELON LA CATÉGORIE SOCIOPROFESSIONNELLE EN 2019 (%)

Source : Insee.
Note : Il s’agit des taux de pauvreté à 60 % de la médiane des niveaux de vie.



TAUX DE PAUVRETÉ SELON LE STATUT D’OCCUPATION DU LOGEMENT EN 2019 (%)

Source : Insee.
Note : Il s’agit des taux de pauvreté à 60 % de la médiane des niveaux de vie.



  1. Voir Anne Brunner et Louis Maurin (dir.), Rapport sur la pauvreté en France, 2e édition 2020-2021, Observatoire des inégalités, novembre 2020. www.inegalites.fr
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/la-pauvrete-paradoxale.html?item_id=6823
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