Jean-Claude DRIANT

Professeur à l’École d’urbanisme de Paris.

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Les besoins enlogements neufs. Méthodes et controverses

La question des besoins en construction de logements se révèle éminemment politique et technique. En la matière, les projections reposent sur des jeux d’hypothèses combinant notamment changements démographiques et évolutions du parc actuel de logements. Aux approches nationales s’ajoutent les démarches territoriales afin d’envisager ce qui, localement, sera à construire.

Le terme de « besoins en logements », d’usage courant chez les acteurs du secteur, relève du registre des politiques publiques. Il s’agit d’une notion normative qui repose sur le fait que nous considérons qu’il est nécessaire que tout le monde soit logé, et « bien logé », et qu’il faut se donner les moyens d’y parvenir. À ce titre, la satisfaction des besoins en logements renvoie à la capacité de l’offre (neuve ou non) à permettre à tout un chacun de se loger décemment et d’adapter ses conditions de logement à tous les moments de l’existence en fonction de la composition de son ménage, de ses moyens, de ses aspirations et de son lieu de vie.

Cette approche globale de la satisfaction des besoins doit reposer sur la combinaison de la capacité du stock existant à répondre aux besoins avec celle de la production neuve à dynamiser l’ensemble du système (contribution de l’offre neuve à la facilitation des parcours résidentiels, mobilité dans le parc social, offre abordable, etc.). Une telle approche est nécessairement locale : les dynamiques démographiques varient d’un territoire à un autre, la capacité du stock à accueillir aussi (les prix, les loyers, la qualité). Réfléchir à la production neuve dans cette acception suppose de ne pas parler que de « combien » de logements construire, mais aussi et surtout de « où » et « lesquels » (prix, statut, typologie, etc.).

C’est donc un concept beaucoup plus vaste que ce qui est couramment énoncé comme le besoin de construction de logements neufs, également appelé « demande potentielle de logements neufs » dans la terminologie statistique officielle. Il s’agit là d’évaluer le nombre de logements neufs qu’il faut construire annuellement pour répondre à l’accroissement de la demande et au renouvellement du parc. C’est à cette notion restrictive que nous consacrons cet article.

Débats et controverses sur les enjeux de la construction neuve

Le débat sur le besoin de construction neuve est fortement relancé depuis le début des années 2020, alimenté par les inquiétudes des milieux professionnels de l’habitat et de la construction. Ces derniers font face au cumul d’une situation conjoncturelle défavorable à la production depuis 2018-2019 et d’un mouvement plus structurel de mise en cause de la pertinence d’un niveau de production élevé, dont l’essentiel de l’argumentaire repose sur des considérations écologiques.

À l’échelle nationale, le nombre de logements commencés connaît une tendance baissière depuis 2018 (436 600 en 2017, 376 200 en 2022, soit – 14 %, baisse encore plus forte si on ne compte que les logements en immeubles collectifs : de 211 300 à 177 300, soit un recul de 16 %). Les perspectives finales pour 2023 sont encore plus mauvaises, avec sans doute à peine 300 000 mises en chantier.

Promoteurs privés et bailleurs sociaux s’en inquiètent, mais semblent parfois surjouer un alarmisme qui repose sur un recul qui reste relatif. En effet, la baisse de la construction observée s’appuie souvent sur la référence à une année record.

Au-delà de ce qui peut apparaître comme une tendance conjoncturelle due aux conséquences économiques du contexte géopolitique, apparaissent des signaux, sans doute plus forts et argumentés, d’une remise en cause d’un rythme élevé de construction neuve.

Une première catégorie d’arguments relève de la problématique écologique et de la lutte contre le changement climatique. Elle repose à la fois sur le bilan carbone du secteur du bâtiment et sur l’enjeu de nonartificialisation des sols. Par exemple, dans l’objectif d’atteindre une société décarbonée en 2050, le scénario le plus ambitieux développé par l’ADEME repose en premier lieu sur une « réduction drastique du nombre de constructions neuves 1 », laquelle serait rendue possible par une réduction de la vacance et du nombre de résidences secondaires, ainsi que par une « meilleure occupation des logements ». Ce scénario extrême conduirait à une production totale de quatre millions de logements entre 2015 et 2050, soit une moyenne annuelle de moins de 115 000 unités. Un tel argumentaire est développé quasiment à l’identique par plusieurs think tanks influents 2.

Outre l’extrême ambition de ces scénarios, qui n’énoncent jamais les modalités et les moyens réels de leur mise en oeuvre ni leurs conséquences en matière d’emploi dans le secteur du bâtiment, ils ont pour point commun de souligner l’importance d’un renouveau des capacités de récupération et de recyclage du parc existant et d’insister sur une transformation de l’acte de construire pour le rendre plus économe en ressources et en émissions.

Parallèlement à cet argumentaire écologique, l’hypothèse d’un ralentissement de la croissance du nombre de ménages vient alimenter les critiques d’une logique productiviste. Les travaux récents du Service des données et études statistiques (SDES) du ministère de la Transition écologique 3, avec une première projection officielle du nombre de ménages depuis 2012, indiquent, dans leur scénario central, qu’on passerait d’un accroissement annuel de 248 000 ménages entre 2008 et 2017, à 215 000 entre 2018 et 2030, puis à 86 000 entre 2030 et 2050.

Cet ensemble d’arguments éloigne le débat sur les enjeux annuels de construction neuve de l’objectif des 500 000 logements mis en avant au milieu des années 2000 et repris politiquement pendant la mandature de François Hollande. On conçoit qu’il puisse inquiéter, pour des raisons diverses et complémentaires, les acteurs de l’industrie de la construction, de la promotion immobilière et du logement social.

Cela justifie en tout cas de refaire le point sur la façon dont les projections de ces besoins de construction neuve sont élaborées et les débats méthodologiques que cela suscite

Les bases « classiques » de l’exercice de projection

La prise en compte très inégale d’un déficit à résorber

La mesure des besoins en construction neuve en France trouve son origine en 1950 avec les travaux du démographe Louis Henry et a, depuis, régulièrement donné lieu à des réflexions, des mises à jour et des modernisations, justifiées à la fois par l’évolution du contexte immobilier, les inflexions des politiques du logement et les améliorations de l’outillage statistique.

La démarche repose sur des projections assorties de scénarios dont le résultat est un nombre de logements neufs à construire chaque année pour répondre à l’accroissement de la demande (d’où le terme de « demande potentielle »). Le dernier exercice officiel en date est le travail d’Alain Jacquot en 2012 au Commissariat général au développement durable (CGDD) 4. Depuis cette date, ce sont des travaux d’initiative privée qui sont venus alimenter le débat, sans remettre en cause fondamentalement les principes méthodologiques traditionnels.

Avec quelques variantes de vocabulaire et de concepts, l’évaluation de la demande potentielle de logements neufs repose sur la somme de quatre composantes :

  • la projection de l’accroissement moyen annuel du nombre de ménages, qui repose elle-même sur des hypothèses d’accroissement de la population totale et d’évolutions des modes de cohabitation ;
  • une hypothèse d’accroissement du nombre de résidences secondaires, sur la base des constatations des années précédentes ;
  • une hypothèse d’accroissement du nombre de logements vacants nécessaire à la fluidité du système ;
  • une hypothèse de renouvellement du parc, reposant également sur les constats des nombres d’apparitions et de disparitions de logements au cours des années précédentes.

Il s’agit donc, dans tous les cas, de projections fondées sur l’observation du passé et auxquelles sont affectées, pour le volet démographique, des hypothèses de soldes migratoires, d’espérance de vie et de modes de cohabitation.

Le tableau 1 reprend les principaux résultats de trois démarches de calcul : celle d’Alain Jacquot en 2012, celle du géographe et démographe Gérard-François Dumont 5 et celle de la junior entreprise de l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP) pour la Fédération des promoteurs immobiliers (FPI) 6.

On notera que les projections d’accroissement du nombre de ménages sont assez proches. Celle de Gérard-François Dumont, fondée sur des projections de population plus récentes, est légèrement inférieure à celle d’Alain Jacquot. Celle de l’ESCP reprend le rythme de croissance observé pour la période précédente.

S’agissant des hypothèses de besoin de renouvellement du parc, les trois études reprennent le chiffre de 50 000 par an énoncé par le travail d’Alain Jacquot. Il s’agissait alors d’une hypothèse explicitement volontariste, comportant un objectif de 20 000 logements démolis dans le cadre des politiques de renouvellement urbain. Une étude en cours au SDES, fondée sur l’observation des mouvements réels dans le parc au cours des dernières années, pourrait donner des résultats nettement inférieurs.

Enfin, s’il est effectivement probable, au vu de l’expérience de ces vingt dernières années, que l’accroissement du nombre de résidences secondaires et de logements vacants soit supérieur aux estimations anciennes, il semble que l’estimation des étudiants de l’ESCP soit exagérément élevée, du fait d’une surestimation des besoins générés par la vacance structurelle des territoires très détendus.

Rappelons, pour être complet, l’étude de l’université Paris Dauphine publiée en 2006 par L’Observateur de l’immobilier7 et qui, la première, évoquait l’objectif de construire 500 000 logements par an. Elle reposait principalement sur une correction majeure des hypothèses de l’INSEE en matière d’accroissement du nombre de ménages. Alors que l’INSEE prévoyait en 2001 une hausse moyenne de 171 000 ménages par an entre 2010 et 2020, l’étude corrigeait cette projection à hauteur de 314 000 ménages par an. Rétrospectivement, les recensements montrent une augmentation moyenne réelle de 248 000 ménages par an entre 2008 et 2019, presque exactement à mi-chemin des deux scénarios et qui correspond au scénario central des projections de 2012.

La prise en compte très inégale d’un déficit à résorber

Certaines analyses portant sur les besoins de construction neuve ajoutent aux hypothèses de croissance l’idée de la nécessaire résorption d’un déficit accumulé au cours des périodes antérieures. C’était évidemment le cas des travaux fondateurs de Louis Henry, au début des années 1950, qui estimait le retard accumulé depuis 1914 à 3,9 millions de logements.

Dans les analyses contemporaines, le terme même de déficit n’apparaît pas dans l’analyse d’Alain Jacquot, qui repose sur le postulat de l’adéquation quantitative du stock de logements à l’instant T de l’analyse. Ce sont les travaux de Michel Mouillart qui constituent les premières analyses contemporaines à intégrer l’objectif de résorption d’un déficit. Il évoquait en 2008 un déficit accumulé, principalement au cours des années 1990, de 900 000 logements 8, déficit accru par quelques années récentes de basses eaux et atteignant désormais, selon l’auteur, 1,1 million de logements. Ajouté à des projections proches de celles établies par ailleurs, le rattrapage de ce déficit serait la justification principale du maintien d’un objectif de 500 000 logements par an.

Intégrer cette idée de résorption d’un déficit dans l’estimation du besoin de construction neuve suppose toutefois de démontrer et de chiffrer sa réalité. Nos tentatives à ce jour n’y sont pas parvenues 9. Ajoutons que cette perspective de résorption d’un déficit suppose implicitement que les logements supplémentaires vont être intégralement affectés à cet objectif. Or on est loin, dans les faits, d’une affectation optimale des logements neufs.

On le voit, le débat est loin d’être clos. Le Conseil national de la refondation consacré au logement a fait de la création d’un « nouvel outil pour mieux évaluer la demande », comportant une déclinaison territorialisée d’objectifs de nouveaux logements, une de ses propositions phares. De son côté, le Conseil national de l’habitat a produit, à la fin de 2023, un rapport très détaillé et des propositions importantes sur le sujet 10. La mise en oeuvre de ces propositions sera peut-être l’occasion de lancer un processus de concertation entre les acteurs du secteur, permettant d’échanger autour d’un cadre de calcul faisant consensus, quitte à proposer des scénarios contrastés et à en tirer une véritable réflexion politique sur les inflexions à donner aux tendances observées.

Un nouvel outil de projection territorialisé : OTELO 11

En l’absence de projection nationale officielle de la demande potentielle depuis 2012, une initiative menée depuis 2017 a réveillé l’intérêt pour la démarche. OTELO (Outil pour la territorialisation de la production de logements), porté par la Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN) et le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA), vise à faciliter l’estimation des besoins en logements dans les territoires.

Il est mis gratuitement à disposition des collectivités, des services déconcentrés de l’État et d’organismes publics et parapublics, ainsi que des bureaux d’études mandatés. Il a été conçu pour accompagner l’élaboration des volets habitat des principaux documents d’urbanisme (programme local de l’habitat, schéma de cohérence territoriale, plan local d’urbanisme intercommunal, etc.). OTELO se fixe pour objectif d’outiller les acteurs locaux dans cet exercice. Pour ce faire, il comprend plusieurs composantes :

  • une méthodologie nationale d’évaluation des besoins en logements ;
  • des ensembles d’indicateurs prêts à l’emploi à l’échelle des établissements publics de coopération intercommunale (à ce stade hors de l’Île-de-France et de l’outre-mer) ;
  • un outil Web d’aide à la mise en oeuvre des estimations ;
  • un dispositif d’accompagnement des utilisateurs.

OTELO a pour principale spécificité de proposer une évaluation du besoin comprenant deux composantes :

  • un besoin dit « en flux », issu des évolutions à venir du territoire en matière de démographie et d’évolution du parc de logements. L’outil permet actuellement de se projeter jusqu’en 2050. On est ici très proche de la démarche classique d’évaluation de la demande potentielle de logements neufs ;
  • un besoin dit « en stock », issu des situations de mal-logement sur le territoire à l’instant T. Ce second volet, largement normatif, propose aux territoires de définir, parmi des situations mesurées localement, lesquelles doivent donner lieu à une production de logements supplémentaires.

Le besoin en logements total sur le territoire est donc égal au besoin en stock auquel on additionne le besoin en flux.

  1. https://transitions2050.ademe.fr/generation-frugales
  2. Négawatt, The Shift Project, Pouget Consultants (2022), Construction neuve et rénovation : les points communs des scénarios ADEME, négaWatt, The Shift Project et Pouget Consultants / Carbone 4, note présentée lors du Grand Défi écologique, la première biennale de l’ADEME, le 29 mars 2022.
  3. https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/projections-du-nombre-de-menages-horizon-2030-et-2050-analyse-des-modes-de-cohabitation-et-de-leurs
  4. https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2018-10/LPS%20135.pdf. Voir aussi : Alain Jacquot, « Combien de logements construire chaque année ? », Constructif, no 32, juin 2012, http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-6/combien-de-logements-construire-chaque-annee.html?item_id=3192.
  5. https://institut-thomas-more.org/wp-content/uploads/2023/03/202212-RapportPopulationAvenir.pdf
  6. Anaëlle Bedo et Jean-Baptiste Rochet, Étude sur le besoin de logements neufs en France, ESCP Junior Conseil pour la Fédération des promoteurs immobiliers, 2023.
  7. Université Paris Dauphine, « Demande de logement : la réalité du choc sociologique », L’Observateur de l’immobilier, revue du Crédit foncier, numéro hors-série, novembre 2006.
  8. Michel Mouillart, « Des besoins durablement élevés », Constructif, no 18, novembre 2007. http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-11/des-besoins-durablement-eleves.html?item_id=2803.
  9. Jean-Claude Driant, « La crise du logement vient-elle d’un déficit de constructions ? » L’économie politique, no 65, 2015, pp. 23-33. https://www.cairn.info/revue-l-economiepolitique-2015-1-page-23.htm.
  10. Voir le rapport du groupe de travail du Conseil national de l’habitat, Analyse des besoins en logement. Rapport de synthèse des travaux, octobre 2023.
  11. Ce descriptif d’OTELO est extrait de l’article d’Olivier Dupré et Luc Bercegol pour politiquedulogement.com en janvier 2024.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-3/les-besoins-enlogements-neufs-methodes-et-controverses.html?item_id=7890
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