Jean-Claude DRIANT

Professeur à l’École d’urbanisme de Paris.

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Chiffrer le mal-logement

La notion de mal-logement désigne différentes facettes des difficultés de logement. Comme la pauvreté, ce mal-logement est multidimensionnel, difficile à apprécier selon une source unique. Les limites inhérentes à la statistique publique n’empêchent pas un tableau de la situation et des évolutions.

Le souci de disposer d’éléments statistiques pour mesurer les situations de mal-logement est en France une préoccupation très ancienne 1 dont les développements contemporains remontent à la fin des années 1980, au moment où la montée de nouvelles inquiétudes sur le lien entre pauvreté et logement avait donné lieu à l’instauration d’un droit au logement, puis à la loi visant à sa mise en œuvre en 1990 2. Dans la foulée de ces textes et de la mise en place de politiques nationales et locales, deux démarches parallèles vont faire monter les enjeux de connaissance : la mise en place d’un groupe de travail sur la connaissance des sans-abri en 1993 au Conseil national de l’information statistique (Cnis) et la préparation du premier rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France publié en 1996. Le rapport du Cnis a donné le coup d’envoi à un ensemble de travaux pionniers, menés notamment à l’Institut national d’études démographiques (Ined) 3, puis à la première enquête de l’Insee sur les personnes sans domicile en 2001. Quant à la Fondation Abbé Pierre, elle a publié en février 2022 son 27e rapport annuel sur le mal-logement.

Une deuxième vague de travaux, dépassant le strict champ des personnes privées de domicile, s’engage à la fin des années 2000 à l’initiative de l’Insee qui crée en 2007, avec des représentants des institutions nationales du logement, le groupe « situations marginales de logement », qui publie en mai 2009 un rapport très documenté sur le sujet 4. En 2010, c’est à la demande du secrétaire d’État chargé du Logement, Benoist Apparu, qu’est créé un nouveau groupe de travail du Cnis, dont le rapport sort en 2011 5, quelques mois après la publication par l’Insee des résultats d’un chiffrage des situations difficiles de logement, également demandé par Benoist Apparu dans une démarche de défiance à l’égard de celui de la Fondation Abbé Pierre.
Enfin, après quelques initiatives consacrées à l’étude des conditions de logement des ménages à faibles ressources, c’est au tour de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) de consacrer son dernier rapport annuel au mal-logement en 2018 6.

Cet ensemble de travaux met en relief les nombreuses difficultés du chiffrage de situations qui résistent aux contours des nomenclatures statistiques classiques, notamment marquées, s’agissant du logement, par la notion de ménage, qui suppose de disposer d’une résidence principale. D’autres obstacles apparaissent lorsqu’il s’agit d’approcher des conditions d’habitat se situant parfois à la limite de la légalité. Rappelons enfin que la statistique se définissant comme la science des grands nombres, elle peine souvent à chiffrer des réalités à la fois diverses et, heureusement, très minoritaires. Au-delà de ces considérations principalement techniques, se pose la question centrale de la définition de la notion de mal-logement et même de sa pertinence statistique. Après avoir posé les termes de ce débat, nous tracerons les contours de son acception actuelle et montrerons les principales limites qu’oppose la statistique publique à sa connaissance.

Les ambiguïtés d’une notion normative

Le rapide état des lieux qui précède rappelle, en creux, une certaine résistance que les acteurs de la statistique publique manifestent à l’égard du terme même de « mal-logement ». Le recours à des formulations plus neutres telles que « situations marginales par rapport au logement » ou « avoir des conditions difficiles de logement », dominant dans les publications de l’Insee ou de l’Ined en fournit l’illustration. Cette terminologie vise à éviter des jugements de valeur que l’on pourrait résumer à des approches purement manichéennes différenciant le bien du mal. Plus simplement, évoquer le mal-logement correspondrait à une approche normative que la statistique officielle cherche à éviter. Il peut en aller de même pour des instances officielles telles que l’ONPES, qui n’a utilisé le terme pour son rapport qu’à condition d’y ajouter une référence aux personnes concernées (les « mal-logés ») et d’en expliciter le sens dans un long prologue explicatif.

Il est vrai que sur ce plan la littérature française se singularise des usages répandus ailleurs en Europe, où s’est imposé le terme anglais de homelessness, qui repose sur des constats de privations (de toit, de titre, de confort, d’espace, etc.) et dont l’analyse des composantes a été systématisée en Europe sous l’impulsion de la Feantsa 7 par la grille Ethos 8.

Le terme de mal-logement apparaît dans le premier rapport de la Fondation Abbé Pierre sans pour autant être réellement défini. La première tentative de définition n’apparaît qu’en 2000 et le premier essai de chiffrage date de 2004.

Quant au rapport du Cnis de 2011, il utilise le terme en référence à la commande du secrétaire d’État, qui écrivait dans sa lettre de mission que « la définition des moyens d’intervention appropriés et efficaces […] suppose une connaissance plus objective et plus précise de l’ampleur et des composantes du phénomène du mallogement ». Ces propos présentent l’intérêt de lier explicitement la connaissance à un objectif d’action publique, en lien avec la mise en œuvre du droit au logement.

Le mal-logement est donc d’abord un concept normatif à fonction politique qui désigne ce que l’on se donne pour objectif de résorber.

Cela n’est pas exempt d’ambiguïtés s’il s’agit de le définir et de le chiffrer. Il est en effet relatif dans l’espace (il renvoie à un contexte national et de développement) et dans le temps. Manquer du confort sanitaire de base ne signifie pas la même chose dans la France de 2022, où presque tous les logements sont équipés, qu’en 1968, où 45 % des résidences principales n’avaient pas de W.-C intérieur. Son périmètre peut s’élargir : l’introduction en France, dans le courant des années 2000, du concept de précarité énergétique le confirme. L’évolution des contextes et des cibles des politiques publiques fait donc varier les contours d’une notion qui, par ailleurs, impose des critères de définition « raisonnables » qui éviteront que, malgré les aspirations légitimes à un confort maximisé, la majorité des ménages se trouve qualifiée de mal-logée. Ajoutons enfin le risque de confusion entre des situations marginales d’habitat choisies et ce qui serait considéré comme devant être résorbé par l’action publique. Cet ensemble d’arguments montre à quel point les contours de la notion peuvent être incertains et discutables. Il montre aussi à la fois la difficulté et l’importance de l’enjeu d’un chiffrage comme alerte adressée aux politiques publiques et comme feuille de route pour leur pilotage.


LES CHIFFRES DU MAL-LOGEMENT SELON LA FONDATION ABBÉ PIERRE (POUR 2021)

Source : Fondation Abbé Pierre, « L’état du mal-logement en France », 2022.


Une acception du mal-logement : la Fondation Abbé Pierre

Le format de la présente contribution ne permet pas de dresser un panorama complet des différentes tentatives de chiffrage du mal-logement. Celle de la Fondation Abbé Pierre reste la référence la plus fréquemment citée. Elle a imposé le terme dans le débat public 9. Elle peut donc servir de fil conducteur à l’explicitation de ses composantes et de ses limites. Ce tableau sert aujourd’hui de référence courante à l’idée qu’il y a en France un peu plus de quatre millions de personnes mal-logées. Le premier mérite de ce chiffrage est d’avoir dépassé le strict champ des personnes privées de logement pour étendre la notion à celles qui sont logées de façon autonome, mais dans de mauvaises conditions.

L’essentiel du chiffrage repose sur deux rubriques principales.

La première s’attache à chiffrer la privation de domicile personnel. Elle cumule en fait trois sous catégories : celle des personnes sans domicile (à la rue, en hébergement institutionnel, dans des centres d’accueil pour demandeurs d’asile, etc.), celle des personnes habitant dans des lieux considérés comme inadéquats (habitation de fortune, chambres d’hôtel) et surtout celles qui sont hébergées chez des tiers de façon contrainte, qui représentent 60 % de l’ensemble. Les contours de cette dernière catégorie donnent lieu à des débats très documentés dans le rapport de l’ONPES de 2018. Ils illustrent les difficultés de la fixation de la norme et de la frontière qui sépare une situation acceptable d’une autre qui ne le serait pas. C’est ainsi que l’Insee chiffre l’hébergement contraint à 436 900 personnes, 200 000 de moins que la Fondation. La source de la mesure est la même, mais les critères de définition de la contrainte varient. Les trois quarts de l’écart viennent du fait que, contrairement à la Fondation, l’Insee ne considère pas comme contraints les enfants du ménage âgés de plus de 26 ans, non étudiants, et n’ayant pas décohabité en raison de difficultés financières d’accès au logement.

La deuxième rubrique, plus classique, recouvre plus des deux tiers de l’ensemble des personnes mal logées. Elle cumule celles qui vivent en surpeuplement accentué, c’est-à-dire à qui il manque au moins deux pièces par rapport à la norme de peuplement « normal » définie par l’Insee, et celles vivant dans des logements privés de confort. Le chiffrage de cette dernière catégorie souffre des difficultés du système statistique français à mesurer le confort du logement. La présence ou l’absence d’équipement sanitaire (eau courante, W.-C, baignoire ou douche) ou de chauffage s’avèrent insuffisants pour évaluer des situations telles que l’insalubrité ou la fragilité structurelle des immeubles. La Fondation ajoute donc à ces critères classiques l’absence de coin cuisine et l’existence de façades très dégradées présentant des fissures profondes. L’Insee propose pour sa part, avec la même source, une mesure du nombre de logements affectés par au moins deux défauts « graves » sur une liste de 12 touchant 3,4 % de résidences principales, soit près de 955 000 ménages, chiffre légèrement supérieur à celui de la Fondation, mais ce ne sont pas nécessairement les mêmes.

S’ajoutent à ces rubriques principales deux chiffres issus d’institutions spécialisées, la Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les gens du voyage (Fnasat) et la Commission interministérielle pour le logement des populations immigrées (Cilpi).

Richesse et limites de l’enquête logement de l’Insee

Outre ces deux sources institutionnelles, une donnée issue du recensement (les habitations de fortune) et une estimation assez composite élaborée par la Fondation (les personnes sans domicile, qui inclut notamment les résultats de la deuxième enquête de l’Insee sur les personnes sans domicile en 2012, l’essentiel des données du tableau du mal-logement (85 % des personnes comptabilisées) provient de l’enquête logement de l’Insee.

Il s’agit d’une enquête portant sur un échantillon national représentatif de plus de 33 000 ménages. Le grand nombre de variables et la qualité de l’enquête en font la source principale de la plupart des études sur les conditions de logement en France 10.

Elle présente toutefois deux défauts majeurs. D’une part son caractère strictement national, qui interdit toute approche territorialisée (à l’exception de l’Île-de-France pour laquelle l’échantillon est renforcé), ce qui oblige, pour les études à portée locale, à avoir recours à d’autres sources, composites, partielles ou statistiquement fragiles. D’autre part, son coût élevé, qui conduit les institutions qui la financent (principalement le ministère du Logement) à repousser toujours plus ses millésimes. Les chiffres disponibles en 2022 sont encore tirés de l’enquête de 2013, avec près de dix ans de retard. Les lignes du tableau de la Fondation Abbé Pierre tirés de l’enquête n’ont pas varié depuis le rapport de 2016. Un nouveau millésime, qui devait être mené en 2020, a été très perturbé par la crise sanitaire du Covid 19 et ne devrait donner ses premiers résultats que fin 2022.

La Fondation Abbé Pierre ajoute à son chiffrage principal un second tableau comptabilisant les « personnes fragilisées par rapport au logement ». Ses contours ont varié au cours du temps et les sources pour le renseigner ont évolué pour ne plus mobiliser, depuis 2016, que l’enquête logement de 2013, source unique qui permet d’éviter les doubles-comptes. Ce second chiffrage aboutit à un total de 12,1 millions de personnes, incluant notamment les personnes à revenus modestes en surpeuplement modéré (à qui il manque une pièce par rapport à la norme), celles ayant eu froid dans leur logement pour des raisons de précarité énergétique ou en situation d’effort financier excessif, ou encore les propriétaires occupants vivant dans une copropriété en difficulté.

Ce tableau complémentaire permet d’étendre la notion de mal-logement à des composantes moins habituelles, mais témoignant de difficultés réelles pour les ménages concernés. Toutefois, outre, une nouvelle fois, la question de la fixation des normes acceptables et la dépendance à l’égard d’une source ancienne, il illustre les difficultés de la statistique publique à mesurer efficacement des thématiques entrées plus récemment dans le viseur des politiques publiques. 11



  1. René Ballain et Claude Jacquier, Politique française en faveur des mal-logés (1945-1985), ministère de l’Équipement, 1987.
  2. Dans sa version actuelle, le droit au logement est institué par l’article Ier de la loi du 6 juillet 1989 sur les rapports locatifs. La loi dite Besson du 31 mai 1990 énonce les mesures visant à le mettre en œuvre.
  3. Sur ces premiers travaux, voir Maryse Marpsat et Jean-Marie Firdion (dir.), La rue et le foyer. Une recherche sur les sans-domicile et les mal-logés dans les années 1990, PUF, 2000.
  4. Maryse Marpsat (dir.), Les situations marginales par rapport au logement. Méthodes et sources statistiques publiques, Document de travail de l’Insee, 2009. www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/1380775/doc %20F0903.pdf
  5. Cnis, « Le mal logement », rapport no 126, juillet 2011. www.cnis.fr/wp-content/uploads/2017/10/RAP_2011_126_mal_logement.pdf
  6. ONPES, « Mal-logement, mal-logés », rapport 2017-2018. www.onpes.gouv.fr/IMG/pdf/onpes_ra2017_web.pdf
  7. Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri. www.feantsa.org.
  8. European Typology of Homelessness and Housing exclusion. La traduction française d’ homelessness sur le site de la Feantsa est « l’exclusion liée au logement ».
  9. Pour quelques débats autour des chiffres de la Fondation Abbé Pierre voir, sur le site Telos, la note d’Olivier Galland, « Chiffres militants : réponse à la Fondation Abbé Pierre » (9 avril 2018) et la réponse de Manuel Domergue, « À propos des chiffres du mal-logement. Une réponse à Olivier Galland » (9 mai 2018). www.telos-eu.com/fr/societe/chiffres-militants-reponse-a-la-fondation-abbe-pie.html et www.telos-eu.com/fr/societe/a-propos-des-chiffres-du-mal-logement-une-reponse-.html
  10. Anne Laferrère, Erwan Pouliquen et Catherine Rougerie, Les conditions de logement en France, Insee références, 2017. www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/2586377/LOGFRA17.pdf
  11. Sur les évolutions, dans le temps, des deux principales catégories suivies par la Fondation Abbé Pierre, voir la note Telos de Julien Damon, « Mal logement : la crise est devant nous » (10 mars 2021). www.telos-eu.com/fr/societe/mal-logement-la-crise-est-devant-nous.html
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/chiffrer-le-mal-logement.html?item_id=6820
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